vendredi 13 juin 2025

Joueurs à vendre

On l'avait laissé en Nouvelle-Zélande dans un pub. Pour se délasser entre deux entraînements du XV de la Rose durant le Mondial 2011, il organisait des concours de tee-shirt mouillés et des lancers de nains. Sans que la Cour d'Angleterre s'en offusque. Il sera quand même exclu à vie de la sélection nationale. Avant de voir sa peine annulée. Qu'on le retrouve prêt à lancer un circuit professionnel en marge de l'IRB hors des fenêtres internationales n'est finalement pas si surprenant. Epoux surmédiatisé de Zara Phillips, fille de la Princesse Anne et petite-fille de feu la Reine Elisabeth II, Mike Tindall reprend ses faux airs de Jason Statham sur la scène rugbystique.

Rien ne pouvait célébrer l'anniversaire du professionnalisme avec autant de mauvais goût que l'annonce d'un circuit international dont la trame, si peu originale, n'est qu'un vulgaire "copier-coller" du projet d'un journaliste australien, David Lord. En 1984, cette compétition - à l'époque novatrice - transforma à jamais le paysage ovale en poussant l'International Rugby Board (ancêtre compassé de World Rugby) dès l'année suivante à entériner la création d'une Coupe du monde avec, dix ans plus tard, les effets que l'on sait, à savoir l'abandon de l'amateurisme.

Considéré comme le championnat de clubs le plus relevé de la planète, le Top 14 doit faire face à la concurrence de la Coupe des champions - qui ne le sont pas tous - et très prochainement d'un championnat du monde des clubs à l'image de ce que le football propose actuellement sur les stades étasuniens. Les équipes nationales, elles, qui disputent Tournoi des Six nations dans l'hémisphère nord et Rugby Championship dans le sud, sans oublier les tournées d'été et d'automne, seront bientôt engagées dans un championnat du monde dont la date sera fixée entre deux Mondiaux.

Que vient donc faire dans un calendrier déjà bien surchargé le "R360" - nom de code de ce cirque ovale - dont l'Anglais Mike Tindall est le représentant si peu crédible ? Selon notre confrère Sud-Ouest, douze franchises - huit masculines, quatre féminines - s'affronteraient seize week-ends durant dans diverses capitales mondiales avec méga-concerts à la clé et, pour les joueurs/joueuses les plus bankables, un contrat d'un million de dollars signé dans ce paradis fiscal qu'est Dubaï. N'en jetez-plus. 

La question existentielle que me posait l'ami Jean-Fabrice Kamina me taraude : verra-t-on Antoine Dupont chanter en duo avec Beyoncé ? Plus prosaïquement, où diable les stars ovales trouveront-elles le temps d'honorer leurs engagements en club et en équipe nationale ? Valseront-ils pour une très grosse poignée de dollars pendant leurs vacances obligatoires et leurs périodes de récupération, au risque de mettre leur santé en danger et finir par patauger dans le dopage pour se maintenir à niveau ? 

Trente ans après s'être séparé des principes de l'amateurisme, qui avait viré du blanc immaculé au marron foncé, le rugby d'élite continue de se jeter dans les bras du plus offrant. On achète les joueurs comme on achève les chevaux ! Meurtrie par la Grande Dépression de 1929, l'Amérique du nord n'avait rien trouvé de mieux pour s'amuser que de monter des immenses barnums au milieu desquels dansaient jusqu'à expiration des couples recrutés parmi les chômeurs et les laissés-pour-compte du capitalisme titubant.

Un siècle plus tard, la crème du rugby mondial pourrait s'exhiber sur les cinq continents jusqu'à saturation, offrant l'image d'un spectacle qui tourne en boucle. Restera toujours un trophée de cuivre damasquiné vissé sur une plaque de bois pour nous rappeler que les valses ont mille temps, que les saisons s'étirent. Les destins souvent contraires, les décisions d'arbitres parfois iniques - de moins en moins mais quand même -, le rebond capricieux et l'odeur enivrante de l'herbe coupée ras complètent nos petits plaisirs. Bayonne, Toulon et Castres espèrent pouvoir le soulever. Mais avant cela, ils devront passer par les derniers tours de piste. 

dimanche 25 mai 2025

Tous aux Quinconces

C'est là où tout a commencé. Une équipe de fondus doués pour mouler la gothique et friser l'azerty. Le point de contact avait été fixé à l'avance par Bernard Larrère, dit "Landais", avec le relais de "Lethiophe", aka Christophe Bedou, local de l'étape... Après quatre ans passés sur le support de L'Equipe, Côté Ouvert avait migré vers d'autres cieux. Arrêter de chroniquer m'avait traversé l'esprit mais un groupe de fidèles bloggeurs m'encourager à prolonger. Ce que je fis.

Rendez-vous donc aux Quinconces, à quelques heures du coup d'envoi de la première demi-finale du Top 14, cuvée 2015. Le métro bordelais allait nous rapprocher, plus tard, du Matmut Atlantique pris d'assaut et il me faudrait revenir à pied dans la nuit, deux heures de marche, pour rejoindre mon hôtel une fois mes reportages rédigés et envoyés. Mais ce calvaire n'était rien en regard du plaisir d'avoir découvert une fine équipe de connaisseurs qui allait redonner vie à ce blog, tel que vous le lisez aujourd'hui.

