lundi 13 mars 2023

Ça fait reset

Il faudrait que nous proposions au Piotr Ilitch Tchaïkovsky du XXIe siècle de composer une oeuvre symphonique telle qu'Ouverture 1812 mais cette fois-ci non pour saluer la déroute napoléonienne en Russie mais bien pour rendre hommage au French Flair particulièrement épanoui qui nous enflamma, samedi : puisqu'on y entend à plusieurs reprises surgir une Marseillaise, autant la placer dans le sens du succès tricolore. Ou mieux encore, trouver l'équivalent contemporain de Ludwig van Beethoven pour transformer sa Victoire de Wellington en Triomphe de Twickenham.
A la question que me posait judicieusement le blogueur Christophe Bedou - commentaire qui fut la première source d'inspiration de cette chronique - concernant la place que pourrait occuper cet exploit dans le top 10 des matches mythiques traités dans L'Anthologie des Bleus, je ferais disparaître la rencontre du 27 mars 1965 à Colombes quand les Tricolores du capitaine Michel Crauste disposèrent des Gallois (22-13) et les privèrent d'un Grand Chelem. La parfaite illustration du "jeu à la Française" initié cinq ans plus tôt et alors personnifié par les frères Boniface, Jean Gachassin, Jos Rupert, André Herrero, Benoît Dauga et Walter Spanghero, est aujourd'hui non pas remplacée mais relevée par le 11 mars 2023. Si j'en crois la presse anglaise, les héros ovales se nomment désormais Thomas Ramos, Damian Penaud, Antoine Dupont, Grégory Alldritt, Charles Ollivon et Thibaud Flament.
Considérant la vie comme un éternel renouvellement, les Kings de Twickers sont entrés de plain-pied et les mains pleines dans l'Histoire. Leurs visages nous accompagneront chaque fois que nous évoquerons un quelconque accomplissement tricolore. A moins que le 28 octobre 2023, au Stade de France, ils parviennent à soulever le trophée Webb-Ellis. En effet, seul ce couronnement tant attendu supplantera le magnifique succès qu'ils ont obtenu, samedi dernier, dans ce jardin anglais.
Souvenez-vous du 0-51 à Wembley en 1998 face aux Gallois de Neil Jenkins, réduits à l'état de piétons : cette prouesse, clé d'un Grand Chelem, n'a pas tenue longtemps. Tout comme le 16-51 d'Edimbourg, cette même année. Sauf que là, nous parlons du Temple et des sept essais français qui y furent déposés... Rien que pour ce double symbole, ce Crunch mérite une place de choix au chapitre des hauts faits tricolores. Seul le temps nous dira ensuite s'il est susceptible d'y rester.
Comme leurs glorieux aînés, les coéquipiers d'Antoine Dupont ont hurlé : "On attaque à la sortie du couloir" en quittant le vestiaire de Twickenham avant de relancer dès réception du coup d'envoi. L'essai de Thomas Ramos - modèle à montrer dans toutes les écoles de rugby - témoigne de cette envie : récupération, utilisation, transformation, finition. Le fameux "bonheur total" dont parlait André Boniface en 1965 ne serait-il pas dans les larmes du coach Galthié au coup de sifflet final ?
Richard Astre, avec lequel j'échange régulièrement, insistait au lendemain de ce match record sur la qualité du travail effectué par l'ensemble du rugby français, et pas seulement le staff tricolore, en associant à la fortune tricolore le large succès des Bleuets (7-42) - cinq essais à rien - sur leurs homologues anglais, la veille du Crunch. Effectivement, avec les piliers Louis Penverne (La Rochelle) et Zaccharie Affane (Bordeaux-Bègles), le deuxième-ligne Posolo Tuilagi (Perpignan), le demi de mêlée Baptiste Jauneau (Clermont) et les centres Emilien Gailleton (Pau) et Nicolas Depoortere (Bordeaux-Bègles), la relève pousse déjà derrière l'actuelle génération bleue qui, encore toute éblouie par sa récente réussite, n'a pas fini d'exploiter son potentiel. Il faut ici saluer le choix visionnaire et courageux de Didier Retière, alors DTN, de replacer la formation dans les académies de clubs et non plus à Marcoussis.
Face aux Gallois qui peuvent sauver leur Tournoi à Saint-Denis, s'avance samedi pour les Coqs en stock la conclusion d'un Six Nations à suspense mais dont on ne voit pas comment il peut échapper, Grand Chelem à la clé, aux Irlandais de Jonathan Sexton, capables d'enserrer leur légendaire Fighting Spirit dans un jeu clinique qui fait d'eux, aujourd'hui, la première nation au classement mondial World Rugby devant la France, la Nouvelle-Zélande et l'Afrique du Sud.
Parmi les victorieux à Twickenham, j'en connais quelques-uns qui ont versé leur larme, samedi dernier, à l'issue de cette "journée parfaite" qu'évoquait Fabien Galthié en laissant lui aussi couler sa joie. Il y a quelques années de cela, Philippe Sella me confiait, alors que je rédigeais sa biographie : "Un joueur ne peut pas se considérer international s'il n'a pas joué au moins une fois à Twickenham", ce qui réduit considérablement le panel tricolore. Ce géant aux 111 sélections ne précisait pas qu'il fallait y gagner, et avec panache, pour étoffer ses rêves.

