vendredi 8 mars 2019

C'était Raoul...

D'ordinaire, on évalue la trace que laisse un homme dans l'histoire d'une activité aux lignes de son palmarès, à sa bibliographie, à ses décorations, à ses récompenses, à ses titres. L'héritage de Raoul Barrière se mesure, lui, à l'émotion que sa disparition, à 91 ans, a suscité. J'ai entendu, au téléphone, les silences embués de Richard Astre marchant dans la campagne espagnole, j'ai perçu les larmes couler sur les joues de Claude Saurel impossibles à sécher au vent, la retenue submergée d'Alain Paco derrière son flux de souvenirs. Ce que l'AS Béziers compte d'anciens joueurs passés sous la coupe du sorcier de Sauclières est touché par cette disparition.

Ce fut un privilège de rencontrer ce professeur d'éducation physique il y a un peu plus de deux ans, chez lui, à une portée de drop du stade de la Méditerranée, dans le corps de ferme qu'il avait aménagé pour sa famille. Un de ses petits-fils jouait avec un ballon de rugby dans la cour. Invité à déjeuner, je notais encore ses affirmations éclairantes entre deux bouchées, même après deux heures d'interview. Comme d'autres grands entraîneurs, cette boule d'énergie ne vivait que pour et par le rugby, celui des Springboks, des All Blacks, de Béziers, du pays catalan où se trouvent ses racines.

Avant de débuter dans ce métier en 1984, j'avais déjà une attirance pour l'Histoire du rugby telle que relatée par Henri Garcia, Denis Lalanne et Georges Pastre. Je n'imaginais pas que connaître par cœur l'aventure du XV de France de 1958 en Afrique du Sud allait un jour m'ouvrir une porte qui donne sur le salon de Raoul Barrière, immense pièce sombre constellée de souvenirs ovales et m'offrir l'occasion de m'assoir en face de ce géant, petit de taille, immense de connaissances. Et, alors qu'un rai de soleil passait par une étroite fenêtre, le regarder me parler.

"Il était coriace. Parfois, il te blessait d'un mot. Parce qu'il sentait que tu t'étais laissé aller, que tu n'étais pas là où tu devais être. Mais c'était pour ton bien," m'avoue aujourd'hui Alain Paco, moi qui n'ai connu que le miel de cet homme, c'est-à-dire son immense bienveillance à l'hiver de sa vie, son humanisme profond et authentique. "Son exigence était telle que si tu relâchais un ballon à la fin de l'entraînement, qui pouvait durer plus de deux heures, tu allais immédiatement te taper des séries de huit cents mètres..." poursuit l'ancien talonneur international, qui débuta ouvreur face à Neath pour l'inauguration du Parc des Princes.

Même si à n'en pas douter Raoul Barrière fut "une belle personne", dit l'ancien flanker Claude Saurel qui entraîna à son tour Béziers, on ne construit pas une équipe comme l'ASB des années 70 avec des pétales de rose mais plutôt en habituant les joueurs à ne pas souffrir des épines. "Pendant deux mois, préparer la phase finale était un pèlerinage, raconte Saurel, devenu coach de la Géorgie et de la Russie. Tout le monde arrêtait de fumer, y compris Jack Cantoni. Personne ne sortait le soir, même Armand Vaquerin. Tous les jours, avant l'entraînement, on effectuait un footing de dix bornes le long du canal du Midi..."

A quelques heures d'Irlande-France, on mesure l'ascèse biterroise. Raoul Barrière détestait voir ses joueurs sous des barres du musculation. Il préférait leur faire travailler la tonicité et l'explosivité "au poids du corps", dit Saurel, c'est-à-dire tractions, pompes et abdominaux au naturel. On lui doit aussi "l'hydratation permanente, les passes assurées les yeux bandés, les élastiques tendus en travers du terrain pour imposer les positions basses... On travaillait le plaquage avec des sacs de quatre-vingt kilos de sable attachés à un portique et lancés dans tous les angles, la puissance en passant entre des pneus de tracteur..."

Dans le rugby d'immédiat après-guerre, les entraîneurs de renom ne manquaient pas : Julien Saby, Robert Poulain, Henri Laffont. Mais Barrière a renouvelé le genre. Son approche tactique est ainsi résumée par Claude Saurel : "Comment faire pour capter quinze défenseurs dans un espace limité d'une ligne de touche à une autre ? Aller droit, multiplier les fixations, être capable de passer le ballon dans toutes les positions possibles."

