Je ne suis jamais content, je l'avoue. Perdre alors qu'il est possible de l'emporter me frustre autant que de l'emporter de façon abâtardie. Il n'y a pas loin entre Twickenham et Saint-Denis. A la défaite encourageante succède le succès décourageant, et la dernière chose dont j'ai envie c'est bien de revenir au Top 14 alors que le scenario du Tournoi nous porte directement vers Dublin sans passer la case brise de Nice. Car enfin, s'éloigner des Six Nations au moment même où l'Irlande, le front ceint de lauriers, quitte Rome portée sur les épaules de ses vaincus pour s'apprêter à nous recevoir sous les vivats de l'Aviva, c'est s'infliger un coitus interruptus le jour de la Saint-Valentin...
Tout a été écrit, ou presque, sur ce maigre succès du dimanche. Saint-Denis n'a pas assez prié pour Guilhem et ses frères, et ce qu'il reste à en dire ne mérite pas un chapitre. Passons. Passer, c'est d'ailleurs ce que les Tricolores font le mieux, ça et pousser en mêlée. Ca fait plaisir, ça déplace le jeu et le ballon, mais si ça passe, ça ne franchit pas. Pourtant, il y aurait de quoi faire autour de Picamoles et de Gourdon, de Guirado et d'Atonio, de Lamerat et de Vahaamahina. Passer, oui, mais les bras. Et pas par intermittence, comme au spectacle.
Mon jeune confrère Anthony Tallieu n'a peur de rien. Il exerce son métier avec résolution, se fiche pas mal de faire ami-ami avec entraîneurs, présidents ou joueurs, n'hésite pas à porter le fer dans les maux et ne choisit jamais d'un mot le moindre. Dans la salle de conférence du Stade de France, il fut le seul à oser questionner Guy Novès moins d'une heure après le coup de sifflet final au Stade de France, dimanche, en invitant le sélectionneur national un peu chafouin à donner son avis sur l'impression de «régression» qui emballait le piètre succès sur l'Ecosse. La réponse du Toulousain fut cinglante : le «non, pas du tout» l'emportait ! Elle fut reprise partout.
De quoi cette victoire étriquée est-elle le «non» ? Non à la défaite, non à la spirale négative, non au doute, non à la fatalité. Mais non à la critique dépasse l'entendement... Si j'ai passé d'intéressantes minutes au téléphone avec Pierre Berbizier et Pierre Villepreux au sujet de l'avenir de l'Italie, nos discussions sont revenues au triste France-Ecosse du dimanche. Pas de sermons, non, une déception ; surtout une incompréhension de la part de deux des meilleurs techniciens français, dans l'ordre du plan tactique, de la cohérence entre composition d'équipe et organisation offensive, de la finalité de l'exercice.
Quand je leur fis gentiment remarquer que des victoires pourries comme celle-là avaient émaillé leurs parcours respectifs de joueur et d'entraîneur national, ils acquiescèrent. Ce qui les gênait, concernant cette victoire au rabais, c'était justement le manque d'exigence qu'elle soulignait. Manque d'exigence dans le jeu, que ce soit au niveau individuel ou collectif. Absence d'élévation. Il faut dire que la mise en perspective de ce match au regard d'Italie-Irlande, et surtout de Galles-Angleterre, ne facilite pas le simple bonheur d'un succès sans feu ni tête.
Ce qu'il y a de bien dans le sport, c'est qu'il garde en nous l'enfant que nous fûmes et que nous préservons en une petite flamme bien connue. Il y a un demi-siècle - déjà - le Tournoi était un long feuilleton qui s'égrenait tous les quinze jours, et il arrivait que la France ne joue pas d'un mois. C'était assez pour que l'équipe change du tout au tout, qu'une flopée de Biterrois remplace un quarteron de Narbonnais, que l'association dacquoise formée de Lux et Dourthe switche avec le duo de siamois Maso-Trillo, que Dauga reprenne à Walter (pas besoin du nom de famille, hein ?) le capitanat.
Alors, avec mon père, nous regardions avec gourmandise et recueillement les nations celtes et saxonnes en découdre entre elles. C'était il y a un demi-siècle et c'était hier. Durant le dernier Galles-Angleterre (16-21), j'ai retrouvé ce goût d'antan. Je me suis revu, gamin, accoudé sur la table d'un bar-restaurant du côté d'Auch, le regard levé vers le téléviseur. Nous étions en vacances, de retour des Pyrénées en février après une semaine de ski à Gourette. L'acteur Robert Lamoureux avait séjourné dans notre hôtel aux Eaux-Bonnes, mais c'est le rugby qui occupait nos pensées, ce samedi. En noir et blanc. Sur le chemin du retour vers La Rochelle, le Tournoi des 5 Nations obligeait à la halte.
Nous étions fascinés par l'engagement total des Gallois, des Ecossais, des Anglais et des Irlandais quand ils jouent entre eux. Comme s'ils s'étaient libérés de quelque chose. Peut-être du poids d'affronter la France et de se faire étriller, marcher dessus, labourer. Ils jouaient sans freins : chaque regroupement ressemblait à une bordée d'ivrognes. Mais c'était beau comme de l'antique. Le ballon, olive luisante, fusait sans cesse. Dans ces années 70, années de plomb, nous n'éprouvions aucune frustration à ne pas voir jouer le XV de France, lequel alternait des fulgurances (trop rares comme leur nom l'indique) et les bouillies comme celle qui nous a été servie, dimanche dernier.
Il faut que tout change pour que rien ne change. Les matches vendredi ou dimanche, donc, jour du soigneur ; les horaires en prime time pour les prima donna, les ballons en matière synthétique, l'arbitrage vidéo, les remplaçants systématiques, l'essai à cinq points, la mi-temps d'un quart d'heure, les boîtes de compléments alimentaires plutôt que les bocaux de cassoulet... Tout cela n'a pas modifié l'essence du jeu et s'extasier devant Galles-Angleterre propose le même effet jubilatoire. Il faut l'admettre, le rugby n'est plus chez nous. Il est resté ailleurs, en Nouvelle-Zélande, au pays de Galles, en Irlande, en Angleterre.
Beauté des flux migratoires, il nous faut évoquer Pau dans une petite section de cette chronique. Les Béarnais des All Blacks Simon Mannix, Colin Slade, Conrad Smith et Tom Taylor, sont entrés dans un Top 6 dont le Stade Rochelais s'avère un solide leader. Nous y reviendrons ce week-end, tranche domestique avant de nous envoler vers Dublin assister à ce match bascule. Pau reçoit Grenoble et La Rochelle accueille le Stade Français, de quoi conforter leurs positions, une irruption dans l'élite de l'élite qui donne à Toulouse, au Racing et à Bordeaux-Bègles de l'urticaire et pimente la tranche de saucisson qu'est cette 18e journée sans les internationaux. Au moins personne ne tremblera à la perspective de quelques blessures et forfaits de dernière minute qui auraient plombé ce XV de France de bien maigres réserves.