dimanche 25 février 2024

Les grands brûlés

Combien de temps faudra-t-il encore le répéter ? A l'évidence, la défaite du XV de France en quarts de finale de la dernière Coupe du monde n'a pas été digérée. C'était il y a quatre mois et on n'aborde pas aussi légèrement un tel traumatisme, on ne le survole pas, on ne cherche pas à en minimiser les effets et surtout, on s'en occupe au coup de sifflet final au lieu de renvoyer joueurs et staff chez eux sans prendre le temps de libérer la parole. Car maintenant, qu'on le veuille ou pas, ce XV de France de grands brûlés a perdu son mental, son moral, sa confiance et, par là, son rugby.
Après avoir terrassé l'équipe de France des moins de vingt ans la veille à Béziers grâce à une mêlée dominatrice et une défense de fer, l'Italie était en condition de réaliser l'exploit, c'est-à-dire vaincre pour la première fois le XV de France sur ses terres dans le Tournoi. Certes, celle-ci était un peu excentrée au nord mais ça restait un match à domicile que les Tricolores ne surent pas emporter. Et l'inefficacité sur leurs temps forts interroge : c'est un signal qui rappelle les mauvaises heures passées sous Philippe Saint-André, Guy Novès - viré de Marcoussis par Bernard Laporte après un match nul contre le Japon - puis Jacques Brunel entre 2012 et 2019.
En rugby comme dans d'autres sports, le cerveau s'impose comme le muscle le plus important. Il détermine tout. En témoignent ces passes manquées, balancées dans le vide, adressées à n'importe qui et n'importe comment. Aussi ces mauvaises inspirations, à l'image du "quatre contre un" en sortie de percée de Matthieu Jalibert à la 12e minute transformé à cause d'une course trop longue en "trois contre trois" piégeux dans lequel tomba Gaël Fickou, qu'on a connu plus tranchant.
Complétement perdu, ce XV de France est passé en quatre mois d'un tonitruant 60-7 - huit essais à un - en match de poule du Mondial à ce pathétique 13-13 dans le Tournoi. Ce résultat bien nul aurait pu virer à la défaite historique sans la négligence de Paolo Garbisi, coupable d'avoir mal installé son ballon avant une frappe aussi déterminante. La bourde de l'ouvreur de la Nazionale, déclassé de Montpellier pour rejoindre Toulon, rappelle celle de l'infortuné François Gelez face aux All Blacks à l'automne 2002, laissant ses partenaires avec un nul mal payé (20-20). 
Là aussi, au risque assumé de me répéter, il est temps de lancer une nouvelle génération en équipe de France. Et d'abord parce puisqu'il est question de préparer 2027, si j'en crois le staff. Les "anciens" sont exsangues, carbonisés, éteints, atones, disloqués, incapables de se sublimer, de se transcender, ou tout simplement de retrouver les plans de jeu égarés en octobre de l'année dernière, au moment le plus important, en quarts de finale. A tel point qu'on ne sait plus - depuis la défaite à Dublin en 2023 - à quoi joue ce XV de France.
Fabien Galthié a offert une chance à Posolo Tuilagi. Alors place à Emilien Gailleton, Nicolas Depoortere, Hugo Reus et Baptiste Couilloud, qu'on voit étincelant avec Lyon depuis le début de l'année ! Donnez-leur le ballon, et si possible dans de bonnes conditions ! Arrêtez de percuter bêtement devant, têtes baissées, aveuglés par l'illusion de puissance qui ne mène nulle part si ce n'est au fiasco ! Car ce résultat nul face à l'Italie est une défaite, et d'abord la défaite de l'esprit, du jeu, ce style "à la Française" qui a disparu depuis un an maintenant, sans qu'on comprenne pourquoi.
Battue par l'Afrique du Sud, humiliée par l'Irlande, chanceuse en Ecosse et surprise par l'Italie, l'équipe de France qui vise le titre mondial en 2027 a beaucoup reçu de ces quatre derniers matches. Reste maintenant à se rendre à Cardiff avant de recevoir l'Angleterre. De jeunes Gallois sans complexes et des Anglais qui remontent la pente n'auront rien de victimes expiatoires. Et il est possible qu'au moment d'éclairer les comptes, l'avant-dernière place du classement revienne à cette France pour l'instant un peu rance, anesthésiée par la communication lénifiante de son coach qui a tendance à éteindre la lumière.

