lundi 10 octobre 2016

Vivement dimanche

Savigny-sur-Orge, dimanche. Bon grain ne saurait mollir. Face à Athis-Mons venu en voisin. L'instant du match où le score peut basculer. Savigny mène de cinq points et défend son avance, pliant sans rompre. Mêlée. Dernière minute de deuxième série. Dégagement contré. Ou pas. Ballon au camp défendant pour la touche à venir, signifie l'arbitre. Flottement, incompréhension, énervement, bousculade. Et bagarre générale. Une belle ; je veux dire sympa. Des marrons, des poires, des tartines, tout à la main. Pas une goutte de sang versé. Un bon match sans échauffourée, ce serait donc comme un repas sans fromage ?

Loin de moi l'envie de faire l'apologie de la violence. Cette rencontre fut engagée entre une équipe, Athis-Mons, constituée de robustes avants - mon ami Julien ne fut pas le dernier à baisser la tête dans les regroupements - et Savigny qui dispose d'un ouvreur haut de gamme à ce niveau, ancien de Fédérale 1, quarante ans, le crochet intérieur dévastateur. Sur la photo, il dégage depuis son en-but. Juste avant l'embrouille, mais je sais que vous suivez. Julien, lui, est tout à droite, encore en train de déblayer.

Pourquoi évoquer une échauffourée par un dimanche ordinaire en région parisienne de série régionale quand celle de Grenoble-Brive a fait le buzz pendant une semaine sur les réseaux sociaux et les sites internet ? Parce qu'au début de la rencontre, un grand-père affuté promenait sa petite-fille le long de la main-courante, laquelle petite fille lui demanda à quoi jouaient tous ces garçons. Il lui répondit qu'il s'agissait du rugby et que c'était très bien, comme sport, parce que les gens s'y respectaient. Conversation dominicale et familiale captée après quelques minutes de jeu.

Au coup de sifflet final, accolades, poignées de mains, déception des perdants, joie des gagnants. Mais surtout haie d'honneur. Algarade oubliée, à croire qu'il faut que la vapeur générée par l'affrontement sorte d'une façon ou d'une autre. Direction le bar du club-house sous la tribune, deux euros la mousse. Dans un coin de la salle, pâtés, jambons et fromages sont posés sur une table, avec des tranches de pain. A ce moment, l'unique préoccupation dominicale consiste à vérifier que la pompe à bière reste bien en état de fonctionner.

A ma droite, accoudé, La Taupe, pilier et trapu, 156,5 kilos (il tient aux cinq cents grammes), à côté duquel Tameifuna et ses frères feraient figures chétives. Un whisky en main (l'Orge est toute proche, n'est-ce pas), j'évoque avec Julien la possibilité de l'athlétiser pour lui faire gagner en qualité de déplacement. "Là, ça va être compliqué", me glisse mon pote. A l'évidence. J'ai oublié où je suis. Au cœur du rugby. Là où on ne transige pas avec la valeur troisième mi-temps et l'ampleur de la restauration, la fréquence et l'intensité des entraînements passant au deuxième rang.

Mes deux semaines de voyage sans ballon se terminent par ce retour sur terre. En bord du terrain. D'ailleurs, personne ne m'a empêché de marcher derrière l'en-but en toute liberté. Je suis ensuite resté un long moment à discuter avec les protagonistes, de la ligne d'avantage qu'il faut gagner, du côté fermé avec l'arrière, et du prochain match. Je ne sais où. Mais il s'annonce épais. Pendant ce temps, le numéro dix de Savigny, Cyril, capitaine, entraîneur et homme du match, additionnait les Ti' punch sans trouver ni le temps ni l'envie de se doucher, animant l'apéro en maillot maculé, crampons aux pieds.

Ah, j'allais oublier... Cette anecdote avant de retrouver la Coupe d'Europe sur la ligne de départ une fois achevé l'ennui du rugby (qui sera élu meilleur staff médical du Top 14, au fait ?)... Pendant les horions, un supporteur de Savigny, âgé d'une vingtaine d'années, décide de distribuer lui aussi en franchissant la main-courante tandis que les deux cents autres spectateurs restent à courte distance : assez proches pour savourer mais pas trop pour ne pas déguster. La bagarre terminée, un joueur d'Athis s'approche de l'intrus et lui lance : "Si tu veux te battre, prends une licence !" Avant de lui asséner une claque bien sonore. L'action du match. La Guille aurait aimé.

lundi 3 octobre 2016

De quoi enjouer

 
Et pendant ce temps, comme prévu, la campagne est polluée. Pour aggraver son cas qui avait l'air déjà bien désespéré, elle s'invite sur Twitter, considéré comme l'espace le plus drôle, le plus réactif mais aussi le plus toxique des réseaux sociaux. La course à la présidence, toutes les présidences, déferle et entraîne des dégâts déjà irréparables, plaies purulentes qui ne se refermeront pas de sitôt, fractures, factures, ruptures... Autant de raisons pour feuilleter une bonne pâte d'histoire(s) glanées.
 

