mardi 14 février 2017

En noir et blanc



Je ne suis jamais content, je l'avoue. Perdre alors qu'il est possible de l'emporter me frustre autant que de l'emporter de façon abâtardie. Il n'y a pas loin entre Twickenham et Saint-Denis. A la défaite encourageante succède le succès décourageant, et la dernière chose dont j'ai envie c'est bien de revenir au Top 14 alors que le scenario du Tournoi nous porte directement vers Dublin sans passer la case brise de Nice. Car enfin, s'éloigner des Six Nations au moment même où l'Irlande, le front ceint de lauriers, quitte Rome portée sur les épaules de ses vaincus pour s'apprêter à nous recevoir sous les vivats de l'Aviva, c'est s'infliger un coitus interruptus le jour de la Saint-Valentin...

Tout a été écrit, ou presque, sur ce maigre succès du dimanche. Saint-Denis n'a pas assez prié pour Guilhem et ses frères, et ce qu'il reste à en dire ne mérite pas un chapitre. Passons. Passer, c'est d'ailleurs ce que les Tricolores font le mieux, ça et pousser en mêlée. Ca fait plaisir, ça déplace le jeu et le ballon, mais si ça passe, ça ne franchit pas. Pourtant, il y aurait de quoi faire autour de Picamoles et de Gourdon, de Guirado et d'Atonio, de Lamerat et de Vahaamahina. Passer, oui, mais les bras. Et pas par intermittence, comme au spectacle.

Mon jeune confrère Anthony Tallieu n'a peur de rien. Il exerce son métier avec résolution, se fiche pas mal de faire ami-ami avec entraîneurs, présidents ou joueurs, n'hésite pas à porter le fer dans les maux et ne choisit jamais d'un mot le moindre. Dans la salle de conférence du Stade de France, il fut le seul à oser questionner Guy Novès moins d'une heure après le coup de sifflet final au Stade de France, dimanche, en invitant le sélectionneur national un peu chafouin à donner son avis sur l'impression de «régression» qui emballait le piètre succès sur l'Ecosse. La réponse du Toulousain fut cinglante : le «non, pas du tout» l'emportait ! Elle fut reprise partout.

De quoi cette victoire étriquée est-elle le «non» ? Non à la défaite, non à la spirale négative, non au doute, non à la fatalité. Mais non à la critique dépasse l'entendement... Si j'ai passé d'intéressantes minutes au téléphone avec Pierre Berbizier et Pierre Villepreux au sujet de l'avenir de l'Italie, nos discussions sont revenues au triste France-Ecosse du dimanche. Pas de sermons, non, une déception ; surtout une incompréhension de la part de deux des meilleurs techniciens français, dans l'ordre du plan tactique, de la cohérence entre composition d'équipe et organisation offensive, de la finalité de l'exercice.

Quand je leur fis gentiment remarquer que des victoires pourries comme celle-là avaient émaillé leurs parcours respectifs de joueur et d'entraîneur national, ils acquiescèrent. Ce qui les gênait, concernant cette victoire au rabais, c'était justement le manque d'exigence qu'elle soulignait. Manque d'exigence dans le jeu, que ce soit au niveau individuel ou collectif. Absence d'élévation. Il faut dire que la mise en perspective de ce match au regard d'Italie-Irlande, et surtout de Galles-Angleterre, ne facilite pas le simple bonheur d'un succès sans feu ni tête.

Ce qu'il y a de bien dans le sport, c'est qu'il garde en nous l'enfant que nous fûmes et que nous préservons en une petite flamme bien connue. Il y a un demi-siècle - déjà - le Tournoi était un long feuilleton qui s'égrenait tous les quinze jours, et il arrivait que la France ne joue pas d'un mois. C'était assez pour que l'équipe change du tout au tout, qu'une flopée de Biterrois remplace un quarteron de Narbonnais, que l'association dacquoise formée de Lux et Dourthe switche avec le duo de siamois Maso-Trillo, que Dauga reprenne à Walter (pas besoin du nom de famille, hein ?) le capitanat.

