dimanche 8 octobre 2023

Boks en stock

 

   
Considérant la démonstration irlandaise, samedi soir au Stade de France, bonus offensif avant la pause et défense hermétique malgré de longs temps forts écossais dans la zone de marque, les Tricolores peuvent peut-être s'estimer heureux de ne pas avoir à affronter dès les quarts de finale la nation numéro un au classement World Rugby, son jeu clinique tranchant comme un scalpel ainsi qu'en témoignent deux essais : celui d'Hugo Keenan à la 26e minute à la conclusion d'une attaque en première main derrière touche avec redoublées, angles de courses inversés, offload et décalage. Et celui de Iain Henderson six minutes plus tard au terme d'une longue séquence de percussions, chaque porteur du ballon franchissant la ligne d'avantage. Jusque dans l'en-but. 
Comme une roue de la fortune - ou de l'infortune, l'avenir nous le dira -, la désormais très fameuse flèche du temps a donc pointé l'Afrique du Sud. Après avoir conquis un premier petit sommet en venant à bout des All Blacks en match d'ouverture, le XV de France s'attaque aux champions du monde pour entrer dans la phase finale et peut légitimement ressentir de la frustration en considérant l'autre partie du tableau avec ses deux équipes moribondes, Angleterre et Argentine, qui côtoient Galles et Fidji. Après deux défaites consécutives en quarts - Coupes du monde 2015 et 2019 - une troisième élimination rapide serait vécue comme une humiliation, et il n'est pas certain que le rugby français parviendrait à se remettre de pareil fiasco si d'aventure il survenait. 
Comme les Néo-Zélandais fidèles à leur règle des 3 P - possession, placement, rythme - et les Irlandais qui récitent depuis vingt ans une obsédante partition aussi musclée que millimétrée, les Springboks accrochent leurs trois étoiles - 1995, 2007, 2019 - à une charrue qui creuse profondément son sillon. Certes, ils ont enrichi leur palette offensive, mais on en oublierait presque qu'ils furent pionniers dans ce domaine dès 1906, alignant autour de leur centre Japie Krige la plus incisive ligne de trois-quarts qu'il était possible de composer au début du siècle dernier. La France fut l'une des premières à s'en rendre compte, pulvérisée 5-38 (un essai contre huit) au Bouscat, le 11 janvier 1913 pour son premier contact avec les Springboks.
Les chiffres ne disent pas tout mais là, ils racontent le poids de l'Afrique du Sud dans notre palmarès. La tournée victorieuse de 1958 sous la férule du Docteur Pack marque l'An I du rugby français, et durant la période plus contemporaine, celle de l'après-apartheid, c'est bien en France et nulle part ailleurs que les Springboks choisirent d'effectuer leur première tournée, à l'automne 1992, en retour du soutien que la FFR n'avait jamais cessé d'apporter avant et pendant les années de boycott. Mais en quarante-cinq rencontres, les Tricolores ne l'ont emporté qu'a douze reprises et seulement pour moitié à domicile, la dernière fois le 12 novembre 2022 à Marseille. Jonathan Danty y avait d'ailleurs laissé sa mâchoire.
Historiquement, le jeu sud-africain est prioritairement basé sur le défi physique frontal. Depuis 1952 et à l'initiative de Danie Craven, il s'est agi de gagner le plus vite possible la ligne d'avantage, et quoi de mieux que les avants pour y parvenir ? Pour diriger le jeu, les techniciens sud-africains et le premier d'entre eux, Auguste Markotter, avaient choisi le troisième-ligne centre de préférence au demi de mêlée. "Nous mettons notre meilleur joueur en numéro huit", répétait le père de tous les entraîneurs springboks, l'idée consistant à conserver le ballon au plus près du pack avant de le transmettre.
Le canevas afrikaner a évolué au fil de temps en offrant la conduite du jeu au demi d'ouverture (cf. Naas Botha dans les années 80) puis au demi de mêlée (cf Joost van der Westhuizen en 1995). C'est toujours là où se situe la clé aujourd'hui. Lutin polymusclé à figure d'ange, Faf de Klerk, le Dupont sud-africain, fut en 2019 au Japon le patron du clan bok. Il l'est encore, et son face-à-face - façon de parler - avec notre nouveau "Petit Napoléon" promet d'être pour le moins agité. Ajoutons à cela, ainsi que me le faisait remarquer Olivier Roumat, "un triangle 11-14-15 exceptionnel et très rapide dont il faudra se méfier", qui ajoute au rouleur-compresseur une attraction arrière.
Il y a soixante-dix ans, Lucien Mias, les frères Prat, Guy Basquet, Gérard Dufau et le rugby français découvraient les "Rugbymen du Diable" à l'issue de leur tournée victorieuse dans l'hémisphère nord. Puissants, affutés, supérieurement organisés, ils avaient infligé un terrible 0-44 à l'Ecosse avant de surclasser les Tricolores à Colombes, 3-25, en marquant six essais sans en concéder un seul... Précurseurs, ils semèrent là les graines du rugby moderne. Ceux qui s'avancent sont leurs héritiers. De Colombes à Saint-Denis en passant par le Parc des Princes et le tellurique 10-52 (un essai contre sept) de 1997 que Fabien Galthié et Raphaël Ibanez n'ont pas oublié, les Springboks n'ont jamais cessé d'être, finalement, le miroir dans lequel se reflète le XV de France. Espérons juste que l'image, samedi soir, ne soit pas déformée.
En parlant d'image marquante, s'il n'y avait à ce jour qu'une seule rencontre de ce Mondial à garder pour montrer aux générations prochaines ce qu'est ce jeu lorsqu'il est pratiqué avec passion et talent par une équipe unie autour de valeurs porteuses comme la solidarité, le soutien et l'engagement, parions que tous les amoureux du rugby choisiraient le Portugal-Fidji remporté d'un point (24-23) à la dernière minute par Os Lobos sur un côté fermé à la conclusion d'une ultime relance en haut style. Le temps de ce match historique, un pays dédié au dieu football comme l'est le Portugal a vibré comme par magie pour le rugby. 

