dimanche 27 mai 2018

Faim de match

Ce coup de rein ! La jambe d'appui en piston, l'épaule qui s'efface, la respiration retenue, le ballon tenu côté opposé au plaqueur, le regard porté loin, vers l'en-but. Juste cette percée majuscule de Juan Imhoff devant moi, imprimée en mémoire. Attaque en première main sur fond de touche, combinaison millimétrée impulsée par l'oublié Rémi Talès titularisé pour colmater l'épidémie de trous d'air à l'ouverture du Racing avant de filer à Mont-de-Marsan boucler sa carrière. Il y a du Dédé Boni, du Patrick Nadal, dans cet éclair même sens et passe intérieure.

Une autre aussi, de ces remises derrière l'alignement, devait envoyer Teddy Iribaren à l'essai entre les poteaux et sans doute sceller la victoire francilienne sur une équipe de Castres qui survit dans le championnat des métropoles (Paris, Clermont, Bordeaux, Toulouse, Montpellier, Toulon, Lyon), qualifiée in extremis après vingt-six journées de bataille et de doutes. Mais le mano a mano était filmé en-avant, obligeant le Racing à déballer son manque de lucidité et de justesse tactique dans une fin de match crispante et pourtant toute à son avantage.

Autant Montpellier, leader du Top 14, a été à la hauteur de son standing au point de ne pas avoir à forcer son talent collectif devant un LOU qui avait tout donné le week-end précédent à Mayol pour obtenir la possibilité de marquer d'un tour de terrain au Groupama de Lyon la fin de carrière de l'inégalable Frédéric Michalak, autant Castres s'est employé à puiser dans sa bourse aux valeurs, abattant ses atouts les uns après les autres, pour finir par sa carte maîtresse - l'esprit de sacrifice - sans lequel il n'y a pas d'équipe et sans doute pas de rugby.

Ce n'est pas assez pour sortir satisfait après avoir payé vendredi soir et samedi après-midi à chaque fois cent euros la place. La frustration m'habitait et je n'étais pas le seul : nous étions quelques uns du blog dans ce cas - Pimprenelle, Michel Prieu, Lulu de Paname, Allan et Snaileater - mais aussi mes copains ovales Jean-Luc, Claude et Jean-Charles. Floués par le déséquilibre flagrant qui présida à la première demi-finale entre Montpellier et Lyon. Et par le tempo largo de la seconde entre Castres et le Racing au rythme des arbitrages vidéos, des accrochages puérils, des conciliabules avant les remises en jeu et pour finir des mêlées rejouées.

Mais on l'écrit et s'il faut le souligner de nouveau nous n'hésiterons pas, le regard porté sur le rugby dans ce blog ne l'est pas uniquement sur le jeu - souvent crispé en phase finale, on le sait - mais aussi et surtout sur tout ce qu'il génère de rencontres, d'échanges. En somme sa transversalité, son horizontalité, l'immanence puisqu'il est parfois question de philosophie. Et nous rendant au stade et en en revenant, en apprenant le décès de trois rugbymen venus de Beaucaire assister, samedi, à une des demies, nous tentons de répondre à certaines questions existentielles et nos avis mis en commun parlent de nos expériences de vie. C'est ainsi que nous avons traversé trois jours dans la campagne lyonnaise sous le capitanat de Michel.

Décines-moi un champion... Le modeste départ de deux d'entre eux - Frédéric Michalak et Yannick Nyanga - à l'issue d'une défaite était une épure touchante qui nous parle de la place du leader charismatique aujourd'hui, du porteur de valeurs puis du transmetteur. Fred aide Blagnac à construire un modèle semi-professionnel ancré sur la formation et l'implication dans la cité ; Yannick va endosser dès la semaine prochaine le costume de manager général pour assurer le lien entre les joueurs et le reste du monde, à savoir staff, dirigeants, partenaires, institutions, médias...

Samedi s'annonce une finale d'extrêmes et on sait que Montpellier et Castres iront jusqu'au bout de leurs logiques respectives pour brandir le bouclier de Brennus. Pas d'éblouissement au programme de cet affrontement, pas entre ces deux équipes dont les ressorts sont opposés. Montpellier est possédé par un homme d'affaire cynique et résolu qui a tissé tous les liens possibles et imaginables avec un monde qui lui est étranger et dont il ne connait pas les arcanes, mais qui lui donnent accès aux réseaux ovales utiles. L'argent achète tout et chaque homme a son prix.

Naguère titré (1949 et 1950), Castres s'est rebâtit sur la bonne fortune d'un industriel, Pierre Fabre, résolu à faire vivre une ville et une région grâce au lien social qu'est dans le Tarn le rugby. Cet héritage se prolonge autant que faire se peut, identifié durant l'époque amateur (1993) puis l'ère professionnelle (2013) par deux sacres. Les joueurs de Castres, d'horizons différents, ont capté et enrichi l'âme d'une irréductible tribu enclavée, quand ceux de Montpellier, d'orientation sud-africaine, s'inscrivent dans une logique entrepreneuriale tenace dont l'apogée est inéluctable, avant de s'éteindre d'elle-même une fois son but atteint, le Racing, Clermont et le Stade Français en sont les meilleurs exemples.

