mercredi 29 août 2018

D'un coup d'aile

Du coup, ça fait résonner les injonctions de notre entraîneur qui hurlait du bord de touche : "Aux jambes, aux jambes !" quand nous devions arrêter un adversaire. Il semblerait que le législateur a compris, lui aussi, qu'il est préférable de se baisser. Terminé le plaquage destructeur dit "à la samoanne". Il aura fallu un mort. Comme pour les virages dangereux. C'est sans doute la direction que prenait le rugby. La touche, naguère foire d'empoigne, est devenu aussi lisse que l'intérieur d'un ascenseur. La mêlée s'est rectifiée, bassin sous les épaules, poussée axiale. Le chantier, aujourd'hui, s'ouvre sur le plaquage, lequel fait redescendre sa ligne de démarcation des épaules au bassin. A n'en pas douter, une nouvelle forme de jeu va éclore de ce énième changement de règle.

Les All Blacks n'ont pas attendu le législateur pour prendre un temps d'avance. Ils pratiquent un rugby que personne ne parvient à déjouer, se passent la balle comme on tourne un rouet pour enfiler la laine et une fois l'adversaire étourdi s'engage dans le plus petit intervalle comme s'ils disposaient d'une carte automatique à l'année quand le reste de la file doit s'arrêter au péage enfoncer son ticket. Personne, que ce soient les Sud-Africains, les Argentins, les Australiens, les Anglais et nous, n'a la moindre idée du jeu qu'il faudra pratiquer pour être champion du monde l'année prochaine au Japon. Les All Blacks, eux, ont tracé leur propre marque. A l'encre noire.

J'ai croisé le chemin de Joe Rokocoko, il y a peu, et nous avons devisé quelques minutes sous ce qu'il reste de soleil en région parisienne, fin août. Je l'avais rencontré à Albany une première fois en 2003, quand il traçait un record de dix-sept essais en douze sélections. Quinze ans après, il n'a pas changé. Même démarche souple, même carrure athlétique, un sourire accroché au visage et pas un éclat de méchanceté ni de vice dans le regard. Nous avons parlé de la pluie et du beau temps. Vraiment. Lui natif des Fidji a joué dans deux pays, la Nouvelle-Zélande et la France, plus précisément à Bayonne et à Paris, où il pleut souvent.

Comment fait-on quand on aime le soleil et qu'on en est souvent privé ? Nombreux sont ceux qui doivent s'adapter à des climats - et là, je ne parle pas seulement de météorologie mais de sentiments, d'ambiance et de atmosphère, de cadre professionnel et d'organigramme - qui ne leur correspondent pas. "Si on commence à s'en préoccuper, me répondit-il, ça devient un souci. C'est notre attitude qui compte." Au sens où par notre comportement au cœur d'un climat délétère, nous pouvons repousser voire faire disparaître toute gêne, toute frustration.

Samedi dernier, en ouverture du Top 14, l'USA Perpignan est tombé sur plus fort que lui, un Stade Français devenu Meyer en deux mois. De retour dans l'élite, Aimé-Giral a rugi, encouragé, hué, soutenu, grondé, chanté, sifflé. Puis, le match terminé, a applaudi les joueurs parisiens lors de leur tour d'honneur, ou plutôt de remerciement. Magnifique moment de communion qui nous rappelle que le rugby, tout score bu, appartient à ceux qui reconnaissent à l'adversaire des vertus et le saluent. Cette vidéo est devenu virale sur Twitter. C'est une bonne maladie.

Au tout début de l'aventure ovale, lorsque l'arbitrage a été confié à un homme seul muni d'un sifflet - avec lequel il rappelait son chien de chasse - plutôt qu'aux capitaines des deux équipes, l'un de ces referees déclara : "Quand j'ai un doute, je siffle contre les joueurs dont les récriminations sont les plus bruyantes. Ceux qui râlent sont très souvent ceux qui sont en tort." Aujourd'hui, ce sont les présidents de club qui font le plus de bruit en soufflant dans le tuyau médiatique, et la caisse de résonnance leur permet d'assourdir les mauvais résultats de leur équipe. C'est ainsi le cas de Mourad Boudjellal et de Mohed Altrad.

