samedi 13 juillet 2019

My big brother

Sa dédicace nous honorait : "Live your dreams". Les siens, de rêves, étaient peuplés d'anges et de démons. Des rêves en noir et blanc. Contrastés. Comme le fut son existence qui s'est arrêtée mercredi 10 juillet. J'ai pu compter James Small parmi mes amis. Je ne suis pas le seul et j'y associe mes confrères Renaud Bourel et Benoît Pensivy. Une existence au sommet, champion du monde à vingt-cinq ans, un bel âge pour jouir d'un tel sacre. Mais aussi dans les affres de l'angoisse qu'il n'avait pas su apprivoiser. On a beau s'être employé tout en effort féroce à annihiler l'effet Jonah Lomu lors de l'historique finale du Mondial 1995 à l'Ellis Park, vaincre une dépression par la seule force de caractère est un défi autrement plus violent. Jamesy n'y est pas parvenu.
Ce n'est pas faute d'avoir essayé. Sorti de l'ornière - drogue, gang, vols - grâce au rugby. James s'est toujours battu. Pour grandir en évitant les coups de ceinturon, côté boucle, d'un père qu'il a fini par ne plus croiser, puis ne plus voir. Un père épave. Avec sa gueule de beau gosse dur à cuire, sa fragilité jamesdeanienne, ses passions artistiques (photographie, graphisme, musique), son charisme animal, sa présence d'un bloc, mais aussi ses doutes, ses craintes, ses tensions, ce Small fut la première "star" du rugby sud-africain, loin devant le consensuel François Pienaar ou le lisse Chester Williams. Il était l'incarnation du Springbok en pleine lumière.
Bien avant Frédéric Michalak, il a défilé pour un couturier ; comme Teddy Thomas, il pouvait débarquer en retard à l'entraînement. Il suffisait aussi de prononcer son nom dans n'importe lequel des townships pour que s'ouvrent les portes car il était perçu comme le frère de tous, sans hypocrisie, sans convention. Ce que je sais, c'est qu'il craignait l'après-rugby, le moment où la gloire factice allait remplacer le frisson du terrain. Car James Small frissonnait. C'était même la raison pour laquelle nous avons sympathisé, en 1992, lors de la première tournée des Springboks de l'après-apartheid.
Il détonnait au milieu des Afrikaners bon teint, lui l'Anglais de racines. Dans le bus au milieu des colosses, il écoutait les Doors, et aussi Jeff Buckley, dans son casque. Seul, à part, atypique, mais pas isolé. Car il avait la dureté d'impact, la hargne congénitale, les sens du sacrifice et une certaine idée d'un jeu de défi propre aux Sud-Africains dont il est vite devenu le symbole. Malgré lui. Nous sommes allés, de concert, déposer une rose rouge sur la tombe de Jim Morrison au Père-Lachaise. Une époque où les joueurs étaient libres d'aller et venir où bon leur semblait entre deux entraînements.
Je n'imaginais pas alors à quel point sa part d'obscurité prenait de la place et l'envahissait. Une fois sa carrière terminée, il foisonnait de projets : restaurants, boutiques, voyages, famille à fonder, expositions de photos. Son âme d'artiste vibrait sans cesse mais les compromis ont eu raison de lui. Ces dernières années, il avait changé. Du moins lui ne se voyait plus comme il aurait aimé être et devenir. Les ruptures, y compris affectives, fissuraient son aura. Comme son modèle, Jim, qui avait chanté ses poèmes et n'avait plus rien à dire sur ce sujet, James avait joué, et plutôt bien, et n'avait plus rien à percer : son côté Rimbaud rugby, sans doute.
On ne prépare pas les champions de cet acabit à leur petite mort, celle du sportif adulé. Toutes proportions gardées, pour un Raphael Poulain qui trouva un jour la lumière dans la pensée philosophique alors qu'il était en train d'imploser, combien de Marc Cécillon abandonnés et d'un coup abonnés aux faits divers ? Partir à cinquante ans n'est pas anodin. Là aussi une rupture qui interroge. J'entends, suite aux décès de Ruben Kruger et de Joost van der Westhuizen, ses coéquipiers champions du monde 1995, le soupçon du dopage se propager sans retenue. Il n'est sans doute pas utile que James Small meure deux fois.
En 1995, Kitch Christie et Morné du Plessis, respectivement entraîneur et manager des Springboks, m'avaient permis de suivre au plus près les Springboks pour L'Equipe. Un privilège. Au plus près signifiait avoir accès à la vie de ce groupe, c'est-à-dire tout ce que le film réalisé par Clint Eastwood, Invictus, ne peut pas vous montrer : les parties de golf, les annonces de composition, les entraînements, les briefing d'avant-match, les échanges tactiques, jusqu'à la façon dont les Boks allaient défier les All Blacks en finale, en insistant pour que les phases de conquêtes soient disputées du côté droit, sur l'aile de Jonah Lomu, afin de restreindre son périmètre d'action.
Jamais Christie et du Plessis n'auraient permis que s'installe un dopage collectif, institutionnel, concerté. Le seul produit que prenait James Small, c'était de la créatine. Il le faisait devant moi, sans paraître gêné. Produit autorisé à cette époque. Masquant ? Sans doute suis-je encore naïf, à mon âge. En revanche, ce dont je suis certain, c'est de l'intensité de la préparation physique des Springboks avant cette Coupe du monde. La description que m'en fit James dépassait les limites alors tolérées par les internationaux des autres nations.
Suer jusqu'au sang ne faisait pas d'eux de meilleurs techniciens - d'ailleurs, les Français auraient pu les vaincre en demi-finale à Durban, préparés qu'ils étaient par Pierre Berbizier façon commando - mais des joueurs capables de disputer, si besoin, deux matches d'affilée avec la même intensité, ce que me confirmera le francophile Kobus Wiese, l'homme et demi des Boks.
Par respect pour la famille de James, sa fille, sa mère et sa soeur, dévastées, je ne vous parlerai pas de ma peine depuis l'annonce de la disparition brutale de cet ami. Elle nous invite - "Hey bro, lançait-il, continue d'avancer" - à cueillir encore mieux chaque jour qui passe, chaque rai qui perce. A nous réinventer quand après avoir été il nous faut vivre de tout notre être. Pleinement. Apprivoiser l'angoisse pour mieux cerner qui nous sommes vraiment, au fond de nous, là où nous seuls pouvons aller, puiser et remonter à la surface, sans doute un peu meilleurs, sûrement différents. Mais vivants.