Alors, avec mon père, nous regardions avec gourmandise et recueillement les nations celtes et saxonnes en découdre entre elles. C'était il y a un demi-siècle et c'était hier. Durant le dernier Galles-Angleterre (16-21), j'ai retrouvé ce goût d'antan. Je me suis revu, gamin, accoudé sur la table d'un bar-restaurant du côté d'Auch, le regard levé vers le téléviseur. Nous étions en vacances, de retour des Pyrénées en février après une semaine de ski à Gourette. L'acteur Robert Lamoureux avait séjourné dans notre hôtel aux Eaux-Bonnes, mais c'est le rugby qui occupait nos pensées, ce samedi. En noir et blanc. Sur le chemin du retour vers La Rochelle, le Tournoi des 5 Nations obligeait à la halte.

Nous étions fascinés par l'engagement total des Gallois, des Ecossais, des Anglais et des Irlandais quand ils jouent entre eux. Comme s'ils s'étaient libérés de quelque chose. Peut-être du poids d'affronter la France et de se faire étriller, marcher dessus, labourer. Ils jouaient sans freins : chaque regroupement ressemblait à une bordée d'ivrognes. Mais c'était beau comme de l'antique. Le ballon, olive luisante, fusait sans cesse. Dans ces années 70, années de plomb, nous n'éprouvions aucune frustration à ne pas voir jouer le XV de France, lequel alternait des fulgurances (trop rares comme leur nom l'indique) et les bouillies comme celle qui nous a été servie, dimanche dernier.

Il faut que tout change pour que rien ne change. Les matches vendredi ou dimanche, donc, jour du soigneur ; les horaires en prime time pour les prima donna, les ballons en matière synthétique, l'arbitrage vidéo, les remplaçants systématiques, l'essai à cinq points, la mi-temps d'un quart d'heure, les boîtes de compléments alimentaires plutôt que les bocaux de cassoulet... Tout cela n'a pas modifié l'essence du jeu et s'extasier devant Galles-Angleterre propose le même effet jubilatoire. Il faut l'admettre, le rugby n'est plus chez nous. Il est resté ailleurs, en Nouvelle-Zélande, au pays de Galles, en Irlande, en Angleterre.

Beauté des flux migratoires, il nous faut évoquer Pau dans une petite section de cette chronique. Les Béarnais des All Blacks Simon Mannix, Colin Slade, Conrad Smith et Tom Taylor, sont entrés dans un Top 6 dont le Stade Rochelais s'avère un solide leader. Nous y reviendrons ce week-end, tranche domestique avant de nous envoler vers Dublin assister à ce match bascule. Pau reçoit Grenoble et La Rochelle accueille le Stade Français, de quoi conforter leurs positions, une irruption dans l'élite de l'élite qui donne à Toulouse, au Racing et à Bordeaux-Bègles de l'urticaire et pimente la tranche de saucisson qu'est cette 18e journée sans les internationaux. Au moins personne ne tremblera à la perspective de quelques blessures et forfaits de dernière minute qui auraient plombé ce XV de France de bien maigres réserves.



lundi 6 février 2017

Fleur bleue

Il y a des samedi plus noirs que d'autres. Quand votre équipe nationale à 7 ne passe pas le cap de la phase finale, battue par le Russie qui comme chacun le sait est une grand nation de rugby. Quand votre XV après avoir mené à Twickenham, éteint le public et fait rêver ses plus rétifs supporteurs d'un succès historique se fait cueillir par le Rose à neuf minutes du coup de sifflet final. Quand votre relève encaisse neuf essais face à de tendres Rosbifs qui comptent déjà dans leur rang le clone de Wilkinson, celui de Launchbury et un gigantesque ailier d'origine fidjienne qui devrait rapidement apparaître dans les radars d'Eddie Jones. Quand vos filles et vos femmes, en tête à la pause 13-0 dans ce Temple qui baisse de rideau se laissent ensuite remonter de vingt-six points.

A la question «qu'est-ce que le haut niveau?», on pourrait répondre tout ce que le rugby français ne possède pas. Ce que les Falcons d'Atlanta n'ont pas également. Dimanche soir, en épilogue de ce samedi de frustration abyssale, le 51e SuperBowl m'apporta quelques pistes de réflexion que j'ai envie de vous faire partager avant la réception de l'Ecosse, laquelle se déplace à Saint-Denis la fleur au fusil. Absents, maladroits, peu inspirés et pour tout dire surclassés pendant trois quart-temps, les New England Patriots ont su trouver les ressources mentales pour non seulement revenir au score mais l'emporter au terme de la première prolongation en mort subite de l'histoire de cette compétition ovale, elle aussi.