Aux lecteurs et lectrices, sortira début novembre le livre Côté Ouvert, publié chez Passiflore, recueil des meilleures chroniques de ce blog.

mercredi 4 octobre 2023

En résonnance

Jusque-là, tout va bien : les stades sont pleins, les pintes de bière se vident plus vite que les travées au coup de sifflet final, les adversaires s'enlacent une fois le match terminé et les supporteurs fraternisent dans les estaminets... Comme en 1991 et en 2007, cette édition démontre que la France sait recevoir. Mais ce n'est pas nouveau: depuis que le rugby existe et que le public a été admis à pénétrer dans l'enceinte d'un stade puis à payer sa place, pas une rencontre internationale n'a dégénéré. 

On peut attribuer sans se tromper cette osmose aux vertus et aux valeurs que véhicule ce sport, discipline éducative par excellence et à l'origine. Ses supporteurs sont pour la plupart des pratiquants voire des connaisseurs à l'image des aficionados, doctes analystes de la chose tauromachique capables de disséquer une passe jusqu'au petit matin. Même s'il est encore un peu tôt pour tirer un bilan de l'édition 2023 - la seule entièrement organisée sur nos territoires - l'évoquer à mi-parcours, c'est aussi l'occasion de rendre hommage aux milliers de bénévoles qui s'activent pour rendre plus belle cette tranche de vie. 

Mais il est long ce calendrier augmenté d'une semaine afin d'offrir cinq jours incompressibles de repos aux joueurs engagés dans des affrontements de plus en plus intenses. Mis à part la blessure, l'attente, l'opération et le retour d'Antoine Dupont auprès du groupe France, piétiner deux semaines d'un bout à l'autre de ce tunnel sans action dans lequel sont versés les Tricolores a douché l'enthousiasme populaire des premiers jours. D'autant que les mères de famille se demandent s'il est bon, au moment où la santé des joueurs est au cœur de toutes les problématiques - médicales, sportives, arbitrales -, d'insister pour faire rejouer notre capitaine fracassé, même casqué de cuir...

Interrogeons-nous, aussi, sur la multiplication des scores fleuves qui emportent dans leurs flots tout suspense au bout d'une demi-heure de match à sens unique. On ne compte plus les victoires qui dépassent cinquante points et décrédibilisent les oppositions présentées à grand renfort de mauvaise foi comme équilibrées. Depuis 1987, vingt-cinq nations ont disputé une Coupe du monde - ce qui est peu - et seuls Fidji, Samoa, Canada et Japon sont parvenus à s'immiscer en quarts de finale au milieu du Big Nine composé des historiques du Tournoi des Cinq Nations et des quatre de l'hémisphère sud. 

A l'évidence, le rugby mondial souffre de consanguinité. Nonobstant le plaisir que nous avons à voir ces sélections nationales proposer un jeu de mouvement sans calcul, l'injection du Chili aux côtés de l'Uruguay et du Portugal ne va pas modifier le déséquilibre existant entre les ténors, qui attirent télévisions et partenaires commerciaux, et le reste du chœur soumis au bon vouloir financier et à l'aide logistico-sportive de World Rugby. On remarquera au passage que mis à part l'Angleterre et l'Irlande, toutes les autres fédérations souffrent de déficits budgétaires plus ou moins importants. En France, la note à régler s'élève à douze millions d'euros. 

Si cette dixième Coupe du monde brille par son cadre festif, ses affluences à guichets fermés et sa médiatisation à défaut de nous offrir dans sa première partie une symphonie sportive digne des meilleures compositions, elle marque, du moins à mes yeux, la fin d'un cycle. Le concept étalé aujourd'hui devant nous arrive à son point critique. Les caciques de World Rugby vont devoir renouveler en profondeur le système s'ils ne veulent pas connaître une cruelle désillusion en Australie dans quatre ans.

En attendant de monter dans le quart face aux Springboks, de nombreux affluents ont irrigué l'idée même d'une Coupe du monde. Ainsi a-t-elle été déclinée en version militaire à Vannes, scolaire à Pontlevoy et universitaire à Pessac. Celle des clubs amateurs a été remportée par les Sud-Africains d'Hamilton Sea Point, victorieux des Chiliens samedi dernier au stade Jean-Rolland de Digne-les-Bains. Tout cela fait résonnance et, paraphrasant le sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa, réveille notre capacité à nous laisser atteindre et éventuellement transformer par de nouvelles formes de rapport au monde, expérience de connexion qui est "l'essence même de l'existence".

Début novembre, les éditions Passiflore publieront Côté Ouvert, recueil des meilleures chroniques du blog depuis 2016.