Que les présidents de Toulon et de Montpellier soient considérés par les médias anglo-saxons comme les deux hommes les plus influents du rugby français - j'en doute mais plions-nous ici deux secondes à ce jugement - en dit long sur l'image que nous véhiculons à l'étranger. Par une étrange coïncidence (ou pas), Varois et Héraultais se sont inclinés devant leur public dès la première journée de championnat. Le silence qui accompagna leurs sorties fut assourdissant. Point commun entre ces deux perdants, l'aveuglement dont ils firent preuve respectivement devant le Racing 92 et Castres à vouloir absolument faire plier la défense adverse à coup de percussions axiales, frontales et brutales.

Toulon, où a signé Julian Savea, l'ailier clone de Jonah Lomu, même stature, même puissance, même efficacité. Exclu de l'effectif All Black pour des raisons qui ne regardent que lui. Savea inscrit au gotha des trois-quarts ailes néo-zélandais dont la lignée remonte au très aristocratique Ron Jarden, athlète et skipper émérite. En passant par Doug Howlett, meilleur marqueur d'essais néo-zélandais de tous les temps. Lequel glissa à son ami Joe Rokocoko : "On est parfois trop professionnels. Et on oublie le lien fort qui existe avec nos partenaires, ceux qui sont à notre droite et à notre gauche." Ce jeu n'est pas, heureusement, totalement soluble dans les combinaisons sur ordinateur, sorte de Fantasy League alimentée par les coaches-geeks du troisième millénaire.

Reste cette bonne vieille affection entre coéquipiers, cette envie de se sacrifier pour l'autre, d'être à son soutien, à droite et à gauche, dans l'axe aussi. Car s'il est un jeu d'évitement autant que de contacts, le rugby vit certes dans la recherche d'intervalle mais dans lequel il convient de placer son partenaire. Elargir la défense pour mieux la percer, la regrouper pour mieux la contourner, mouvement perpétuel que les All Blacks - notre soleil noir - portent à incandescence, comme avant eux les Gallois des années 70. Reste maintenant à découvrir de nouveaux espaces.

lundi 20 août 2018

Ceux qui vont mourir

Il y a cette forme ovale prédisposée au parallèle saisissant, voire à la métaphore pour peu qu'on «moule la Gothique», comme il en était question à l'époque des caractères de plomb. Du pain et des jeux, devenu sandwich à la ventrêche et algarades entre avants : l'analogie entre le cirque romain et les feux du stade ne cesse de nous parler et, depuis peu, de nous heurter. Ca fait honte à voir.

Les combats de gladiateurs n'ont jamais été porteurs de valeurs, ou alors peut-être de vertus, je ne sais. En regardant pour la énième fois Gladiator, réalisé en 2000 par Ridley Scott, avec Russell Crowe dans le rôle principal, néo-zélandais d'origine parti investir dans le rugby à XIII en Australie - quel sacrilège pour les puristes ;-) - on touche, si l'on veut forcer le trait, à l'art de fédérer dans l'arène des individus qui ne pensent qu'à leur survie.

Dans ce registre péplum qui sied aux hommes transpirants, couverts de terre et armés de biceps saillants placés autour de pecs proéminents et de «six-pack» version Chippendales, il a surtout la référence 300. Ou le sacrifice des Spartiates soudés par un cri de ralliement remonté des entrailles pour la défense d'un idéal devant l'envahisseur. Le XV de France du capitaine Dusautoir s'était motivé à l'exploit en passant ce film (Zack Snyder, 2007) en boucle avant le fameux quart de finale de Cardiff contre les All Blacks.

