Considérant la faible intensité technico-tactique des barrages et des demi-finales, on est en droit de se demander s'il faut conserver le principe d'une phase finale réduite à trois étages. Le leader du Top 14 après vingt-six journées et son dauphin se retrouvent ainsi à Saint-Denis, et ce n'est que justice puisqu'on remarquera qu'il s'agit là, avec Toulouse et Clermont, des deux équipes qui proposèrent le meilleur rugby, voire le meilleur du rugby entre la fin-août et ce début juin.
A quoi s'attendre, samedi soir, au Stade de France ? A tout, sauf à un duel en toc. Il sera sans doute cantonné dans un premier temps sur la ligne d'avantage, là où les défenses tentent de s'imposer. Mais il n'y restera pas. Défendre demande tout - courage, abnégation, organisation, persévérance - sauf du génie. Et il se trouve que du génie, Toulousains et Clermontois en disposent. Citons seulement deux exemples de cracks, Cheslin Kolbe et Damian Penaud, capables de changer le cours d'un match à eux seuls et soudain cette finale s'enflamme dans nos esprits. Toulouse et Clermont alignent aussi des têtes pensantes, Sébastien Bézy et Greig Laidlaw, demis de mêlée qu'on n'attendaient pas à pareille fête.
Quelle que soit l'issue de ce match ultime, le Bouclier de Brennus sera levé par des mains expertes, posé ensuite sur des épaules de géants. Le Stade Toulousain (19 titres) et l'AS Clermont-Auvergne (13 finales) dominent le rugby français depuis plus d'un siècle. Aucun autre club impliqué dans cette phase finale n'aura maintenu son histoire dans l'élite sans jamais changer de division. Au-delà des classements, le rugby que Toulousains et Clermontois proposent ne date pas de la dernière considération tactique, des aléas du recrutement, de la soudaine envie d'un président, non... Il remonte aux origines.
Voici deux clubs immenses que presque tout oppose mais que l'essentiel réunit. Leurs histoires respectives n'ont rien en commun mais leur culture du jeu, même si elle ne colle pas à l'identique, recèle des trésors d'imagination, de recherche, d'organisation, de réflexion, et ce depuis toujours. Ugo Mola et Frank Azéma sont habités par le même exigence. Passés par la roche tarpéienne, les voilà en capitale pour un titre qui sacrera leur volonté de ne pas céder à la pression du résultat en restant fidèles à leurs convictions.
Le Stade Toulousain de Ugo Mola a écarté, en partie, le poids des gabarits pour lui préférer la vitesse, celle de Guitoune, Kolbe, Dupont, Bézy. Le Clermont de Frank Azéma panache ce registre avec de puissants finisseurs, Toeava, Raka, Moala. On aurait souhaité que leurs visions puissent s'exprimer au chevet d'un XV de France qui a bien besoin de convictions offensives plutôt que de rafistolages. En attendant cette reconnaissance méritée, la finale qui nous occupe doit davantage, et c'est heureux, à l'adhésion tactique qu'aux scores favorables, même si La Rochelle et Lyon furent de bons partenaires.
Faut-il supprimer la phase finale dans l'état actuel des choses, c'est-à-dire conçue pour remplir les caisses de la LNR ? La saison dernière, le titre est revenu à Castres, parfait outsider qui avait fait des vertus humaines son viatique. Cette fois-ci, le Bouclier de Brennus est placé sous le signe du jeu de mouvement et de la prise d'initiative, pas du contre-ruck. Reste à savoir si, comme c'est très souvent le cas en finale, l'enjeu de prendra pas le pas sur le jeu.
Clermont a connu l'échec, celui d'une saison blanche, ratée. Toulouse a pris le temps de construire l'après-Novès. Que ces deux géants, que ces deux pans d'histoire se retrouvent et s'affrontent demeure néanmoins un gage de qualité. Le choix des meilleurs sélectionnables présents sur la pelouse du Stade de France suffirait à redonner un peu de couleurs à notre équipe nationale. Voyez plutôt : Médard, Huget, Fofana, Guitoune, Ntamack, Penaud, Lopez, Bézy, Dupont, derrière, Iturria, Cros, Lapandry, Cancoriet, Vahaamahina, Mauvaka, Baille, Marchand, Tolofua, Kayser, Falgoux et Slimani, devant.
Toulouse-Clermont, la finale rêvée, attendue, imaginée ; un dernier rendez-vous après neuf mois de bagarres par tous les temps avant de tourner le page et de regarder vers le Japon. Le meilleur du rugby de France n'est pas à Marcoussis, malheureusement pour le XV de France, mais bien à Saint-Denis. C'est aussi l'enjeu de cette finale haut de gamme : en poussant le curseur du jeu, situer le vrai niveau d'un Top 14 si décrié.
A l'heure où je rédige ces lignes s'écartent avant le coup d'envoi les objections, les contrariétés et les malentendus. Notre plaisir est pensif devant tant d'heures d'heureuse exaltation. Je vous imagine, lecteurs, recevoir cette promesse au retour d'une promenade ou d'un dîner entre amis. Relisez cette chronique. Vous concevrez avec moi que le rugby n'est pas un accessoire divertissant ni le tintement des grelots assez inutile qui accompagne le "sérieux de la vie".
Le jeu est, comme l'art, l'activité véritablement métaphysique de cette vie. Paraphrasant les premières lignes de La naissance de la tragédie écrit par Friedrich Nietzsche en 1871, Clermont serait alors l'art apollonien et Toulouse l'art dionysiaque, "deux instincts qui marchent côte à côté, s'excitant mutuellement à des créations nouvelles et plus vigoureuses afin de perpétuer entre eux ce conflit des contraires qui recouvre en apparence seulement le nom d'art (que je change ici en rugby), qui leur est commun ; jusqu'à ce qu'enfin, par un miracle du "vouloir", ils apparaissent unis, et dans cette union finissent pas engendrer l'œuvre d'art " à la fois esthétique du rêve et de l'ivresse. Ce serait beau comme de l'attique.