Sa dédicace nous honorait : "Live your dreams". Les siens, de rêves, étaient peuplés d'anges et de démons. Des rêves en noir et blanc. Contrastés. Comme le fut son existence qui s'est arrêtée mercredi 10 juillet. J'ai pu compter James Small parmi mes amis. Je ne suis pas le seul et j'y associe mes confrères Renaud Bourel et Benoît Pensivy. Une existence au sommet, champion du monde à vingt-cinq ans, un bel âge pour jouir d'un tel sacre. Mais aussi dans les affres de l'angoisse qu'il n'avait pas su apprivoiser. On a beau s'être employé tout en effort féroce à annihiler l'effet Jonah Lomu lors de l'historique finale du Mondial 1995 à l'Ellis Park, vaincre une dépression par la seule force de caractère est un défi autrement plus violent. Jamesy n'y est pas parvenu.
Ce n'est pas faute d'avoir essayé. Sorti de l'ornière - drogue, gang, vols - grâce au rugby. James s'est toujours battu. Pour grandir en évitant les coups de ceinturon, côté boucle, d'un père qu'il a fini par ne plus croiser, puis ne plus voir. Un père épave. Avec sa gueule de beau gosse dur à cuire, sa fragilité jamesdeanienne, ses passions artistiques (photographie, graphisme, musique), son charisme animal, sa présence d'un bloc, mais aussi ses doutes, ses craintes, ses tensions, ce Small fut la première "star" du rugby sud-africain, loin devant le consensuel François Pienaar ou le lisse Chester Williams. Il était l'incarnation du Springbok en pleine lumière.
Bien avant Frédéric Michalak, il a défilé pour un couturier ; comme Teddy Thomas, il pouvait débarquer en retard à l'entraînement. Il suffisait aussi de prononcer son nom dans n'importe lequel des townships pour que s'ouvrent les portes car il était perçu comme le frère de tous, sans hypocrisie, sans convention. Ce que je sais, c'est qu'il craignait l'après-rugby, le moment où la gloire factice allait remplacer le frisson du terrain. Car James Small frissonnait. C'était même la raison pour laquelle nous avons sympathisé, en 1992, lors de la première tournée des Springboks de l'après-apartheid.
Il détonnait au milieu des Afrikaners bon teint, lui l'Anglais de racines. Dans le bus au milieu des colosses, il écoutait les Doors, et aussi Jeff Buckley, dans son casque. Seul, à part, atypique, mais pas isolé. Car il avait la dureté d'impact, la hargne congénitale, les sens du sacrifice et une certaine idée d'un jeu de défi propre aux Sud-Africains dont il est vite devenu le symbole. Malgré lui. Nous sommes allés, de concert, déposer une rose rouge sur la tombe de Jim Morrison au Père-Lachaise. Une époque où les joueurs étaient libres d'aller et venir où bon leur semblait entre deux entraînements.
Je n'imaginais pas alors à quel point sa part d'obscurité prenait de la place et l'envahissait. Une fois sa carrière terminée, il foisonnait de projets : restaurants, boutiques, voyages, famille à fonder, expositions de photos. Son âme d'artiste vibrait sans cesse mais les compromis ont eu raison de lui. Ces dernières années, il avait changé. Du moins lui ne se voyait plus comme il aurait aimé être et devenir. Les ruptures, y compris affectives, fissuraient son aura. Comme son modèle, Jim, qui avait chanté ses poèmes et n'avait plus rien à dire sur ce sujet, James avait joué, et plutôt bien, et n'avait plus rien à percer : son côté Rimbaud rugby, sans doute.
On ne prépare pas les champions de cet acabit à leur petite mort, celle du sportif adulé. Toutes proportions gardées, pour un Raphael Poulain qui trouva un jour la lumière dans la pensée philosophique alors qu'il était en train d'imploser, combien de Marc Cécillon abandonnés et d'un coup abonnés aux faits divers ? Partir à cinquante ans n'est pas anodin. Là aussi une rupture qui interroge. J'entends, suite aux décès de Ruben Kruger et de Joost van der Westhuizen, ses coéquipiers champions du monde 1995, le soupçon du dopage se propager sans retenue. Il n'est sans doute pas utile que James Small meure deux fois.
En 1995, Kitch Christie et Morné du Plessis, respectivement entraîneur et manager des Springboks, m'avaient permis de suivre au plus près les Springboks pour L'Equipe. Un privilège. Au plus près signifiait avoir accès à la vie de ce groupe, c'est-à-dire tout ce que le film réalisé par Clint Eastwood, Invictus, ne peut pas vous montrer : les parties de golf, les annonces de composition, les entraînements, les briefing d'avant-match, les échanges tactiques, jusqu'à la façon dont les Boks allaient défier les All Blacks en finale, en insistant pour que les phases de conquêtes soient disputées du côté droit, sur l'aile de Jonah Lomu, afin de restreindre son périmètre d'action.
Jamais Christie et du Plessis n'auraient permis que s'installe un dopage collectif, institutionnel, concerté. Le seul produit que prenait James Small, c'était de la créatine. Il le faisait devant moi, sans paraître gêné. Produit autorisé à cette époque. Masquant ? Sans doute suis-je encore naïf, à mon âge. En revanche, ce dont je suis certain, c'est de l'intensité de la préparation physique des Springboks avant cette Coupe du monde. La description que m'en fit James dépassait les limites alors tolérées par les internationaux des autres nations.
Suer jusqu'au sang ne faisait pas d'eux de meilleurs techniciens - d'ailleurs, les Français auraient pu les vaincre en demi-finale à Durban, préparés qu'ils étaient par Pierre Berbizier façon commando - mais des joueurs capables de disputer, si besoin, deux matches d'affilée avec la même intensité, ce que me confirmera le francophile Kobus Wiese, l'homme et demi des Boks.
Par respect pour la famille de James, sa fille, sa mère et sa soeur, dévastées, je ne vous parlerai pas de ma peine depuis l'annonce de la disparition brutale de cet ami. Elle nous invite - "Hey bro, lançait-il, continue d'avancer" - à cueillir encore mieux chaque jour qui passe, chaque rai qui perce. A nous réinventer quand après avoir été il nous faut vivre de tout notre être. Pleinement. Apprivoiser l'angoisse pour mieux cerner qui nous sommes vraiment, au fond de nous, là où nous seuls pouvons aller, puiser et remonter à la surface, sans doute un peu meilleurs, sûrement différents. Mais vivants.