samedi 30 mai 2020

Dans l'ombre du sourcier


Vendredi 29 mai, tout Clermont célébrait le dixième anniversaire du titre, ce bouclier de Brennus enfin ramené au pied de la statue de Vercingétorix en 2010. Chacun y est allé de son souvenir, de son hommage, de son anecdote, mais pas un mot pour l’homme qui sut murmurer à l’oreille de Cotter, à celles du staff et des joueurs. Celui sans lequel, très certainement, l’ASM aurait fini par remporter ce titre, mais celui avec lequel les Auvergnats parvinrent à briser une spirale négative après dix échecs en finale.
Formé au rugby à Parentis, dans les Landes, passé par Angoulême, l’université de Poitiers - où nous avons été coéquipiers -, puis le Hong-Kong F.C. et enfin Balmoral, en Australie, du côté de Sydney, « Eric B. » était un trois-quarts centre de belle prestance. Ami de l’ancien coach des Wallabies, Bob Dwyer, on lui doit durant le Mondial sud-africain d’avoir tenté de créer en France un circuit professionnel, aventure rocambolesque détaillée par le menu dans Rugby Pro, histoire secrètes (Solar, 1998). Chef d’entreprise versée dans la vente des futs de Cognac, il abandonna l’élevage du vin pour créer sa structure, Sephirot, spécialisée dans le développement de la performance et la gestion de crise.
Pas un mot sur lui, donc. Cet artisan du succès avait été oublié. Je l’ai appelé. Sa réponse coule de source : « Que les gens oublient ce pourquoi ils m’ont demandé de venir fait partie de mon travail. C’est intéressant et tout à fait normal, car ça signifie qu’ils se sont appropriés les choses. » Il y a douze ans de cela, lors d’un déjeuner avec Jean-Marc Lhermet, alors manager de l’ASM, j’avais glissé le nom d’Eric Blondeau dans la discussion. A l’issue d’une défaite à Mont-de-Marsan, en octobre 2008, et alors que les Clermontois sortaient de deux finales perdues, Vern Cotter finit par rencontrer ce « sourcier ».
La suite lui appartient. « Nous avons diagnostiqué tous les écarts, tous les trous. Il fallait que le staff et les joueurs comprennent leurs dépendances, les attentes qu’on leur demandait de nourrir, tant pour la région, la ville, Michelin, le club, les supporteurs, les familles, les anciens joueurs… Je me déplaçais à Clermont deux fois par mois, pendant deux jours. C’est avec Vern, et aussi son staff et le capitaine que j’ai effectué le plus gros travail. On travaillait sur son mode de management, sa sémantique, les discours. »
Deux finales consécutives perdues comme autant de rochers à remonter tel Sisyphe. « Les joueurs avaient reçu une dette et ils se surchargeaient émotionnellement par rapport aux enjeux qui étaient sur le terrain. Si pendant que tu joues, tu veux honorer une dette, ton cerveau ne peut pas être en conscience sur deux champs. Si les joueurs voulaient amener le bouclier sur la tombe de monsieur Michelin, il fallait d’abord qu’ils gagnent la finale. » Ce qui se présenta en 2009 face à Perpignan. « L’idée, c’était de les couper de cette dette. Et s’il voulait vraiment l’honorer, ils devaient prioritairement se consacrer au rugby. Cette année c’est la bonne, cette année c’est la bonne, cette année c’est la bonne : plus tu perds, plus ta dette monte et tu te sens redevable. Et donc tu ne peux pas jouer ton meilleur rugby. »