Plutôt que l'étroit passage qui caractérise la bataille des Thermopyles, une agence de communication a décidé que la campagne de publicité qui accompagnera le Stade Rochelais, cette saison, se situerait dans une arène, celle de Saintes en l'occurrence, ville voisine à l'intérieur des terres, célèbre pour son histoire gallo-romaine, ses thermes et son petit colisée. En soi, l'idée de couvrir les joueurs de protections et de les armer est aussi originale que celle qu'eut un jour Max Guazzini d'offrir mois après mois l'effeuillage des icones.

Malheureusement pour les Rochelais, le timing bat la campagne. La semaine où le rugby français pleure Louis Fajfrowski et s'interroge sur les dangers d'un durcissement des phases de contacts, voilà que les créateurs et leurs commanditaires sont obligés de se justifier par presse interposée. Passée cette première réflexion née de la caricature, penser que le rugby n'a jamais considéré comme un spectacle la mise à mort, et s'il est un combat, son lot reste collectif. Pas individuel.

Morituri te salutant. Ceux qui vont mourir te saluent. Prononcée par les gladiateurs, esclaves élevés au rang de chair à trident avant de s'étriper pour le plus grand plaisir d'une foule venue se délecter de sang. La modernité ovale a maintenant rattrapé la friction et me rappelle cette scène tirée de The Square (Ruben Ostlund, 2017, Palme d'or) : pour booster le clip de promotion d'une exposition d'art contemporain sur le thème de la solidarité, des communicants décident de faire littéralement exploser une petite fille qui traine son malheur dans la rue en mendiant. A voir, si ce n'est déjà fait.

Ah ça, l'exposition est maximale ! Tout le monde parle du Stade Rochelais. Même ceux qui ne s'intéressent pas au rugby sont au courant de cette campagne de pub. Effet garanti, réussite totale. Connaissant ce club, je m'interroge : le comité directeur n'a pas été consulté pour valider (ou pas) ce concept, le découvrant via la presse, et personne, parmi les décideurs du secteur pro, principalement le président Vincent Merling et le directeur-général Pierre Venayre, n'a imaginé les effets pervers que l'association «jeux du cirque-Top 14» pourrait produire sur les esprits.

Aujourd'hui, fraternité, soutien, solidarité, humilité, discrétion, empathie sont autant de valeurs éculées qui n'intéressent pas les annonceurs. Elles ne touchent qu'une poignée d'entre nous, ce qui n'est vraiment pas suffisant pour remplir les travées. Le néo-public est attiré par la buzz comme les mouches sur l'étron. Pas facile de faire de la promotion avec autre chose que du sang, des stars, des ambitions, du blingbling échafaudé et des déclarations outrancières.

Pour toutes ces raisons me revient une petite musique en clé de sol : le parcours et le succès du Castres Olympique. Une réussite qui doit beaucoup, si j'en crois mon ami Jean Guibert, au trousseau de clés que porte Christophe Urios. «Il a amené les individus au maximum de leurs possibilités, me souffle ce sophrologue. Les joueurs sont allés au bout d'eux-mêmes et il a su les gérer.» Et l'ancien coach de Tyrosse et de Dax d'ajouter : «Les autres clubs ont connu des échecs humains. Les joueurs n'acceptent pas de fournir, à titre individuel, un effort maximal pour atteindre un objectif collectif

Il y a ceux qui vont mourir, donc, et ceux qui meurent. Louis Fajfrowski. Et aussi Jean-François Marchal. Vendredi 10 août. Hommages pour l'un, silence pour l'autre. Peu de lignes accompagnent la disparition de cet ancien deuxième-ligne lourdais, cinq fois international en 1979 et 1980. Oublié de la grande famille du rugby. Malade, handicapé, brisé, isolé, écœuré. Décédé à 68 ans. Qui était présent lors de ses funérailles ? Ses ex-coéquipiers, Berbizier, Caussade, Garuet, Rancoule, Lafforgue, quelques dirigeants autour de Hauser... En tout, une vingtaine de personnes. Abandonné, il a vécu trente ans de calvaire. Tu étais tout seul, Jeff...

