lundi 26 mars 2018

Le dormeur de la Carança


Imaginez un lac des Pyrénées allongé sous un ciel pur, étoilée, lumineux. Son eau est immobile. Tout autour, des flancs abrupts couverts de gros rochers montent vers les sommets. Le silence est épais, palpable, rassurant. Loin de tout, de la méchanceté, de l’aigreur, du ressentiment, de la jalousie, loin des fracas d’une société déréglée qui fait du stress son viatique, repose Philippe Escot, là-haut. Sa figure se reflète dans cette eau étale. Il est au bord de ce lac, il pêche, il respire, calme. Tous ceux qui l’ont un jour accompagné sur ses hauteurs enneigées savent que là-haut il repose en paix.
Philippe était gardien de la paix, la tête dans les étoiles et le cœur sur la main. Il aimait le sport, tous les sports, et il en pratiquait beaucoup. Il aimait le rugby, celui de Balma où il avait joué, et du Stade Toulousain. Il en suivait tous les exploits et quand la défaite était au rendez-vous, il ne se lamentait pas car il savait qu'arrivaient toujours des jours meilleurs. Il n'avait pas tort, le preuve. 

Il aimait la nature, voyageait partout en Europe et vers les îles lointaines. C'est en Martinique qu'il est parti. Il aimait surtout l'Irlande, pour ses torrents poissonneux, ses pintes joufflues et ses habitants, généreux. Son rugby aussi, cela va sans dire. Il était mon cousin et nous étions frères. En l'église Saint-Joseph de Balma, le père Gérard Batisse, ancien treiziste et aumônier militaire, cita Aragon et Eluard, Saint-Exupéry et Picasso, lança une Marseillaise et fit sortir le cercueil recouvert du drapeau tricolore sous une salve d'applaudissements nourris. Immense hommage que celui-là.

Un être humain, seul, n’est pas grand-chose. Il n’est que ce qu’il croit être. C’est dans l’Autre que nous trouvons un sens à notre existence. Nous existons par le regard de l’autre et grâce à lui. Combien de fois a-t-il plongé vers nous son regard lumineux, son sourire épanoui ? Combien de fois a-t-il trouvé les mots justes, ceux qui touchent et qui résonnent aujourd’hui et résonneront longtemps en nous ? Quand on aime, on ne compte pas. Fidèle en amitié, Philippe n’a jamais était comptable de sa générosité.

Des vingt dernières années, nous avons effectué plusieurs fois, tous les deux, l'ascension de la Carança, magnifique, pour nous ressourcer ensemble. Un jour où nous péchions, enfin lui surtout, dans ce lac de montagne où il a posé sa ligne pour l’éternité, il avait hameçonné plus de truites que nécessaire pour notre dîner. Alors il a remis délicatement les plus petites dans le courant. Aujourd'hui je me pose cette question : pourquoi le destin n’a pas fait de même avec lui, trop jeune pour s’éloigner ainsi ?

Oui, c’est injuste de partir si tôt, à cinquante-six ans, quand il y a tant à partager devant soi ! Mais nous ne sommes pas maîtres de cette justice-là, celle qui fait que des abrutis vivent centenaires. Gariguette nous a envoyé cet extrait d'un ouvrage de Christian Bobin : «La mort tombe dans la vie comme une pierre dans un étang : d’abord, éclaboussures, affolements dans les buissons, battements d’ailes et fuites en tous sens. Ensuite, grands cercles sur l’eau, de plus en plus larges. Enfin, le calme à nouveau, mais pas du tout le même silence qu’auparavant, un silence, comment dire : assourdissant.»
Mais le silence n'est pas l'oubli. On ne disparait que lorsque la mémoire s'efface. Nous gardons ceux qui partent et que nous aimions en restant fidèle à leurs idéaux. Lui était généreux en toute occasion auprès de ceux qui avaient besoin de nous.   

mercredi 21 mars 2018

Un train d'enfer

Il en coûte trente-huit euros et trente centimes pour faire le trajet Oyonnax-Toulon en train. Un peu plus de cinq heures de voyage. Et deux changements. Si j'avais été joueur du RCT, je me serais payé mon billet et j'aurais profité de cette parenthèse pour penser à tout un tas de choses, mais pas au rugby. De la même façon que si j'étais entraîneur du Racing 92, je regarderais attentivement ma feuille de paye à la fin du mois pour savoir si mon président ne va pas de retirer une journée de salaire pour être intervenu dans le vestiaire à la mi-temps du derby.

