dimanche 14 janvier 2018

Le soldat Ryan

L'engagement est la première des valeurs du rugby - dont les caustiques se gaussent à longueur de temps. Tout le reste en découle. Le remugle qu'édiles imprudents et pratiquants obtus nous servent depuis quelques temps ne parviendra pas à submerger cette vertu cardinale. Tant que des joueurs de devoir et d'abnégation considèreront leurs promesses comme vitales, ce sport continuera  de nous enthousiasmer.

Si les diffuseurs s'amusent à élire juste avant le coup de sifflet final l'homme de match en surfant sur l'écume des rencontres, nous creuserons toujours davantage à l'aplomb des attitudes susceptibles de cerner au mieux, c'est-à-dire au plus profond, ce qui définit l'essence du rugby, sport de combat et d'évitement collectif. Rien n'est moins spectaculaire qu'un soutien, et l'exemple à suivre n'est pas toujours le plus clinquant.

A moins de trois semaines du coup d'envoi du Tournoi l'affrontement entre le Racing 92 et le Munster était la meilleure façon de se projeter vers ce qui s'annonce comme un choc tellurique, et pas seulement pour la détermination sans faille que mettront comme d'habitude et jusqu'au bout les Irlandais, valeurs sûres du rugby de l'hémisphère nord, pour être fidèles à ce rendez-vous et à l'idée qu'ils se font d'eux-mêmes et d'un jeu qui révèle leur caractère.

Comme vous, j'ai apprécié dimanche dernier la rudesse d'un de ces prototypes de deuxième-ligne de la verte Erin, son sens unique du sacrifice, ses interventions sèches et tranchantes, mais aussi la précision de ses gestes au soutien et à la récupération. J'ai été touché par le feu contenu qui consumait ses adversaires et galvanisait ses partenaires, la constance de son irrésistible activité au service de son équipe quand elle était menée. La rencontre terminée, il a étreint ses partenaires, immédiatement félicité l'arbitre puis réconforté ses adversaires.

Premier à se jeter dans les airs et au sol pour capter, gratter, conserver et offrir un ballon de renvoi - c'est le plus difficile - au plus fort de la domination adverse, il allait aussi de l'un à l'autre ; ici une tape d'encouragement sur l'épaule, là un mot fort pour éviter qu'une digue cède. Avec sa gueule taillée à la serpe de second rôle de western, sa carrure de chasseur de baleines, ses manières de videur de pintes, le soldat Ryan a sauvé sans aucun doute le club francilien d'une défaite face à ses frères.

Donnacha Ryan - c'est de lui qu'il s'agit - symbolise ce que l'Irlandais a de plus authentique, ce fighting spirit qui fait si mal aux côtelettes adverses quand les genoux creusent un sillon dans le ruck, et quand ce ne sont pas les genoux ce sont les coudes qui se plantent partout où il nécessaire d'alimenter le combat. Samedi 3 février, ce sont quinze soldats Ryan que le XV de France trouvera malheureusement pour lui sur son tortueux chemin de croix.

Il a beau être né, avoir grandi et représenté treize saisons durant le Munster, sa terre nourricière, ce Ryan si peu riant s'est élevé au plus haut pour faire honneur à ce qu'il est profondément, à savoir un joueur de rugby, quel que soit le maillot qu'il porte, l'adversaire qu'il affronte, le contexte dans lequel il évolue. L'idée qu'il se fait de son rôle et surtout de son devoir dépasse toutes ces contingences, surtout celles qui auraient pu le mettre mal à l'aise face à d'anciens compères, complices et sans doute amis

On ne peut qu'être admiratif d'une telle abnégation. Car non seulement le néo-Racingman a livré devant le Munster une performance en tous points remarquable d'engagement auprès de ses nouveaux partenaires, mais surtout il a trouvé assez de flamme dans un répertoire énergivore pour les sublimer dans les derniers instants, essentiels, cruciaux, vitaux. Sur le terrain, lui l'Irlandais n'a de patrie que l'équipe avec laquelle il joue. C'est pour cela que le rugby est grand.

"J'ai vraiment un faible pour les Irlandais. Je trouve leurs combats dramatiques. J'ai plus que de la tendresse pour eux. Une certaine admiration, et même une admiration certaine. Si je n'avais pas été français, j'aurais bien aimé être irlandais. C'est un peuple dont j'aime le sens du tragique, de l'émouvant et des choses définitives." Ainsi s'exprimait Jean-Pierre Rives, sa carrière terminée.