samedi 11 août 2018

Il y a urgence

Il aimait le rugby et rêvait d'en faire son métier. Il évoluait au poste de trois-quarts centre, fier d'avoir signé son premier contrat pro. Face à Rodez en match amical de début de saison vendredi dernier, plaqué au thorax - action comme on en voit des dizaines à chaque rencontre - il est tombé au sol avant de se relever difficilement. En sortant du terrain suite à ce choc, il a tenu à rassurer adversaires et partenaires sur son état. Puis il est mort après plusieurs arrêts cardiaques consécutifs. Joueur d'Aurillac formé à Montpellier, Louis Fajfrowksi avait 21 ans. Il sera enterré à Fabrègues, dans l'Hérault.
 
Mourir si jeune en vivant pleinement sa passion n'est pas seulement un drame, c'est une terrible interrogation à laquelle nous - dirigeants, entraîneurs, éducateurs, joueurs, médecins, journalistes - devons répondre rapidement. Comment en sommes-nous arrivés là ? L'enquête judiciaire et l'autopsie livreront sans aucun doute des éléments à partir desquels nous pourrons alors poser le socle d'une réflexion de fond. Impossible d'en faire l'économie. Mais en attendant ces conclusions autorisées, l'émoi est grand - pas seulement en Ovalie - et des questions surgissent malgré nous à la surface.
 
Cela fait maintenant deux ans sur ce blog que des médecins chevronnés qui évoluent dans le monde ovale - je ne citerai que le Beaumontois Alain Sauné, alias Tautor - relayé par le professeur Jean Chazal dans une précédente chronique, et un autre médecin bloggeur, Daniel Bouquet, tirent le signal d'alarme. Pourquoi faut-il un décès pour que les clubs d'élite professionnels et semi-professionnels se demandent s'ils disposent en bord de terrain durant les matches d'au moins un médecin urgentiste, d'une équipe de secours formée à l'intervention et du matériel médical adapté pour effectuer les premiers examens cliniques vitaux ainsi que les actes lourds de réanimation ?
 
Bien entendu, tous ceux qui n'apprécient pas le rugby vont tirer à vue en profitant de ce drame pour pointer les errements du professionnalisme à la française qui privilégie le tiroir-caisse et le bling-bling. Mais là, il n'est plus question de formation mais bien de l'avenir du rugby en tant que pratique de haut niveau. Si, au XIVe siècle en France, les autorités interdirent la Soule, ce fut à cause du nombre important de décès enregistrés. Et quand, en 1931, les nations anglo-saxonnes écartèrent le XV de France du Tournoi des Cinq Nations, c'est en partie parce que deux joueurs étaient morts lors de rencontres de Championnat à la suite de violences préméditées.
 
En même temps qu'il est devenu professionnel en 1995, le rugby s'est métamorphosé sur le terrain. Plaquage à deux, déblayages dans les rucks, collisions délibérées : il ne s'agit plus d'éprouver l'adversaire pour diminuer sa résistance mais de l'agresser dans les règles pour le briser. Vingt ans après la fin de l'amateurisme qui était déjà bien marron et fonctionnait dans l'hypocrisie et le mensonge obligé, ce changement de paradigme a donné lieu, entre autres avatars, à une multiplication de commotions cérébrales qui inquiète et mobilise.
 
Sport à la fois d'évitement et de contacts, le rugby est devenu maintenant une pratique de combat. L'impact est encouragé, recherché, travaillé, cyniquement amélioré, le corps bodybuildé à grands renforts de produits chimiques utilisé comme un arme de destruction massive. Les heures de musculation en salle pèsent davantage que les exercices de dextérité et voilà comment on parvient à hisser dans l'élite une génération de bulldozers incapables de passer le ballon des deux côtés...
 