J'emploie à dessein l'expression «ressources mentales» plutôt que tactique, physique ou technique. Car à mes yeux il s'agit là du problème central des équipes qui ne parviennent pas à élever leur niveau de jeu au moment crucial, ce temps d'excellence où la force psychique cimente toutes les pierres de l'édifice, à savoir les combinaisons, le timing, l'exécution, la précision, la pertinence. Pourquoi Lopez manque-t-il le but au tournant de la première période, face aux poteaux, qui aurait fait passer la France en tête à la pause ? Pourquoi Atonio, ou Chouly, ou Lamerat, Nakaitaci, Vakatawa, Serin, Machenaud, foirent-ils la passe ou laissent-ils échapper le ballon promis à l'essai ?

Parce que leur mental est défaillant. Parce qu'ils ne sont pas capables de se sublimer quand il le faut. Parce qu'aucune transcendance ne les tire vers le haut. Vers ce qu'ils ont de meilleur, dans la zone des 110 %. Ils ne cassent pas leur propre barrière mentale. Il est là, le haut niveau ; dans la capacité à se hisser soi-même, sans le recours des autres, au-delà de ce qu'on pense être sa limite. Le champion vit sur une hauteur qui n'est pas celle du commun. S'il a plongé sa charrue dans la terre pour creuser un sillon, c'est vers les étoiles qu'il regarde pour le tracer droit.

Un psychologue étoffe le staff du XV d'Angleterre. Psychologue, ce n'est pas un gros mot. Pas davantage que diététicien ou ostéopathe. Le rugby passe par toutes les mains, tous les regards. Et rarement par la qualité d'écoute et de discernement. Evoquer ses freins, ses peurs, ses attentes n'est toujours pas naturel chez le rugbyman français. Sans doute parce qu'exposer ses faiblesses manque de virilité dans un sport qui se drape de machisme. Hélas pour nous, les Anglais, comme les Ecossais, d'ailleurs, ont compris depuis plusieurs années que la performance est mue par l'équilibre mental et qu'il se travaille.

Entre un XV du Chardon fort de ses certitudes après son succès face à l'Irlande et une équipe de France plombée à Twickenham par ses doutes et sa frustration après l'épisode des «fautes impardonnables», dixit Guy Novès, j'imagine que la rencontre de dimanche au Stade de France se jouera sur la note confiance, sur le registre mental, et pas seulement en clé de sol, là aussi un domaine où excellent les Calédoniens de ce diable de Greig Laidlaw bientôt parachuté à Clermont. Vous avez apprécié, c'est forcé, l'invention écossaise de «la touche aux trois-quarts», système D qui déboucha sur l'essai de Dunbar. D'autres inventions sont à prévoir et le staff français n'a pas besoin de s'arracher les yeux sur l'analyse vidéo puisque par définition les nouveautés sont imprévisibles...

Le XV de France dispose-t-il de leaders ? De joueurs charismatiques ? D'éléments capables de transformer le jeu ? De briser les défenses ? D'un capitaine à la hauteur ? Comme le font remarquer tous les internationaux que je connais et fréquente assez régulièrement, les joueurs sont premiers sur le jeu. On le constate encore une fois sous Novès. Le système, qu'il nomme «projet», est là, visible depuis la tournée de juin dernier en Argentine. Mais sans les hommes pour l'exprimer dans ce qu'il a de meilleur, il reste un voeu pieu susceptible de générer d'énormes frustrations, comme ce fut le cas face à l'Australie en novembre et l'Angleterre en ce début février.

C'est le message que fait passer Eric Blondeau au sein du XV d'Ecosse depuis deux saisons. Blondeau, préparateur mental de Clermont en 2010 avec les effets positifs qu'on connait, Blondeau ancien d'Angoulême, de Poitiers et de Cognac. Lui et l'Anglais Jeremy Snape mettent les joueurs en situation de gérer les difficultés, l'inattendu, le stress, les situations de crise, les catastrophes, pour mieux aborder les tournants de match. On voit bien, à la lumière de cet éclairage, où se situe l'écart aujourd'hui entre le XV de France et ses principaux adversaires. Il n'est pas physique, pas (toujours) tactique, ni technique (encore que). Il est d'abord d'ordre psychologique. Ce sera la clé du match, dimanche, à Saint-Denis.