Mais le rocher retombe. Troisième finale d’affilée, troisième défaite. « On ne peut pas enlever d’automatismes dans le cerveau : il faut en rajouter. Ça demande de la répétition et donc du temps. Je ne suis pas magicien. » Clermont menait puis se délita, pliant l’espoir en trois minutes : « Je ne peux pas donner trop de détails mais disons que les joueurs, illusionnés par le score, ont baissé leur vigilance, leur lucidité. Ce qui était l’inverse de ce que nous avions travaillé durant la saison. L’adversaire nous a alors surpris et les doutes les plus anciens se sont facilement ré-installés. »
N’importe quel autre club, groupe, équipe, aurait craqué après cette troisième humiliation. Pas Clermont. D’où, à mes yeux, l’importance d’Eric Blondeau dans la reconquête. « Le diagnostic de l’échec a été très rapidement fait et on a vite redémarré la saison suivante. L’idée était de se concentrer sur le jeu et non sur le résultat, qui n’est qu’une conséquence. » A coup de sifflet final, victoire face à Perpignan et le nom de Clermont gravé sur le bouclier de Brennus devant l’année : 2010. « A l’issue de cette finale, les joueurs ne savaient même plus quel était le score tellement ils s’étaient concentré sur les moments de vérité, les touches, les mêlées, les impacts, leurs initiatives… J’étais dans les tribunes et j’ai rejoint les joueurs plus tard. Mon rôle est hyper discret. Ca faisait un mois et demi que j’étais sorti du cercle. »
Comme tout rugbyman, Eric Blondeau rêvait secrètement de tutoyer un jour Brennus. « J’ai touché le bouclier, très tard dans la nuit. Je l’ai soulevé. Il est lourd, » ce bout de bois, objet de toutes les convoitises. Décryptage : « Il s'agit d'une représentation mentale, un symbole ; c’est-à-dire qu’à un moment donné, tu as le droit de le toucher, tu es autorisé à... Et personne ne peut te l’enlever. Il y a une trace dedans. Comme quand tu ramasses la balle de golf, elle a le même nombre d'alvéoles que les autres mais elle a été frappée par Tiger Woods. Avec le bouclier de Brennus, tu touches cette trace. »
Depuis cette nuit dionysienne de 2010, Eric Blondeau a quitté Clermont. Vern Cotter l’a ensuite appelé à ses côtés auprès de l’équipe nationale d’Ecosse en 2015. Puis à Montpellier. Aujourd’hui, il évolue dans d’autres sphères qui ne sont pas forcément ovales. En leur temps, Marc Lièvremont et Philippe Saint-André, entraîneurs tricolores, furent en contact avec lui. Sans suite. Et donc sans regret. Il est vrai que nous avons un don, en France, pour regarder le doigt qui montre la lune.