Le pire, c'est que le coup de sang de Jacky Lorenzetti devant la caméra du diffuseur a été payant. le Racing 92 l'a emporté. Cela dit, plus rien n'est gratuit, en rugby. Ses entraîneurs passent maintenant pour des larbins, et ses joueurs pour de vulgaires salariés. Car en se plantant avec véhémence dans l'axe de l'objectif, le président avait déjà mesuré exactement l'impact de son intervention. Le message n'était pas subliminal, plutôt grossier : je paye donc tu sues.

Son homologue toulonnais, lui, a attendu la dernière mêlée explosée à Oyonnax pour envoyer une lettre de convocation préalable à un licenciement aux pauvres couillons - Landreau, Dal Maso, Whitford - qui, l'Ain dans l'autre, vont payer cher pour les absences répétées de leur patron, Fabien Galthié, manager sportif libéré de ce déplacement casse-gueule pour commenter - c'est dans son contrat - la rencontre d'une équipe de France à Cardiff dont il aimerait tellement prendre les rênes.

Pendant que l'huissier œuvrait sur la Rade, les entraîneurs du Top 14 - moins ceux de La Rochelle retenus en stage - ont prêté de bonne grâce allégeance au sélectionneur en chef Jacques Brunel. C'était lundi à Marcoussis; nous y étions. Pas bien nombreux. Pourtant, le moment était historique. Pour la première fois depuis 1906, les techniciens de clubs ont décidé de se mettre au service du XV de France. Du jamais vu. Rien ne leur a été imposé. Ce sont eux, d'ailleurs, qui ont exprimé, validé et expliqué leur choix, avec leurs mots.

Pendant les six heures que dura leur réunion, ils se sont "foutus à poil", dixit Christophe Urios. Pas à la mode d'Edimbourg, non, mais les tripes sur la table. Et plus particulièrement le staff tricolore. Quand j'ai interrogé Fabien Galthié sur ce qu'il considérait comme le moment le plus fort de cette journée particulière, il m'a répondu : "Le déjeuner". Ce n'était pas une pirouette. Déjeuner au sens d'agapes. De partage. C'est souvent autour d'une table qu'on travaille le plus, le mieux, le plus authentiquement. Le mot "confiance" est revenu. Acceptons-en l'augure.

A l'heure du bilan, le XV de France s'est donc incliné face à l'Irlande, l'Ecosse et le pays de Galles. Pas de quoi pavoiser. Mais il a battu l'Angleterre, ce qui réjouit toujours et tout le monde. Remporter un Crunch dépasse la simple comptabilité. Le flacon n'est rien quand on a l'ivresse de battre l'Anglais. D'autant que les Tricolores n'ont été enfoncés que par deux coups de pied : un réussi et un foiré. Un drop-goal de Sexton et un but de pénalité de Trinh-Duc. Voilà tout ce qui sépare la quatrième de la deuxième place dans ce Tournoi de faible cuvée.

Aristote posait la question de savoir qui est premier du grain ou de l'épi. Les techniciens français, et nous aurons Pierre Villepreux pour en débattre le samedi 14 avril prochain, à Treignac, ont décalé la problématique vers le jeu et le joueur : "Construit-on un système en fonction des joueurs dont on dispose ou doit-on d'abord imaginer un jeu pour y agréger ensuite les joueurs ?" Si j'en crois Olivier Magne, qui a joué pour les London Irish, et à qui je demandais de m'instruire au sujet des facteurs clés de la réussite irlandais dans ce Tournoi, "le système prime sur les joueurs."

On voit donc bien toute la richesse kaléidoscopique du rugby, ou plutôt le spectre qui va du bétail sommé de rentrer en deuxième classe après une défaite chez la lanterne rouge à l'implication totale de joueurs dans un maillage tactico-technique qu'ils se sont approprié. Le président d'un club qui a déréglé le marché des transferts depuis maintenant dix ans perd les pédales et confond l'accélérateur avec le frein. Jacky Lorenzetti et Laurent Marti aussi. Ils devraient être rejoints, au train où vont les choses.