Fin octobre 2016, à la question, "Comment définiriez-vous le combat, en rugby ?" ce pédagogue me répondit :"C'est une opposition au corps. Il est dans l'arrêt physique de l'adversaire porteur du ballon. Il faut ensuite le faire reculer puis le mettre au sol et lui enlever l'envie de tromper notre défense... Attendu que le combat peut être douloureux, tous les entraînements, y compris parfois le matin du match, étaient avec opposition réelle, c'est-à-dire avec plaquage autorisé. Quelques fois, les joueurs s'invectivaient, mais je m'en foutais..."

Alain Paco se souvient : "Ah, ça, on préférait le match parce que les entraînements étaient deux fois plus éprouvants..." Claude Saurel ajoute : "Le vendredi soir, c'était l'opposition systématique avec la Nationale B. Qu'est ce qu'on se mettait... Combien de fois j'ai dû me battre... Mais le dimanche, nous étions mieux préparés que nos adversaires au combat. En fait, Raoul nous apprenait à gagner. C'est allé parfois très loin, mais quand les gars d'en face étaient carbonisés, nous on aurait pu disputer un deuxième match à la suite..."

N'allez pas croire un instant que cette violence canalisée était une marque de fabrique : elle séparait les hommes des enfants, comme le vent au golf. "Tout était millimétré, me précisa Raoul Barrière. J'expliquais à chaque joueur le pourquoi du comment des positions. Une fois que nous avions rectifié un mauvais placement, il ne fallait pas que le fautif recommence sinon il prenait un "savon". Personne ne déconnait à l'entraînement. C'était banni."

Raoul Barrière était aussi, comme tous les bons techniciens, connaisseur du règlement. Pour une raison simple : "La règle permet différentes interprétations, et ce qui me gêne, c'est qu'elle n'est pas appliquée comme elle est écrite..." Là aussi le sorcier de Sauclières s'engouffra dans les intervalles, posant à l'arbitre comme à l'adversaire des problèmes difficilement solubles dans l'instant.

Cette rigueur se trouve chez les All Blacks et les Irlandais, que les Tricolores vont affronter dimanche après-midi. Pas étonnant que ces deux équipes soient en ce moment au sommet du monde et se partagent un hémisphère. Au sein du XV du Trèfle, tout est millimétré, précisé, rodé, et s'enchaîne comme écrit sur une partition. Ce jeu est inexorable. Comme était irrespirable le rouleau-compresseur biterrois.

A l'instar de Jean-Pierre Rives, sûr que Raoul Barrière, cet intranquille qui jouait à l'aspadragade quand il était enfant, a de l'Irlandais en lui. Il en avait le faciès, du moins, sorti d'un film de John Ford. Ah, vous ne connaissez pas Raoul ! Pourquoi avez-vous choisi le rugby, lui ai-je demandé à l'heure du café ? "Parce qu'il y avait des coups de tronche à recevoir et à donner", m'a-t-il répondu. Avant d'ajouter, en riant : "On est con, hein ?" Non, monsieur Barrière, pas seulement cons ; nous sommes tristes, surtout. 

lundi 4 mars 2019

La chaussée des géants


A l'exception de la France bicéphale, les grandes nations, y compris celles du Pacifique dont World Rugby voudrait se séparer au motif qu'elles en sont pas bankables ni présentables pour l'audimat, parviennent à pratiquer un jeu de rugby sans avoir besoin de se travestir, ni de se renier. La France, donc, oscille toujours entre sa pratique de clubs et sa représentation nationale.

Prenez l'Irlande. Déjà, parvenir à réunir deux entités géographico-politiques sous un même maillot alors que tout les oppose tient de l'exploit historique. Faire ensuite d'une pratique d'établissements privés protestants un sport reconnu dans un pays catholique tient du prodige. Puis passer d'un championnat famélique de clubs amateurs à un quartet de provinces qui dominent l'Europe... Tout cela démontre que la raison est meilleure conseillère que la passion.

On ne peut pas s'étonner, dès lors, que l'équipe nationale irlandaise, qui ne dispose que d'un effectif limité, décroche un Grand Chelem dans le Tournoi des Six Nations - ce fut le cas, l'année dernière - et se hisse à la deuxième place mondiale. Alors que nous mijotons dans une marmite de polémiques, l'Irlande est déjà installée à la table des grands, bien servie par son ouvreur Jonathan Sexton, élu meilleur joueur du monde, ce même Sexton qui se morfondait dans le Top 14.

Pourquoi évoquer ainsi Sexton ? Parce que le demi d'ouverture star du Leinster personnifie la réussite du XV d'Irlande. Lors d'une série d'entretiens que j'effectuais dans le cadre d'un reportage pour L'Equipe, Pierre Berbizier me demanda : "Qui sera notre dix à la Coupe du monde ?" Je fus bien incapable de lui répondre. A six mois du coup d'envoi, le pourriez-vous ? C'est tout le problème. Il ajouta : "Il faut caractériser le jeu que nous voulons mettre en place. Et ensuite choisir l'ouvreur pour le pratiquer. En France, on fait l'inverse." Avant de conclure : "Mais notre situation actuelle est encore pire : nous ne faisons ni l'un ni l'autre..."