Sans compromettre son intégrité physique, comment un joueur placé sur ses appuis et donc arrêté peut-il parvenir à bloquer un adversaire de plus de cent trente kilos lancé droit sur lui ? Comment un attaquant, concentré sur la recherche d'intervalle, peut-il éviter les effets dévastateurs d'un plaquage en planche à hauteur de son buste, de ses épaules voire de son cou, zone désormais clairement visée par les défenseurs ? Ainsi qu'en témoigne le traumatisme subi par l'ailier tricolore Rémy Grosso en Nouvelle-Zélande.
 
Nous sommes responsables de cet état de fait que nous regrettons aujourd'hui à la lumière crue d'une disparition tragique. Je me souviens d'un entraîneur chantre d'humanisme hurlant à son équipe "carte blanche" et vous n'avez pas besoin de traduction pour comprendre qu'alors tous les sales coups étaient permis. C'était en 1991. Un des acteurs de ce match m'avoua avoir eu peur de mourir sur le terrain. Les histoires de boucherie ovale ne manquent pas depuis que le Championnat de France existe, et les victimes de coups de pompes dans la tête arborent leurs cicatrices comme des rosettes à la boutonnière.
 
Progrès notable, le rugby d'élite s'est assagi. Mais si la violence en bande organisée a disparu des trois premiers niveaux professionnels et semi-pros, l'engagement physique systématique et planifié comme arme tactique a rendu ce jeu monocorde, lassant à force d'être répétitif et, même si la manière a changé, tout aussi dangereux qu'avant. Voire même davantage. On imagine sans mal l'impact du drame d'Aurillac sur la psyché des familles : combien retireront leur enfant de l'école de rugby ? Se faire exploser, gamin, par plus gros et risquer plus tard son intégrité physique n'est pas une fatalité : il est urgent de repenser certaines règles du jeu.
 
Depuis ses premières pratiques à l'aube du XIXe siècle, le jeu de rugby-football n'a jamais cessé d'évoluer : il suffit de regarder la mêlée, par exemple, pour constater qu'elle est passée par tous les états, de quatre-vingt participants agglomérés à huit liés jusqu'à la sortie du ballon avec obligation de poussée rectiligne parallèle au sol, épaules droites. Il est urgent, donc, de rendre le rugby moins dangereux en réajustant très vite et pour le meilleur plaquage, contacts et rucks.


mardi 7 août 2018

A quoi rime Rimet ?

C'est presque passé inaperçu entre les effets de la canicule et l'affaire Benalla - un ancien rugbyman, ce dont on se serait passé -, mais la France est devenue championne du monde de football cet été. Ce fut l'opportunité rêvée pour savourer un Romeo y Julieta Churchills gardé dans l'humidor pour les grandes occasions et fêter l'avènement avec mes amis espagnols, éliminés en poule et, un peu chauvins, clairement heureux pour Raphaël Varane, Lucas Hernandez et Antoine Griezmann qui évoluent en Liga.

Dans ce onze tricolore sacré vingt ans après 1998 seul Kylian Mbappé joue en France. Ils sont quatre - N'Golo Kanté, Benjamin Pavard, Antoine Griezmann, Olivier Giroud - a avoir été ignorés, recalés ou rejetés jeunes par des clubs français. Nous avons beau former beaucoup de jeunes talents grâce à un système très au point, ce dont profite d'autres nations, les écueils restent nombreux pour parvenir à composer une équipe de football de haut niveau susceptible de rayonner.

Ce titre mondial est arrivé depuis Moscou comme la bonne surprise que personne n'attendait. Sacre pluvieux, sacre heureux. Mais il faut le confesser, depuis l'arrêt de bus de  Knysna, cette sélection nationale jusque là de faible amplitude ne parvenait pas à trouver grâce aux yeux du grand public. Et aussi des spécialistes. Huit ans de purgatoire tellement les étincelles furent rares. Selon un sondage, à quelques semaines du début de la compétition 53% de Français déclaraient "ne pas apprécier cette équipe."

