vendredi 13 décembre 2024

Martial et solaire


Pianiste virtuose éclectique, il était inclassable tant il embrassait tous les styles et toutes les formes. En trio - avec basse et batterie-, il ne demandait rien d'autre que de la fusion. Il n'effectuait aucune annonce, pas même le titre du morceau qu'il souhaitait interpréter. Ses "coéquipiers" devaient posséder l'oreille absolue et le rythme dans la peau (de leurs caisses claires). Une fois lancé, il changeait de thème et passait à un autre standard, choisissait une tonalité différente, modifiait le rythme, ajoutait ou retranchait des mesures. Ses solos s'étiraient jusqu'à ce qu'ils aient tout livré.
Ses accompagnateurs, sur la même longueur vibratoire, ont évoqué une "structure élastique" pour parler de ses multiples faces. Martial Solal, pianiste solaire, nous a quitté. Mais c'est le privilège des artistes que de rester avec nous tant que nous partageons leurs œuvres. En écrivant ses lignes comme on écoute une mélodie s'enrichir d'accords, j'ai pensé au rugby que j'aime, rugby d'improvisation, c'est-à-dire forgé par la maîtrise technique, la précision, la justesse, mais aussi la fusion, la joie et le partage. 
Pourquoi les relances et les contre-attaques me parlent-elles davantage que les ballons portés et les pick-and-go ? Sans aucun doute parce qu'elles sont l'expression d'une inspiration initiée en toute liberté, reprise par quelques coéquipiers de proximité à l'écoute d'un changement de cap. Magie de la réunion, l'initiative d'un devient la clé de tous, la mélodie choisie s'enrichit et devient partition. Rien n'était prévu, tout se dessine dans l'instant.
Pour cela, il faut rester debout. Au sens propre et comme au figuré. Je ne déteste rien tant que les joueurs qui se jettent au sol pour assurer la conservation du ballon après avoir franchi un mètre ou deux, têtes baissées, comme si le jeu commençait et s'arrêtait à eux et avec eux. Ce que le rugby moderne a construit pierre après pierre, c'est un esprit collectif. La décision de William Webb Ellis de prendre le ballon à la main et de courir seul avec jusque vers l'en-but adverse - ce qui était fortement déconseillé à défaut d'être interdit - fut une trainée de poudre qui enflamma ce jeu. Derrière lui s'est engagé un coéquipier et puis un autre, tête haute, buste droit.
Le rugby est un sport de combat collectif - combat au sens philosophique. Il s'agit de dépasser nos propres limites, de penser d'abord, de concevoir ensuite, de réaliser enfin. D'accepter le contraire, l'adversité et l'opposition : elles sont structurantes et permettent d'avancer. Jouer au milieu des contraintes - adversaires, passe en arrière, règlement - s'apprend, et sans cette transmission de savoirs, celui qui n'a jamais tenu un ballon de rugby entre ses mains au milieu de partenaires, face à des défenseurs, sous la férule d'un arbitre et dans la compréhension du passage par l'arrière pour aller de l'avant, aura de quoi rester paralysé.
Combat, on le voit, livré avec pléthore d'options : jeu au pied long, court, haut, transversal ; jeu à la main dans l'axe ou au large, au ras ou en profondeur ; leurre, feinte, crochet, débordement ; affrontement ou évitement... Du premier regroupement difforme effectué sur le Big Side de l'université de Rugby au tout début du XIXe siècle jusqu'aux arabesques du French Flair dont le dernier avatar prend son envol dans l'en-but du Stade de France à l'initiative de Romain Ntamack face aux All Blacks il y a trois ans, le rugby a toujours su renouveler ses formes, se métamorphoser.
Ci-devant entraîneur du RC Toulon dont la culture est ancrée dans l'âpreté des packs, Pierre Mignoni avouait ce qu'il fallait de courage pour ajouter au combat frontal le défi latéral, approche "deleplacienne" qui nourrit désormais nombre d'équipes. Il n'y a aucune contradiction à situer le champ d'affrontement d'une ligne de touche à l'autre, au contraire. C'est à travers cette complexité - le tout est davantage que la somme des parties, tel que théorisé par Edgar Morin - que le rugby nous permet d'entrevoir ce qui fait un quand quinze s'agrègent.  

dimanche 1 décembre 2024

Lignes de rupture

Alors que le feuilleton du Top 14 reprenait vie après la parenthèse des tests de novembre, voilà qu'il nous faut basculer d'un seul coup sur la Coupe d'Europe et de l'Afrique du Sud, dont on se demande encore quel sens géographique il faut lui donner, si ce n'est l'aligner sur un fuseau horaire pour trouver un peu de cohérence. Bien marri après sa défaite à domicile face à Vannes, lanterne rouge du Championnat, le Stade Rochelais a domestiqué cette rupture en remportant les deux éditions charnière, preuve qu'une compétition même réaménagée reste un défi à relever.

