A la question que me posait judicieusement le blogueur Christophe Bedou - commentaire qui fut la première source d'inspiration de cette chronique - concernant la place que pourrait occuper cet exploit dans le top 10 des matches mythiques traités dans L'Anthologie des Bleus, je ferais disparaître la rencontre du 27 mars 1965 à Colombes quand les Tricolores du capitaine Michel Crauste disposèrent des Gallois (22-13) et les privèrent d'un Grand Chelem. La parfaite illustration du "jeu à la Française" initié cinq ans plus tôt et alors personnifié par les frères Boniface, Jean Gachassin, Jos Rupert, André Herrero, Benoît Dauga et Walter Spanghero, est aujourd'hui non pas remplacée mais relevée par le 11 mars 2023. Si j'en crois la presse anglaise, les héros ovales se nomment désormais Thomas Ramos, Damian Penaud, Antoine Dupont, Grégory Alldritt, Charles Ollivon et Thibaud Flament.
Considérant la vie comme un éternel renouvellement, les Kings de Twickers sont entrés de plain-pied et les mains pleines dans l'Histoire. Leurs visages nous accompagneront chaque fois que nous évoquerons un quelconque accomplissement tricolore. A moins que le 28 octobre 2023, au Stade de France, ils parviennent à soulever le trophée Webb-Ellis. En effet, seul ce couronnement tant attendu supplantera le magnifique succès qu'ils ont obtenu, samedi dernier, dans ce jardin anglais.
Souvenez-vous du 0-51 à Wembley en 1998 face aux Gallois de Neil Jenkins, réduits à l'état de piétons : cette prouesse, clé d'un Grand Chelem, n'a pas tenue longtemps. Tout comme le 16-51 d'Edimbourg, cette même année. Sauf que là, nous parlons du Temple et des sept essais français qui y furent déposés... Rien que pour ce double symbole, ce Crunch mérite une place de choix au chapitre des hauts faits tricolores. Seul le temps nous dira ensuite s'il est susceptible d'y rester.
Comme leurs glorieux aînés, les coéquipiers d'Antoine Dupont ont hurlé : "On attaque à la sortie du couloir" en quittant le vestiaire de Twickenham avant de relancer dès réception du coup d'envoi. L'essai de Thomas Ramos - modèle à montrer dans toutes les écoles de rugby - témoigne de cette envie : récupération, utilisation, transformation, finition. Le fameux "bonheur total" dont parlait André Boniface en 1965 ne serait-il pas dans les larmes du coach Galthié au coup de sifflet final ?
Richard Astre, avec lequel j'échange régulièrement, insistait au lendemain de ce match record sur la qualité du travail effectué par l'ensemble du rugby français, et pas seulement le staff tricolore, en associant à la fortune tricolore le large succès des Bleuets (7-42) - cinq essais à rien - sur leurs homologues anglais, la veille du Crunch. Effectivement, avec les piliers Louis Penverne (La Rochelle) et Zaccharie Affane (Bordeaux-Bègles), le deuxième-ligne Posolo Tuilagi (Perpignan), le demi de mêlée Baptiste Jauneau (Clermont) et les centres Emilien Gailleton (Pau) et Nicolas Depoortere (Bordeaux-Bègles), la relève pousse déjà derrière l'actuelle génération bleue qui, encore toute éblouie par sa récente réussite, n'a pas fini d'exploiter son potentiel. Il faut ici saluer le choix visionnaire et courageux de Didier Retière, alors DTN, de replacer la formation dans les académies de clubs et non plus à Marcoussis.
Face aux Gallois qui peuvent sauver leur Tournoi à Saint-Denis, s'avance samedi pour les Coqs en stock la conclusion d'un Six Nations à suspense mais dont on ne voit pas comment il peut échapper, Grand Chelem à la clé, aux Irlandais de Jonathan Sexton, capables d'enserrer leur légendaire Fighting Spirit dans un jeu clinique qui fait d'eux, aujourd'hui, la première nation au classement mondial World Rugby devant la France, la Nouvelle-Zélande et l'Afrique du Sud.
Parmi les victorieux à Twickenham, j'en connais quelques-uns qui ont versé leur larme, samedi dernier, à l'issue de cette "journée parfaite" qu'évoquait Fabien Galthié en laissant lui aussi couler sa joie. Il y a quelques années de cela, Philippe Sella me confiait, alors que je rédigeais sa biographie : "Un joueur ne peut pas se considérer international s'il n'a pas joué au moins une fois à Twickenham", ce qui réduit considérablement le panel tricolore. Ce géant aux 111 sélections ne précisait pas qu'il fallait y gagner, et avec panache, pour étoffer ses rêves.