Refrain bien connu, les allumés de dernière minute se portent toujours avec une passion incontrôlée au secours de la victoire. Ainsi ils étaient nombreux, les pseudos-supporteurs, à dévaler les Champs-Elysées puis dans la foulée à dévaliser les boutiques. Aussi débiles que des gangs de rappeurs à l'affut d'un flacon de parfum dans un duty-free d'aéroport... Cette montée en température nous aurait presque fait oublier l'essentiel : par quel miracle une équipe construite au dernier moment peut-elle renverser ainsi les pronostics ?

Vous trouverez cent personnes autour de vous pour assurer que, "oui, j'y croyais depuis le début." Foutaises. La béatitude avait déserté les rangs après trois matches de poule calamiteux, pour ne pas dire indignes, durant lesquels les Bleus parvinrent péniblement à inscrire trois buts, à savoir un pénalty généreux, un but d'un adversaire contre son camp et un dernier sur une faute grossière du gardien péruvien, avant de nous infliger une composition de "coiffeurs" sanctionnée par un match nul à tous les sens du terme face au Danemark (0-0).

Ce miracle s'appelle Didier Deschamps. Le management du Bayonnais a finalement payé. Ce titre, c'est le sien ! Pour avoir su agréger des personnalités atypiques, construire une défense, insuffler de la confiance, faire de l'abnégation une vertu première et libérer quelques individualités, tel Kylian Mbappé. Le onze de France a fait déjouer ses adversaire mais pas seulement : ses onze buts en phase finale témoignent d'un basculement notable. Les individualités se sont misent au service du collectif et non l'inverse, cette mésaventure survenue aux supposés sauveurs que n'ont jamais été Neymar, Messi et Ronaldo.

Manager, ménager ou le concept de l'entraîneur entraînant. Il y a cette confidence de Didier Deschamps : "Je me suis rappelé comment je réagissais quand j'étais joueur." Tout l'art de doser. Pas sûr que "Dédé" soit un lecteur d'Albert Camus mais il a fait sienne la phrase du journaliste-écrivain-philosophe : "Il n'y a pas d'endroit dans le monde où l'homme est plus heureux que dans un stade de football." Heureux de jouer et rien d'autre, donc. Un succès impossible à récupérer par le personnel politique toujours à l'affut d'un saut de popularité ; c'est une deuxième victoire.

Nous sommes cousins, il faut bien le reconnaître quand ça nous arrange. Ne dit-on pas Rugby-football, soit le jeu de ballon au pied pratiqué dans l'établissement scolaire de Rugby ? Pour autant, les recettes de ce titre mondial semblent bien éloignées des remous d'arrière-cuisine du XV de France. En 2011, quand les Tricolores furent si proches du sacre, leur rétablissement s'opéra sur fond de crise et de prise de pouvoir, pas autour d'un sentiment de bien-être collectif et d'égrégore en crampons.

Il est bon, à l'heure où ce trophée circule de mains en mains, de savoir que l'inventeur du concept de Coupe du monde, le Français Jules Rimet, avait créé une section artistique et littéraire au sein du club omnisport du Red Star dont il était le fondateur depuis 1897. On ne remporte rien en s'impliquant uniquement dans les dimensions tactiques, techniques et physiques. Est nécessaire un supplément. Qu'il se nomme appartenance, histoire ou culture importe peu. Pourvu qu'il soit.

jeudi 2 août 2018

Quartier de noblesse

Il fallait s'y attendre, le rugby d'en haut s'est fait le maillot durant l'été. Il fait trop show, à croire, pour laisser le blason à l'endroit où circule, battant et vaillant, le sang des jours de gloire. Les clubs, les uns après les autres, devraient donc faire disparaitre petit à petit leur histoire du devant de la scène, avantageusement remplacée en l'espèce par des mécènes. Il n'y a plus de noblesse : seul prime l'intérêt. Ainsi, après avoir découvert et apprécié la chronique de mon pugnace confrère des pages rugby du Figaro, David Reyrat, j'apprends donc que le Racing 92 et le SU Agen dégagent leur logo du cœur vers la région de l'aine. Si j'en crois ce que je lis, il n'y aurait donc plus aucun pli de la face à la fesse...