mercredi 8 mars 2023

Dans le Temple

C'est à partir de ce stade que furent imaginées dès 1909 les enceintes rugbystiques à venir. Ses dimensions font référence : soixante-dix mètres de large, un peu plus de cent de long. Cent deux, très exactement. Soit la différence entre un essai accordé et un autre refusé. Une herbe grasse tondue plus haut que la moyenne : une affaire d'inch, au millimètre près. A proximité de Greenwich, on ne badine pas avec les mesures.
Il y a toujours une première fois. Professionnellement, ce fut à l'automne 1988 pour Angleterre-Australie et les débuts de capitaine d'un dénommé Will Carling, diplômé de psychologie. Les sièges de Twickenham n'étaient plus en bois mais il en restait des vestiges, tout en haut, dans l'ancienne tribune télé et radio collée au toit, dans l'axe de la ligne médiane. Mais le cadre était nettement moins émouvant que l'Arms Park de Cardiff, même rebaptisé à cette époque-là National stadium, nappé de chœurs d'hommes descendus des vallées de la Rhonda.
Située plus en amont, ma première visite, adolescent, dans ce lieu habité par l'esprit des origines garde le goût du single malt par un samedi de septembre 1977. Mon copain Joël, bassiste du groupe de rock que nous avions fondé avec Eric et Freddie, m'avait entraîné à Londres - London calling - et nous logions, lycéens, chez sa cousine, chanteuse d'opéra qui nous réveillait tôt le matin au son de ses vocalises.
En lisant The Times, j'avais découvert que se disputerait une rencontre de rugby annoncée exceptionnelle entre les Lions britanniques et les Barbarians. Nous étions parvenus à acheter deux tickets - pas bon marché - à la dernière minute, et nous voici dans le train en direction de la banlieue ouest. La foule nous avait embarqués jusqu'aux portes du stade dont les tribunes, couleur kaki, se détachaient sous un soleil radieux.
Entourés de gentlemen d'Epsom en Barbour, nous nous sommes retrouvés juste à l'entrée du couloir qui mène les joueurs vers la pelouse. Nos distingués voisins avaient apporté de rutilantes victuailles dans leurs valises en osier - couverts en porcelaine inclus - et des flasques gorgées de whisky dans la poche intérieure de leurs vestes en tweed. Pendant le protocole qui n'en finissait pas, ils partagèrent avec nous leur festin d'autant mieux que la troisième-ligne magique du XV de France Skrela-Bastiat-Rives sertissait les Barbarians que nos nouveaux amis étaient venus encourager à pleine voix.
Je n'ai aucun souvenir du score et visiblement, il importait peu. Mais j'ai encore devant les yeux et presque à portée de mains, au ras de la pelouse, les passes de Gareth Edwards, les crochets de Gerald Davis, les fulgurances du Blond, les tampons de JPR Williams, les pas de danseur de Phil Bennett dans cet après-midi strié de rouge, de blanc et de noir durant lequel nous restâmes debout. Pas vraiment disposé durant cette période à envisager une carrière de journaliste à L'Equipe, étant plus enclin à suivre des études d'économie, je n'imaginais pas revenir dix ans plus tard à Twickenham pour y rédiger, assis, un reportage. 
Les journalistes français des années cinquante surnommèrent cet endroit "Le Temple". Pour quelles raisons ? Il n'est pas le premier des lieux officiels dédiés au rugby. Sans doute parce qu'il symbolise dans son dépouillement originel cette terre promise au jeu de balle ovale qu'est l'Angleterre au début du XIXe siècle. Un lieu sacré au sens ésotérique du terme, un lieu dont il faut pénétrer avec humilité les secrets, un lieu peuplé d'initiés - pratiquants et dirigeants - dont les cravates racontent le parcours. Old school ties : l'attribut qui relie les anciens élèves. Un signe de reconnaissance comme on parle du mot de passe.
Il y a peu Pierre Albaladejo, qui n'a jamais gagné en Angleterre mais garde le sens de la formule, m'a avoué : "Twickenham, c’est la Monumental de Madrid pour le matador, le maestro. C’est là où tu vas chercher la consécration. Remporter un match à Twickenham, c’est le must du Tournoi. Tu te motives pour Murrayfield, Lansdowne Road, et même pour l’Arm’s Park. Mais à Twickenham, tu n’en as pas besoin : c’est la grande différence. Le silence règne dans le vestiaire." Le coup d'envoi ne saurait tarder.