mardi 20 février 2024

Calcio, régime florentin

La dette contractée par le jeu de rugby auprès des Italiens est immense. A commencer, comme l'écrivit l'historien Henri Garcia, par l'Haspartum exporté en Gaule et chez les grands bretons par les légions romaines, activité physique avec ballon structurée comme une guerre en temps de paix pour aguerrir la soldatesque aux joutes viriles, au contact frontal et à l'organisation collective. Que dans le sillage des conquêtes romaines la Soule et le hurling over country aient été pratiqués en Bretagne et au Royaume-Uni n'étonnera personne.
Bien avant William Webb Ellis, courant balle en mains sur le Bigside de l'université de la ville de Rugby, la grande affaire du jeu trouva sa première acmé à Florence, en Italie. Après plusieurs décennies de pratique libre furent rédigées en 1580 les règles du Calcio, soit trois siècles avant que ne soit organisé le premier match international entre l'Ecosse et l'Angleterre à Raeburn Place dont le Tournoi assure un remake tous les ans.
Place Santa Croce, se disputait le tournoi des quatre quartiers entre bleus, blancs, rouges et verts représentant les zones historiques de la cité alors déclarée République florentine, au grand dam du Pape. Aujourd'hui encore, en période de carnaval, la tradition est maintenue : elle commémore depuis le 17 février 1930 le siège de la ville, mené quatre siècles plus tôt par l'armée de l'Empereur Charles Quint pour rétablir un Médicis à la tête du gouvernement ducal.
Tout sauf un hasard, une huile représentant le Calcio trône à l'entrée du musée de Twickenham. Bien avant de pousser une balle ronde au pied, les Transalpins avaient choisi de la déplacer vigoureusement à la main et, symbole qui reste à déchiffrer, trois Papes - Clément VII, Léon XI et Urbain VII - pratiquèrent à Florence cette activité brutale avant de choisir des voies plus impénétrables et coiffer la mitre à Rome. 
1930, c'est aussi le moment où la France se rapprocha rugbystiquement de l'Italie. Trois ans plus tard, à Turin, les représentants de neuf nations européennes préparèrent les statuts de la fédération internationale du rugby amateur qui vit le jour le 24 janvier 1934. Et c'est à Rome, le 22 avril de l'année suivante, que fut donné le coup d'envoi du premier tournoi FIRA. La finale vit la France pulvériser la Nazionale (44-6). Entraînée entre 1934 et 1936 par un des meilleurs techniciens français, le trop méconnu Julien Saby, l'Italie profita ensuite des conseils du Clermontois Michel Boucheron.
La part française dans la construction et l'avènement du rugby transalpin est colossale : entre 1978 et 2016, Pierre Villepreux, Bertrand Fourcade, George Coste, Pierre Berbizier et Jacques Brunel s'appliquèrent à hisser la Nazionale parmi les meilleures nations mondiales, en témoignent la première victoire italienne (32-40) face au XV de France le 22 mars 1997 et, trois ans plus tard, l'entrée solennelle dans les Six Nations. En 2007 et surtout en 2013, les Transalpins accrochèrent une quatrième place dans le Tournoi, devant l'Irlande et la France, "bonne" dernière. 
Sans une tentative de drop-goal clownesque signée du troisième-ligne centre Sergio Parisse - "l'homme de tous les records" - piquant l'idée à son ouvreur pourtant mieux placé que lui, l'Italie aurait sans doute battu la France à Saint-Denis en 2016, exploit après lequel elle court toujours. Mais la balle, mal frappée, s'écarta des poteaux. Comme elle s'éloigna un soir de match de poule en Coupe du monde à Saint-Etienne. Ce 29 septembre 2007, l'arrière David Bortolucci manqua en fin de rencontre un but de pénalité, laissant l'Ecosse l'emporter de justesse, 18-16, et disputer un quart de finale...
Battue in extremis par l'Angleterre en ouverture de la présente édition, surclassée à Dublin par l'Irlande sans pouvoir inscrire le moindre point, l'Italie de Gonzalo Quesada se situe néanmoins aujourd'hui à des années-lumière de la triste équipe humiliée durant la Coupe du monde. Un Ange, fut-il aussi véloce que le Toulousain Capuozzo, ne sera pas de trop pour vaincre les démons transalpins - défense perméable, conquête aléatoire, attaque latérale, maladresses rédhibitoires - à l'heure où le XV de France en quête de rédemption fait cap sur Lille.