vendredi 5 juillet 2019

Pays de cocagne

Je vous écris d'un vallon cerclé dans la montagne où le vert est roi. Apaisant. Mais tellement nuancé qu'il en devient instable, presque volatil malgré sa présence enveloppante. Spécialiste des couleurs, Michel Pastoureau écrit : " Le vert représente tout ce qui bouge, change, varie. Le vert est la couleur du hasard, du jeu, du destin, du sort, de la chance..." Ici, dans ces hauteurs arides d'Espagne, le rugby n'existe pas. Et si je regrette (avant de vous retrouver ici même début août) de passer à côté d'une finale de Super Rugby déjà entrée dans l'histoire quel qu'en soit le résultat, j'avoue mon besoin de couper avec un sport dont les avatars prennent chaque jour d'avantage de place quand il faudrait, au contraire, se recentrer sur l'essentiel.
A l'issue de la finale de Top 14 entre Toulouse et Clermont, plusieurs entraîneurs de Top 14 m'ont avoué avoir envie de s'affranchir du diktat des datas, des statistiques, des chiffres, des GPS, des drones qui filment les séances technico-tactiques pour retrouver le plaisir du jeu, ce qui fait écho aux propos du tennisman Roger Federer : la simple joie permet parfois de renverser le sort contraire, d'éviter un revers. Les inspirations de Kolbe, la grinta argentine, le bonheur version Federer : autant de pistes à suivre pour un XV de France qui prépare, cet été, son mondial japonais.
J'ai quitté le rugby, cette saison, sur l'impression laissée par le congrès fédéral de Nantes, sentiments mitigés qui oscillent entre irritation et espoir. Irritation d'entendre Bernard Laporte rehausser son premier vrai bilan par des saillies de meeting populiste. Espoir de savoir les jeunes pousses bleus, doubles champions du monde, accompagnés au sein d'une "deuxième" équipe de France dédiée. Mais ce qui m'a surtout choqué, c'est de constater à quel point Guilhem Guirado et ses coéquipiers n'ont aucune prise sur notre imaginaire.
"Je voudrais poser une question à Guillaume Guirado..." C'est ainsi qu'un président de club de Fédérale prit la parole pour s'adresser au capitaine du XV de France. Guillaume... Rien d'un conquérant. On ne peut même pas trouver ça affligeant tant c'est significatif d'un désamour, voire d'un désaveu. Car s'il fut énormément question, lors des dits de Nantes, de la nouvelle génération, de France 2023 et de l'avenir qui s'annonce forcément radieux, les mots furent comptés, comme les jours, au sujet des chances de la France au Japon. Comme s'il fallait vite tourner la page en anticipant la chute, le fiasco, l'humiliation d'une élimination dès la phase de poule.
Joueurs, entraîneurs, méthodes, finances, infrastructures : notre rugby dispose de tout l'arsenal. Mais depuis deux décennies, il a oublié l'essentiel, à savoir le sens du récit, de l'épique, la construction du mythe, la valorisation de son histoire. Dénigrer, à force d'ironie, le French Flair creuse un déficit d'image. Il suffit de regarder le visage des Tricolores - dont Guirado est le porte-tristesse - pour s'apercevoir qu'ils ne croient en rien, ni en eux et encore moins dans leur jeu, simulacre de modernité, ersatz d'expression, sorte d'obligation qu'il faut présenter mais qui n'accroche personne.
Jusqu'à la fin octobre à Rodez, au musée Soulages, une exposition temporaire célèbre l'œuvre du plus fameux des inventeurs de bleu, Yves Klein, marque déposée, qui a fait avec cette couleur ce que Pierre Soulages, ancien rugbyman, réalisa pour le noir. Bleu, couleur des Barbares - toujours selon Michel Pastoureau -, de l'étranger, et donc de l'étrange. Avant qu'au XIIe siècle, il devienne symbole de lumière. La guède, herbe-arbuste, était cultivée dans certains régions d'Allemagne, d'Italie, et autour de Toulouse, constituée en boules appelées coques dans le midi, d'où l'expression "pays de cocagne".
Ce paradis de rugby est à reconstituer, pièce par pièce. Aucun international actuel ne connait l'importance de Jean Prat ou de Lucien Mias dans la construction du XV de France. Ne peut mesurer l'impact de Walter Spanghero ou de Jo Maso, l'influence de Jacques Fouroux et de Jean-Pierre Rives, pour ne parler que des plus médiatiques des grandes figures de notre jeu. L'histoire bleue est toujours à écrire, mais surtout à transmettre. Les visages fermés et les regards éteints de certains Tricolores jurent avec la fierté, l'énergie et l'élan des Jaguares, antichambre des Pumas que nous allons affronter dans deux mois et demi. Peut-on passer outre ?