Tant qu'il y aura des Donnacha Ryan, rien ne sera vraiment perdu. Le petit monde ovale des arrangements et des commissions, des oublis et des glissements, mais aussi des stratégies vérolées par l'abus de percussions, de conservation et de commotions, n'a pas de prise sur l'essentiel, à savoir les liens de sueur et les soudures à l'âme, le don de soi, le besoin des autres. Sources d'inspiration, tous les Ryan de ce jeu propagent depuis un siècle et demi l'esprit de sacrifice et l'exaltation par l'exemple.

Les Tricolores sauront s'en souvenir quand ils s'élanceront, samedi 3 février au Stade de France, pour ce qui sera, on l'espère, la première étape d'une reconquête que nous appelons de tous nos vœux sous l'aile bienveillante de leur nouveau coach et de ses adjoints face aux Ryan en vert. Comme la vie, le rugby, qui n'est finalement qu'une de ses métaphores, ne vaut que par les engagements que nous prenons sans attendre que d'autres les remplissent pour nous.

mardi 9 janvier 2018

Show, effroi...

On se souhaitait plein de bonnes choses pour 2018 en espérant tourner le dos à l'année passée riche en désillusions, et voilà que tombe trop rapidement le premier coup d'effroi. Le rugby pro a maintenant vingt-trois ans et je passe souvent devant l'hôtel où fut signée la fin de l'ère amateur - sur les Grands Boulevards, à côté de l'Opéra Garnier - par un aréopage de dirigeants de l'International Board. On mesure ainsi, pas à pas, le changement intervenu.

Le rugby serait donc devenu une activité artistique. En tout cas, il se donne en spectacle dans une salle, désormais. Franchement, c'est assez étonnant. Il y fait doux, on y est confortablement assis et devant nous s'ouvre un terrain parfaitement déroulé. On se croirait au cinéma. Erigée derrière l'Arche de la Défense, la U Arena marque une nouvelle borne dans l'histoire de ce jeu.

Pelouse synthétique, vase clos, fantasia sonore et visuelle avant le coup d'envoi, écran plus que géant : on se souviendra surtout dans quelques années qu'à cet endroit le plus titré des entraîneurs français se fit hara-kiri devant les Japonais avant d'être viré comme un malpropre - une première - par le président de la FFR, et qu'un gamin commotionné fit passer sur nos échines un frisson d'horreur.

Voici bien désormais les deux faces d'une même activité, sport de combat collectif calibré pour plaire mais inquiet pour son avenir et celui de ses pratiquants au plus haut niveau. Du show à l'effroi... En passant de deux entraînements par semaine à deux par jour, les joueurs professionnels sont devenus des armes de percussion. Qu'on leur ajoute d'ici peu des protections en kevlar et nous aurons une version du "gridiron" et sans doute davantage de commotions à regretter.

En une semaine, la première de l'année, le rugby français a connu des remous dont je ne vais pas faire l'inventaire ici au prétexte bien naïf que j'ai décidé de rester optimiste et de ne pas me tordre les intestins pour une activité sportive dont l'évolution de toute façon m'échappe complétement, quoi que je fasse pour dénoncer telle collusion ou tel manquement. Regretter n'a jamais été mon fort.

Bien qu'éloigné géographiquement, j'ai néanmoins suivi le retour de Jacques Brunel à Marcoussis, et l'entrée en scène de ses adjoints, Jean-Baptiste Elissalde, Julien Bonnaire et Sébastien Bruno. Un manager madré entouré d'une nouvelle génération de techniciens. Il suffit peut-être d'un peu de confiance insufflée pour que reparte avec eux le mouvement bleu. Et quand je parle de confiance, il s'agit de celle que chaque joueur aura dans ses coéquipiers, quand le regard précède la passe.

Pour les besoins d'une belle cause - le Tournoi - qui devrait paraître dans les kiosques à la fin du mois, j'ai passé cette semaine quelques moments ovales avec Jo Maso, André Herrero, Jean Gachassin, Franck Mesnel, Benoît Dauga, Jean-Michel Aguirre, Dimitri Yachvili, Philippe Bérot, Pierre Berbizier, Didier Codorniou, Pierre Mignoni et Philippe Sella. D'autres sont à venir. Tous me parlent de cette confiance en l'autre, qui n'est pas de l'altruisme mais, plus fort, de l'altérité, cette essence du sport collectif. Nous aurons l'occasion très prochainement d'y revenir.