Le Racing-Club de France, le SU Agen, mais aussi le CA Bègles, le Stade Toulousain, le CA Brive et le RC Toulon : autant de belles aventures vécues et partagées dans les roideurs des hivers pour mieux ensuite être transmises à l'encre sympathique. Histoires devenues épopées de phase finale, nées dans l'intimité de ces constructions humaines qu'on nomme aussi "équipe". Il y avait tellement plus que du rugby, au sens de pratique sportive, et sur le terrain, personne n'aurait tout donné pour autre chose qu'un blason et un peu de renommée.

Parmi ces clubs (certains restés dans l'élite, d'autres luttant pour ne pas disparaitre), j'ai toujours gardé à fond de mon cœur une place à part pour le Stadoceste Tarbais. En bientôt quarante ans de presse écrite, les avants-matches du Stado à Jules-Soulé demeurent encore aujourd'hui un souvenir vivace. Des amitiés y furent tissées et perdurent, et j'ai pu partager ce qui fait le sel d'une équipe, ce qui la façonne, lui donne chair et vie. La cuvée 1988 du Stadoceste Tarbais recelait autant d'humour, de fantaisie et d'autodérision qu'elle proposait de solidarité, de respect et d'attachement.

Attachement, voilà bien le mot qui se vide petit à petit de sens. Le Chêne, le Blond, le Zèbre, le Lorrain, la Pioche, le Pottok : pour Schneider, Hondagé, Janeczek, Dintrans, Maleig et Arthapignet, pour ne citer qu'eux, les surnoms fusaient, soulignant les traits de personnalité, une particularité physique, une anecdote... Le rugby était à la périphérie, présent sans rien envahir. Un supplément à la vie. Début septembre, à l'initiative de leur entraîneur, l'insatiable Mitou Fourcade, ils se retrouveront pour fêter leur finale. Comme un long métrage sans titre.

Au sens étymologique du terme est champion celui qui représente et défend sa cité avec noblesse d'âme et férocité, celui qui porte au plus haut des vertus dans lesquelles son peuple, c'est-à-dire en rugby son public, se reconnait. Ainsi rarement dans son histoire le Bouclier de Brennus fut si amèrement retiré à un club qui le méritait tant. Trente ans plus tard, si les mêmes hommes se retrouvent pour fêter une aventure humaine hors normes, c'est bien parce que dans ce qu'il a d'essentiel, ce sport ne parle qu'aux âmes et se fiche pas mal des scores.

En 1891, avant d'arbitrer la première finale du Championnat entre le Racing-Club de France, justement, et le Stade Français, deux clubs qui ont tellement muté au fil des ans jusqu'à manquer de se fondre en une seule et monstrueuse entité (vous n'avez pas oublié le cynique épisode du "45 + 45 = 45" vendu par le duo comique Lorenzetti-Savare comme une avancée industrielle), le baron Pierre de Coubertin, en penseur du sport, avait emprunté au prieur du collège d'Arcueil le triptyque latin qui fera sa gloire. Mais s'il est question de "plus, plus, plus...", rien à voir avec une augmentation de budget.

"Citius, Fortius, Altius" (plus vite, plus fort, plus haut) constituait en fait un programme pédagogique, à savoir développer à la fois les capacités physiques des jeunes élèves mais aussi leurs capacités intellectuelles et spirituelles. Progresser pour battre des records ? Pas vraiment. La force se trouvait dans l'affirmation de l'intelligence ; quant à placer la barre plus haut, cela signifiait élever son esprit. Le monde sportif n'a pas bien perçu l'essence de cette devise : l'accomplissement du meilleur de soi est la première des victoires.