Comme Toulon l'était face à Lyon, ou le Racing devant Castres, Montpellier s'avance en favori. Tout sauf un gage de réussite. Ces deux finalistes disposent des mêmes points forts, sauf au centre et en mêlée. Les Héraultais sont frais dans leurs corps, les Tarnais dans leurs têtes et ça va cogiter dur à l'impact. Montpellier ne peut pas, ne doit pas perdre : remporter le bouclier de Brennus est un plan échafaudé il y a sept ans et l'élection de Mohed Altrad à la président du club. Castres pourra se remettre d'une défaite ; son adversaire, lui, sortirait diminué d'un échec. En cas de succès héraultais, en revanche, je gage qu'à l'instar de Béziers, de Toulouse, du Stade Français ou de Toulon qui eurent leur heure, Montpellier marquera durablement son époque. On espère pour le meilleur...

mardi 22 mai 2018

Rugby, c'est jazzy

Parmi les joueurs de renom qui ont réussi leur après-carrière, Thierry Maset est un exemple à suivre. Tourner la page rugby, c'est d'abord faire le deuil de la notoriété, accepter de n'être plus adulé dans l'action. Thierry, avec lequel je conversais il y a peu, m'avouait avoir «mis vingt ans avant de passer vraiment à autre chose». Aujourd'hui assureur reconnu, l'ancien flanker toulousain développe une idée qui m'interpelle, riche discussion et vaste sujet : comment les règles abstruses du rugby permettent-elles à l'individu de se réaliser dans un collectif.
 
Il travaille de concert avec une spécialiste canadienne du management, laquelle a découvert l'existence du quinze au pays du hockey sur glace. Passant des «pousseurs de rondelle» - ce sont ses propres termes - aux passeurs d'ovale, elle trouve que «le rugby est jazzy» pour les arabesques qu'il décrit et les mélodies soutenues par les lignes d'attaque et de défense qui se fondent et s'entremêlent. De la musique avant toute chose. Une aubaine pour le fan d'Oscar Peterson, Bud Powell, Thelonious Monk, Erroll Garner et Bill Evans que je suis. 
 
Pourquoi jazz et rugby seraient-ils ainsi liés ? La première raison qui me vient à l'esprit est de considérer la maîtrise de l'instrument, voix y compris, sans être l'esclave d'une partition. Un thème suffit, parfois très décalé - je pense à «Someday, my prince will come» - et jaillit alors une manière, une façon, un style, reconnaissable. Prenez Miles Davis et Bill Evans, et goutez la différence de rythme, d'harmonie, d'accompagnement, y compris jusque dans la ligne de basse.
 
Jazz et rugby, jeux de lignes. Et surtout art de l'improvisation. Laquelle est un summum d'expression personnelle dans un référentiel commun, celui des accords et du thème. Cela casé, tout le reste devient possible. La clé ? Savoir écouter. Percevoir ce que joue le coéquipier, anticiper son action, ligne mélodique ici course là. Ecouter puis se mêler, participer en soutenant puis en s'extrayant pour à son tour apporter un élan nouveau, un riff à suivre. Tout au rebond.
 
Vendredi et samedi à Lyon, ou plutôt à Décines, quelques fondus des Quinconces se retrouveront, assez fous pour avoir acheté en septembre dernier des billets sans savoir qui jouerait. Juste se rejoindre pour le plaisir du jeu et du nous - Pimprenelle, Snaileater, Michel, Allan, Ritchie - pendant deux jours. D'autres amis d'horizons divers - Claude, Jean-Charles, Franck - s'agrégeront au quintet pour imaginer les scenarii, partager l'instant des demies et prolonger impressions et analyses jusque tard dans la nuit rhodanienne.
 
Qu'attendre de cette phase finale quand trois des quatre demi-finalistes font de la défense leur viatique ? «Du rythme», répond Pierre Berbizier, que j'ai interrogé à ce sujet. La défense est souvent la meilleure attaque, d'où sortent les ballons de récupération, d'où naissent les relances et les contre-attaques quand l'adversaire, lassé, relâche le ballon ou s'en débarrasse au pied. En rugby, défendre est considéré comme la dernière option, alors que c'est peut-être la première.
 
Carwyn James, l'un des plus grands entraîneurs gallois, aimait à répéter : «Je préfère un plaquage destructeur à deux attaques de génie.» Des génies, dans les années soixante-dix, il en avait pourtant un certain nombre à sa disposition avec le XV de Poireau et celui des Lions britanniques et irlandais. Son credo trouve un écho particulier. Des attaquants, Castres, le Racing et Lyon en possèdent quelques uns - Dumora, Smith, Batlle, Vakatawa, Thomas, Arnold, Wulf - mais ils ne seront jamais aussi bons que si le désordre s'installe, qu'un plaquage désintégrant casse une attaque, que roule un ballon de récupération à jouer immédiatement face à une ligne brisée.
 
Rythme, donc. Ou plutôt changement de rythmes, alternance de tempo, accélération soudaine, de la blanche à la double-croche. Ces demies se joueront en rupture, quand la tension contenue éclate, quand le déséquilibre emporte les certitudes, qu'une ligne s'emballe, s'étend, déborde. La phrase de Pierre Berbizier était : «Le score fait le scenario. Lyon et Castres ne se découvriront pas. Montpellier a un jeu direct, le Racing 92, avec son potentiel offensif, tentera d'asphyxier Castres par du mouvement. En fait, tout sera une question de rythme à imposer.»
 
Le temps, trait d'union entre jazz et rugby. Temps forts, certes, mais aussi temps faibles soulignés par la batterie et la basse dans lesquels entrent les accords syncopés de la section rythmique. Rythme, toujours. «Dans un match, il y a des temps forts, pendant lesquels tu dois marquer, et des temps faibles, où tu dois défendre», explique mon ami Claude Saurel. En jazz, les temps faibles sont les plus difficiles à tenir. Les suggérer sans les encombrer, les soutenir sans les alourdir. Eux donnent la profondeur d'un morceau en dessinant son contour. En rugby, ils préparent les temps forts. Fascinating rythm. Et tout le reste est littérature.