mardi 28 mai 2019

Magne en chemin

Un an et demi pour mûrir ce projet. Au final, l'ouvrage ne suit pas le chemin initial. "Je n'avais pas envie de faire un constat mais d'écrire sur l'entraînement, le jeu, la technique. Avec un lexique commun que tout le monde pourrait s'approprier." Pour autant, cette idée n'est pas lettre morte. Olivier Magne transformera sans aucun doute d'ici peu cette envie. En attendant, il a électrocuté les lignes en publiant récemment "J'ai mal à mon rugby" (Editions Solar). Tout sauf un pamphlet ou des mémoires : plutôt un réquisitoire suivi de propositions, ce qui est bien pour nous plaire depuis le temps qu'ici les commentaires ne cessent de prôner le changement.
D'ouvrages à charge, ma bibliothèque ovale en connait un rayon, qui va de Jacky Adole à Jean-Yves Viollier, en passant par Pierre Albaladejo, Serge Betsen et Jean-Paul Rey, sans oublier le petit dernier, Ludovic Ninet. Celui d'Olivier Magne détonne par son contenu autant que son style, à l'image du troisième-ligne aile qu'était ce Cantalou dévaleur de pentes venu au rugby sur le tard après avoir frôlé une carrière de skieur olympique. L'écriture est légère, presque aérienne. Elle slalome entre les thèmes en laissant sa trace, creuse sans difficulté au plus court sans s'égarer.
Une visée motive son propos, c'est là le plus important. "Les gens que je croise hors du milieu du rugby me demandent tous : Mais alors que se passe-t-il dans votre sport ? Comme si tout était opaque et nébuleux... J'en avais marre d'entendre ça", m'avouait Olivier, alors que nous échangions au sujet de son manuscrit. "Si, dans quinze ans, nous nous retrouvons au même point, lâchait-il en évoquant le rugby d'en France, je ne pourrai pas me reprocher de ne pas avoir alerté..." Et surtout de ne pas avoir apporté des solutions à l'issue de ce décryptage limpide qui repose sur son expérience d'international, de capitaine tricolore, d'éducateur itinérant, de consultant média et d'entraîneur.
J'ai particulièrement apprécié, chapitre dix, le passage concernant les voyages. "J'ai réalisé, écrit-il, qu'on peut apprendre de n'importe qui, là où on s'y attend le moins." Et d'évoquer le Cameroun, la Grèce et l'Ukraine, autant de terres qui n'ont rien d'ovales. "Relativement jeune, je me suis placé en position de former des entraîneurs ". Ici se trouve la clé de transmission sur le chemin qui se crée pas à pas. Nous voilà au rebond de la poésie de ce randonneur sur l'eau qu'était Antonio Machado.
"Toi qui marches, il n'existe pas de chemin. Tout passe et tout reste. Mais le propre de l'homme est de passer, passer en faisant des chemins. Toi qui marches, ce sont tes traces qui font le chemin, rien d 'autre. Le chemin se fait en marchant." En forme d'héritage et tout autant de construction, Olivier Magne trace phrase après phrase un sillage dans lequel beaucoup pourront s'inscrire. Il écrit : "En formant, on se forme." Idée force qui incite à poursuivre la réflexion.
Quinze chapitres, donc, en symbole. L'avant-dernier recense quelques propositions qui font écho aux nombreuses et fréquentes préoccupations des bloggeurs de Côte Ouvert : création d'une Académie de rugby, limitation par club à cinq joueurs non-sélectionnables dans l'effectif professionnel, suppression de la phase finale de Top 14 et de Pro D2, avec une seule relégation... Au moment où, prenant la place de Perpignan, Bayonne remonte dans l'élite à l'issue d'une phase finale d'anthologie, au moment où Brive accueille Grenoble pour un barrage d'accession qui s'annonce musclé, la question se pose.
Qui se souvient que le 25 août de l'année dernière, le Racing 92 plombait d'entrée la saison du RC Toulon en l'emportant à Mayol (25-9) ? Nous avons tous oublié que le lendemain, Castres surprenait Montpellier chez lui (25-20)...  Neuf mois plus tard, les Tarnais déchus suivront l'aventure héraultaise devant leurs écrans de télévision. "On ne fait pas toujours la meilleure équipe avec les meilleurs joueurs, écrit Olivier Magne, page 106. Parce que, à la fin, il va manquer le plus important : l'émotion, les sentiments et l'attachement à son club qui permettent de se dépasser à un moment crucial, plus seulement pour soi, ses coéquipiers, mais aussi pour les gens côtoyés dans et autour du club." Passé par Dax, Brive et Montferrand alors en quête du Bouclier de Brennus, il sait de quoi sont faites les déceptions collectives.
Ainsi, ce qui manquait aux Montpelliérains et faisait la force des Castrais la saison passée a changé de mains, transvasé d'un club à l'autre. Comme si les vérités s'ingéniaient à nous feinter, solides que nous croyons pourtant être sur nos appuis. Ce jeu de rugby serait donc une métaphore du déséquilibre, moment bascule qui fonde notre marche. Ce que nous disent, dans une course opposée, Castres et Montpellier à l'heure où s'avancent les barrages, c'est bien que l'histoire d'une équipe s'écrit en trois temps : construction, destruction, reconstruction.
C'est aussi la définition d'une ligne de vie tracée dans nos jeux de paumes, entre doute et absolu. En nous redressant, nous souhaitons de tout notre être accéder à quelque chose. Que ce soit toucher le Bouclier de Brennus ou tutoyer une aspiration plus cérébrale. Il est bon de nous souvenir alors que dans une existence qui aspire à s'élever, l'essentiel n'est pas d'atteindre un idéal mais bien d'y rester fidèle.