J'aurais aimé ne pas vous parler d'arbitrage dans cette chronique, grand sujet de la semaine passée, débat qui comme le tonneau des Danaïdes, est sans fond, plutôt sans fondement au sens où il n'a pas lieu d'être. Certifier que l'arbitre a tort, c'est comme regretter que le ballon soit ovale et qu'il ne rebondisse pas toujours là où on l'attend. Il faut croire que les entraîneurs qui fulminent sur le bord de touche dans leur petit rectangle collé au grand trouve le défouloir avantageux. C'est en tout cas le bouc-émissaire idéal. Et ça ne date pas de hier. 

Surpris aussi qu'un joueur important du XV de France décide de quitter le rassemblement de l'automne et Marcoussis pour rentrer chez lui, saturé, miné par l'impression d'être incompris ou mal compris. Les malentendus se transforment souvent en sous-entendus, à moins que ce ne soit l'inverse. Et voici la Ferrari tricolore qui rentre au garage. Que dit du groupe France ce mal-être du talentueux Matthieu Jalibert, préférant hypothéquer sa carrière plutôt que de souffrir sous la férule de Fabien Galthié ?

Si l'on écoute bien ce qu'a déclaré Ronan O'Gara à l'issue de la défaite de son équipe à Marcel-Deflandre face à Vannes, samedi dernier, le rugby est d'abord une histoire de "bonne attitude, d'engagement, d'agressivité et de volonté..." De confiance, aussi. Et de rythme. Certains équipes, comme Toulon et Clermont, y ajoutent de la précision technique pour faire bonne mesure, et beaucoup de liberté dans la prise d'initiatives. On ne parlera pas de Toulouse, qui a compris cela depuis plus de quarante saisons. Pas étonnant que ces trois clubs occupent à l'heure actuelle les premières places.

Le jury du prix La Biblioteca s'est réuni jeudi dernier à l'heure du déjeuner dans une agréable auberge parisienne feutrée pour désigner le meilleur ouvrage de rugby de l'année 2024. Une œuvre a été plébiscitée mais les deux autres ouvrages restés en lice jusqu'à la fin n'ont pas démérité, loin s'en faut. Le choix du jury - qui devrait être annoncé au Sénat mi-janvier 2025 - fera un beau vainqueur, qui ne manquera pas d'ouvrir de nouvelles perspectives. Elles ont nourri nos échanges, elles devraient ravir les amoureux de ce jeu.

Sous la présidence avisée du sénateur Philippe Folliot, ce fut un réel plaisir d'écouter l'ami Benoît Jeantet - lauréat 2023 - défendre le style à fond la forme, de profiter de la verve de Pierre Berbizier, de l'engouement de Laura di Muzio et de la malice de Jean-Christophe Buisson. Les mots choisis de Max Armengaud ont pesé dans les débats. Même absent, Jean Colombier a su faire entendre sa voix. Emmanuel Massicard (Midi-Olympique), David Reyrat (Le Figaro) et moi avons choisi le diapason pour nous accorder. Ces moments chaleureux pimentés d'opinions disputées ne seraient rien sans l'efficacité de Marie-Dominique Hérail, bienveillante secrétaire.

On l'a vu, on l'a lu, la multiplication des prix littéraires consacrant les meilleurs livres de sport a donné lieu cette année à un embouteillage, le Jules-Rimet et le Grand Prix Sport et Littéraire choisissant Andrea Marcolongo. Du coup, l'unification s'impose. Mais pas pour le rugby. Le prix La Biblioteca est unique dans son genre, le premier et à ce jour le seul. Qui récompense d'authentiques auteurs et pas des porte-plumes... Créé il y a quatre ans dans le sillage de Jeux de Lignes pour récompenser le rugby à l'ouvrage, il ne s'arrêtera pas en si bon chemin.

En parcourant l'éventail des sites rugbystiques anglais, j'ai appris que la fédération sud-africaine préparait activement ses futurs arbitres internationaux, et que cet objectif était même une priorité. Non contents d'avoir décroché consécutivement deux trophées Webb Ellis, les Springboks vont aussi essaimer au sifflet, sous la responsabilité de Marius Jonker. Pendant qu'en France, consultants, techniciens et anciennes gloires s'opposent au sujet de la probité de nos directeurs de jeu, l'Afrique du Sud fait l'union sacrée autour de ses arbitres. On ne s'étonnera donc pas d'avoir un peu de retard à l'allumage...