samedi 23 mai 2020

Ensemble, au soutien

Entre les initiatives heureuses, les innovations et les élans généreux d'un côté, les lamentations, les chicaneries et l'absence de vision de l'autre, le rugby professionnel français a montré le meilleur et le pire depuis deux mois, et je crains que cette crise sanitaire, prolongée en effondrement financier, mette à mal l'image d'un Top 14 qui devrait plutôt profiter de cette opportunité pour se réinventer.
Sans doute est-il temps de mettre à sa tête non pas un ancien président confit dans le jus de la somme des intérêts particuliers mais plutôt un homme hors système capable d'inventer un bien commun susceptible de traverser d'autres tempêtes, à commencer par celles que la concurrence - sport loisir et rugby à 7, entre autres - ne manquera pas d'annoncer.
Par ailleurs, la perspective du "monde d'après" ne semble pas drainer le meilleur de mes contemporains. Il faut dire que chacun dans son périmètre tente de sauver ce qui peut encore l'être. Mais comme ne manque jamais de me le signaler mon vieil ami Pierre Quillardet entre deux bouffées de havane, lui qui côtoya en leur temps Picasso, Prévert, Ernst, Camus, Calder et Laugier, "nous ne sommes toujours pas entrés dans le XXIe siècle". Et si les effets dévastateurs du coronavirus pouvaient être, pour les plus lucides d'entre nous, le signal annonçant qu'il est maintenant temps, après deux décennies, de changer de paradigme, les architectes et les ouvriers espérés sur ce chantier tardent à pointer.
D'avantage qu'un autre Albert Camus a su assurer le passage du XIXe au XXe siècle. Quid de la personnalité qui nous fera basculer dans le XXIe ? La philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury, peut-être. puisque son travail sur la douleur, l'humour et l'invention se trouve parfaitement fondu dans la période transitoire que nous traversons tous et plus ou moins bien. Pour ma part, je mise sur Glenn Albrecht, philosophe de l'environnement.
Cet Australien écrit en page 252 de son ouvrage référence Les émotions de la Terre (Les liens qui libèrent, 2019) : "La santé de l'écosystème est atteinte par l'interaction d'un certain nombre d'espèces travaillant de façon coordonnée pour atteindre un but commun", évoquant la coopération mutuelle, l'action de concert, la communication, la régulation, qu'il résume dans le néologisme "Ghedeist" à partir du mot-racine "Ghehd" qui signifie en saxon "ensemble", mais aussi "rassembler" et "bien", auquel il a ajouté le terme allemand "geist" qui renvoie à la conscience d'un esprit, à la force vitale
Dans cette période de creux d'activité ovale, L'Equipe a eu l'excellente idée de faire revivre une à une à date anniversaire les finales du Championnat depuis l'après-guerre sans pour autant viser à l'exhaustivité. L'occasion de revisiter l'histoire récente, en témoigne la photo prise le 21 mai 1972 à Gerland une fois Béziers victorieux de Brive. André et Yvan Bunonomo y sont portés en triomphe - tradition tauromachique - par leurs supporteurs.
André entraîneur-pianiste et Yvan plombier-auteur réunis sous l'égide de Brennus, signalons la sortie de l'ouvrage A la recherche du rugby perdu (Edition de la Mouette, 2019). Je vous en conseille la commande d'autant mieux que les droits d'auteurs sont intégralement versés aux association de lutte contre le cancer. Dans ce récit, après avoir esquissé un portrait de Raymond Barthès, technicien trop méconnu, Yvan Buonomo dresse le parallèle, saisissant, entre la réussite de l'AS Béziers période 1960-1984 et le secret de l'architecte florentin Filippo Brunellleschi.
Travail d'orfèvre que l'érection de la cathédrale Santa Maria de Fiore au XIVe siècle. Avant d'en remporter le concours, Brunelleschi prouva d'abord qu'il était possible de faire tenir un œuf debout sur une plaque de marbre. Yvan Buonomo, lui, fait tenir le ballon ovale sur la pelouse.  "J'ai essayé de vous démontrer que la façon de jouer de l'A.S. Béziers était bien différente du jeu classique des autres équipes, écrit Yvan Buonomo, page 151. Les tracés de nos mouvements ou de nos gestuelles définis par Raoul (Barrière) avec une minutieuse précision, que l'on se devait d'appliquer et qui étaient devenus des automatismes, contenaient dans leur fonctionnalité des formes géométriques." Il s'agit, d'après l'auteur sétois, d'un "principe d'économie naturelle" et de citer Fermat, Cuse et Leibniz.
Yvan Buonomo en appelle même à Pythagore ! "Mathématicien et philosophe, le génie de Crotone disait : Toute chose peut s'exprimer par un nombre." A Béziers, poursuit l'ancien numéro huit, dans toutes nos actions, nous tracions inconsciemment, par le positionnement de nos membres et de nos corps, des courbes, des ellipses, des demi-cercles, des triangles, des parallèles et toutes autres formes géométriques qui donnaient au porteur du ballon un "plus" dans son avancée. Il savait que ses partenaires constamment présents pouvaient lui apporter un soutien immédiat", tel cet auto-soutènement, cintré et penché, qui participa à l'édification de la coupole du dôme de Florence.
Il y a donc toujours quelque chose à inventer et c'est bien ce qui sépare les authentiques artistes de la cohorte de suiveurs. Comme il y a "de nouveaux mots pour un nouveau monde", écrit Glenn Albrecht. Pierre Conquet, Jean Devaluez et René Deleplace ont, dans les années soixante et soixante-dix du siècle dernier, théorisé le jeu de rugby jusqu'à un point subtil que Raoul Barrière et Pierre Villepreux surent modéliser, l'un à Béziers l'autre à Toulouse, avec le succès que l'on connait. S'il se trouvait un ou plusieurs penseurs susceptibles de réaliser, en plus haute proportion, une transformation sociétale, l'épisode viral qui nous demande tellement de sacrifices proposerait, au final et nous en serions heureux, davantage de vertus que de vices.