lundi 20 mai 2019

A distance

Il ne faut pas succomber à l'habitude. Luttons contre le glissement. Comment, dès lors, tenir bon quand tout se fragmente autour de nous ? Les clubs amateurs peinent à boucler leurs budgets, ceux des divisions Fédérales singent les pros, tous galèrent pour attirer des licenciés, souffrent d'être ballotés devant le téléviseur offert par la FFR qui trône, souvent éteint, dans leur club-house. Pendant ce temps, le Top 14 poursuit sa route, l'éclat succédant au terne - et retour - dans un remugle de déclarations acides tandis que le staff du XV de France fait chanter les chaises musicales.
Quand la réalité ovale manque à ce point de souffle et d'épique, autant savourer à la source et en version originale les formules cinglantes, les pensées lapidaires et les aphorismes féroces, même si elles ne sont pas ovales. Pour cela, rien de mieux que le pyromane de Röcken. Voilà qui va plaire à notre artiste du pinceau, Christian Badin, puisqu'à la fin du premier tiers de son Humain, trop humain, Friedrich Nietzsche écrit (aphorisme n°279) : "Un moyen capital de se rendre la vie plus légère est d'en idéaliser les événements ; mais il faut se faire d'après la peinture une idée claire de ce que c'est qu'idéaliser."
Entouré de tableaux comme cerné de contingences, l'observateur ovale mesure l'intervalle. "Le peintre désire que le regard du spectateur ne soit pas trop exact, trop aigu, il le force à se rendre à une certaine distance, pour considérer son œuvre de là." Ce pas de recul nous aide à mieux aimer le rugby. Rien d'indécis ; au contraire, une acuité déterminée, l'œil placé. Trop de précision nuit : évitons d'être au contact continuel sinon nous risquerions de perdre de vue la beauté de ce jeu.
Quelle est cette distance ? Comment la calculer ? Où se positionner ? Faut-il la maintenir, et si oui, combien de temps ? A chacun sa place d'où il regarde ou ausculte, apprécie ou critique, qu'il porte des jumelles ou se tienne derrière une loupe. Rafraichissant plutôt que vital, Côté Ouvert exerce notre esprit entré en résistance.
A l'échelle des deux siècles durant lesquels le football tel que pratiqué à Rugby s'est glissé sur le plancher du globe, les scénettes qui occupent notre théâtre national paraissent insignifiantes. L'essentiel avance voilé - pour ne pas dire caché - sous des faits sans importance relayés par les réseaux hurleurs avec des mots choisis pour exciter, effrayer, qui ne font qu'assourdir l'essentiel. Les supports de l'immédiateté sont-ils autre chose qu'une "fausse alerte permamente qui détourne les oreilles et les sens dans une fausse direction ?" écrit Nietzsche dans Opinions et sentences mêlées.
Lecteur régulier, mais sur un faux rythme, d'Aurore au point d'en faire un de mes livres de chevet pour le plaisir d'y picorer quelques aphorismes, je ne résiste pas à l'envie de tordre en le paraphrasant le numéro 444 dont le titre pourrait-être : "La mouche du coach". A force de nettoyer les vitres à travers lesquelles nous regardons par transparence, nous nous figurons que, dès lors, cette chose que nous nommons rugby "ne pourra plus nous résister - et nous nous étonnons alors de voir au travers sans pouvoir la traverser ! C'est la même folie et le même étonnement qui s'empare d'une mouche lorsqu'elle est en présence d'une vitre."
Il ne faudrait jamais trop s'éloigner des penseurs - surtout - quand ils aspirent à une rupture radicale avec "effet de souffle" qui nous renverse et nous projette loin de nos certitudes les mieux ancrées, les plus intimes, jusqu'à nous faire douter de ce à quoi nous croyons le plus. A ce titre Nietzsche, un de mes préférés vous le savez, nous invite (n° 567) à "prendre les choses plus joyeusement qu'elles ne le méritent ; surtout parce que nous les avons prises au sérieux plus longtemps qu'elle ne le méritent."
Furieusement, férocement d'actualité, ce compagnonnage choisi n'est pas sans rappeler la performance d'un talonneur, bras sacrifiés pour tenir l'édifice au cœur de la première ligne, fer de lance de haute probité et d'immense confiance en ses coéquipiers, homme parfois de colère et toujours de feu qui joue du marteau dans le jeu comme le philosophe immoraliste détruit les a priori tout en prenant conscience, douloureusement, de son statut voué à la solitude. Un dynamiteur pour qui chaque action vaut déclaration.