Cerner le jeu de l'Irlande, c'est constater, comme Guy Accoceberry, que nous avons "un retard de cinq ans dans le domaine du jeu tactique. Les autres nations ont intégré le jeu au pied depuis 2012, que ce soit en clubs et en provinces. On fait ce que les autres ont déjà maîtrisé depuis longtemps et dont ils tendent à s'éloigner : conservation du ballon et multiplication des temps de jeu..." 

"Historiquement, le rugby français a eu la volonté délibérée de se démarquer des footballeurs, note l'ancien commentateur télé Pierre Salviac, qui mis le travail du jeu au pied obligatoire dans son programme de campagne quand il se présenta face à Bernard Laporte, Alain Doucet et Pierre à la présidence de la FFR en 2016. Pour les Anglo-saxons, le jeu de pression et d'occupation par le pied est essentiel. Car c'est d'abord du football avant d'être du rugby. Il faut croire que ceux qui ont traduit ce jeu en France on fait abstraction du pied."

Plus près de nous, en 1988, Grant Fox, maître ès-tactique, m'avoua que les All Blacks s'organisaient à partir de trois situations pré-établies sur du jeu au pied dans les angles morts afin de repousser l'adversaire jusque dans ses vingt-deux mètres et hériter ainsi d'une touche pour activer leurs combinaisons. De la même façon, Titou Lamaison - que je considère comme le demi d'ouverture français le plus complet  - avait disséqué "le jeu de Joel Stransky et son rôle primordial dans la conquête du titre mondial par les Springboks en 1995."


Ce même Titou Lamaison s'interroge : "Quels sont les demis d'ouverture français buteurs numéro un dans leur club ?" Réponse : Jonathan Wisniewski et Matthieu Jalibert, ainsi que trois Toulonnais à tour de rôle : Anthony Belleau, Louis Carbonel et François Trinh-Duc... Sauf qu'à bien y regarder, les demis de mêlée font la loi quand "les Gallois et les Ecossais misent sur leur charnière, les Anglais et les Irlandais sur leur ouvreurs," remarque Pierre Berbizier.


Effectivement, constate Jeannot Lescarboura, "en France, le dix a été déchargé du jeu au pied tactique et des tirs aux but. Il n'a plus la responsabilité du jeu." En revanche, attendons-nous à voir Sexton s'imposer à la baguette, diriger l'orchestre vert, trouver le tempo de la partition ou plutôt la jouer à son rythme, à sa main. Et à son pied. "Il sait tenir compte des paramètres que sont la météo, l'état de la pelouse, l'adversaire. Avec lui, tout est question de dosage, d'équilibre et de trajectoires," note Jean-Pierre Elissalde.


Voilà donc l'équipe de France en route pour Dublin afin de confirmer son succès sur l'Ecosse, il y a deux semaines. Un test de passage, donc. L'Irlande dont Jean-Pierre Rives disait qu'il aurait bien aimé la représenter s'il n'avait été Français. L'Irlande de Sean O'Casey, auteur de "La charrue et les étoiles", qui fait allusion au drapeau des nationalistes irlandais dont le chant de ralliement était, au début du siècle dernier, La Marseillaise.

Après le match contre le XV du Trèfle, en 1920, le pilier toulousain Marcel-Frédéric Lubin-Lebrère, accompagné de quelques supporteurs, cherchait un pub où étancher sa soif quand il entendit l'hymne français résonner. Intrigué, il pénétra dans le sous-sol où était réunie une troupe d'Irlandais et y passa une partie de la nuit à trinquer et à chanter avant d'être cueilli par la police au petit matin au motif qu'il s'était joint à une faction révolutionnaire.


Il se sortit d'embarras en montrant sa carte tricolore d'employé municipal, arguant qu'il était maire de Toulouse, et que La Marseillaise était aussi et surtout l'hymne de la France et de l'équipe de rugby qui venait de battre (7-15) les Irlandais la veille à Lansdowne Road. Cet épisode construisit sa légende. Pour sa part, Lucien Mias, capitaine tricolore, fit un soir d'avril 1959 à Dublin allusion dans son dernier discours d'après-match à cette charrue qu'il faut atteler à une étoile si l'on veut que le sillon soit droit. L'épopée autant que le sens de la répartie et de l'allégorie, voilà sans aucun doute ce qui manque aujourd'hui à ce XV de France qui n'a encore rien accroché.