Le directeur du Shinborne Star a déchiré ses notes et ne publiera pas la vérité ; il lui préfère la légende. Plus belle que la réalité. C'est Ford. Eux aussi, ils ont fait fort, Antoine Aymond et Nemer Habib ; ils déchirent tant leur ouvrage publié chez Glénat, ce 5 octobre, entremêle sans s'écrouler histoire et faits : leurs vingt rencontres nous hissent sur les hauteurs d'Ovalie y respirer le "legend" air. 
 
D'entrée Arthur signe une invitation adressée aux Anglais à disputer un vrai test match, selon le rite écossais. C'est le premier. En 1871. Il fallait trouver cette missive et c'est bien envoyé ! Antoine et Nemer font œuvre d'historiens (c'est leur troisième opus) en ajoutant une foule de détails en folie. Plus loin, plus tard, 1905, on apprend que la fameuse erreur de typographie lançant les All Blacks pour l'éternité ne serait qu'une légende. Allons donc...
 
A l'évidence, le titre est tout trouvé. Matchs de légendes du rugby mondial... Voici en effet que les Gallois opposent pour la première fois leur Land of my fathers au haka maori bien avant que les Ecossais de Sole (qui n'était pas mineur) reprennent Flower of Scotland pour éteindre God save the Queen en 1990. Ici, l'épisode du tableau de Bannockburn est savoureux à souhait. On reprendra forcément une lampée de Lagavulin.
 
L'ouvrage regorge de trouvailles. Vous ferez votre Obolensky comme Campese face à la Nouvelle-Zélande en 1991, là même où les Irlandais auraient dû l'emporter face aux Wallabies sans la partition recomposée par ce diable de Lynagh qui n'était pas de Tasmanie. Vous découvrirez l'influence du Yom Kippour et de la dysrythmie circadienne sur les tournées au pays du long nuage blanc, écouterez le discours de Willie John, sorte de Tom Doniphon au pays des Springboks, tout en revivant la demi-finale du Concord Oval à travers la dynamique de Richard Feynman.
 
J'ai laissé mon téléviseur éteint pour une cure de zéro retransmission. Pour ce que j'en ai entendu, j'ai bien fait. Alors j'ai lu. Et avec plaisir ce florilège de test-matches disposés sur un siècle et demi. Me sont revenus quelques instants choisis, un thé servi chez Gareth Edwards, une bière avec Clem Thomas sur le port de Swansea, l'accolade de James Small à l'issue de la finale 1995, l'œil humide de Marc Dal Maso dans Brighton au soleil levant, les confidences d'Arnaud Costes et d'Heyneke Meyer, le café de Suzy et plein d'autres micro-histoires qui constituent le sens de ma quête.
 
On oubliera les scores puisque même un zéro-zéro sonne l'éclat. Faites-vous ce cadeau. D'autant qu'à l'ouverture les auteurs ont sélectionné Benoit Jeantet. Extraits : "Au milieu d'un flot de souvenirs, lesquels ont tendance à s'estomper tant soit peu, parce que le tamis de la mémoire a ceci de terrible qu'il filtre souvent les émotions au plus pressé d'une époque acquise chaque jour davantage à la vitesse, ce garçon parvenu à l'âge adulte, pense, malgré tout, toujours à ça."
 
C'est donc de "ça" qu'il s'agit. Un ça bien dense, gonflé d'instants comme ce vieux rognon de cuir qu'on fait luire à la graisse, de saillies lapidaires et de percées, de coups et d'essais. Un ça remis en mémoire dans l'intervalle, sorti d'un chaos d'émotions à naître dans le bon ordre, imagé, creusé, décalé, détaillé, enjoué. Parce que vous et moi nous cajolons un match de légende dans notre "ça". Tenez, je le place en bout de ligne : il faut enjouer.