Après avoir signé une charte d'amitié sur l'une des nappes de la brasserie - elle est pieusement conservée dans ma bibliothèque -, nos échanges fusèrent avec autant de passion que de vivacité. Irréductibles, enthousiastes, généreux, tous appréciaient ce moment fondateur, les grandes gueules se frottant aux taiseux, les malins aux pugnaces. Et avant qu'il ne soit l'heure de se quitter après s'être découvert, l'idée d'une rencontre annuelle émergea. D'abord à Treignac. Puis à Uzerche.

Créée en 2006 par un président visionnaire, Laurent Marti, sur les décombres du Stade Bordelais et du Club Athlétique Bèglais, neuf Brennus à eux deux, l'Union Bordeaux-Bègles n'était alors pas invitée en phase finale et regardait de très loin la Coupe d'Europe. Comme le Stade Rochelais avant elle, l'UBB a donc remporté ce trophée intercontinental de haute lutte, soixante minutes durant, face aux Saints de Northampton dans un Principality Stadium de Cardiff refermé, sorte de Scala parfaitement conçue pour ce genre d'opéra ovale.

Que ces UBBistes, après avoir remplacé les Girondins du ballon rond dans le cœur des Aquitains, choisissent de fêter leur premier grand titre sur la place des Quinconces n'est pas pour nous déplaire, d'autant que samedi, nous étions tous Bordelais. Mieux que n'importe qu'elle autre équipe, l'UBB dispose de la plus belle ligne d'attaque digne d'éloge - Buros, Bielle-Biarrey, Depoortere, Moefana, Penaud - lancée par une charnière hors-pair - Jalibert-Lucu. Mais c'est d'abord un pack de fiers à bras qui étouffa les Anglais, reléguant le jeune roi Henry Pollock au rang de troupier.

Alerté par la polémique qui enfle outre-Manche à l'initiative du staff des Saints, on espère que les gestes et les propos que les joueurs Bordelais consacrèrent au coup de sifflet final à ce prodige un peu trop présomptueux n'ont pas dépassés les bornes du bon esprit, certes vachard, mais bien fait pour rappeler aux inconséquents que le rugby demeure une école d'humilité et que deux siècles de pratique n'ont pas altéré son ADN dont les invariants restent dignité, primauté de l'autorité, goût du sacrifice, canalisation de l'énergie, développement du leadership, sentiment d'appartenance et praxis.

L'UBB a donc débloqué son compteur et ouvert son armoire à trophées. Une barrière est tombée, et je crois bien que la présence de mon ami Eric Blondeau, ancien trois-quarts landais passé par l'université de Poitiers et le PORC, développeur de performance qui œuvra dans la plus grande discrétion à Clermont à l'époque du titre de 2010 sous l'ère Cotter, n'est pas étrangère à la dureté mentale dont firent preuve ces Girondins, force psychologique qui leur permit de rester devant au score, de garder la tête froide, de ne pas paniquer face aux ultimes attaques anglaises pour soulever cette coupe qui appelle d'autres succès.   

dimanche 11 mai 2025

D'un même élan

 

Ne jamais oublier que le jeu de football tel que pratiqué à Rugby fut développé par des étudiants de Cambridge et d'Oxford après avoir été "inventé" ou plutôt légendé au sein du fameux College qui a fait de William Webb Ellis son messie. Quant à la passe, longtemps ignorée, elle provient de la modélisation du jeu d'échecs à l'initiative d'un dénommé Vassal, soucieux d'éclairer une pratique au sein de laquelle l'affrontement et le déplacement du ballon au pied étaient devenus trop prégnants, ouvrant ainsi le débat qui continue d'animer nos discussions sur la définition de ce sport qui mêle, et c'est heureux, combat et évitement.
Major de sa promotion à l'Ecole Centrale il y a de cela plus d'un siècle - le temps passe vite -, Marcel Communeau, fleuron d'une génération du Stade Français qui dominait le rugby français - là aussi, la roue tourne - proposa aux avants, dont il était l'âme, de redoubler les trois-quarts, décision stratégique qui lui valut d'être exclu de l'équipe première au motif que son exemple pouvait détourner les "bourriques" des tâches ingrates dans lesquelles elles étaient alors cantonnées. Les sélectionneurs du XV de France, eux, en firent un capitaine dont le charisme le disputait aux qualités physiques.
Dès 1983, me précise l'ami Pascal Yvon, Centrale-Paris - plus précisément Jojo, Carlo et Pierrot - organisa un tournoi universitaire international (Edimbourg, Dublin, Cardiff) à sept. La fac de Toulouse, avec à sa tête l'inénarrable Pierre Chadebech, bien soutenu par Denis Charvet, fut battue en finale par Cardiff University. Une référence. Et Christian Nieto avait même poussé plus loin en mettant sur pied un tournoi féminin, une première européenne à l'échelle des grandes écoles, remporté par les Centraliennes ! Le journal L'Equipe s'était d'ailleurs, à l'époque, fendu d'une coupe récompensant, dixit "la belle tenue d'une des équipes participantes", si l'on en croit l'article publié.
Depuis 2005 - j'y étais, diront certains - les Centraliens ont repris le flambeau en organisant un tournoi de rugby à sept où la passe et le plaquage appuyé sont érigés en viatique, compétition devenue au fil des éditions mixte et internationale. Elle s'est disputée la semaine dernière dans l'écrin du club d'Orsay cher à Paul Tremsal où pendant deux jours et sur deux terrains, une kyrielle d'équipes se sont affrontées, sous le parrainage de Juan Imhoff et de Jérôme Daret, entre autres mentors.
Il faut avoir vu les filles de la sélection basque et les Néo-Zélandaises à forte densité maori s'engager, et avant cela, Fidjiennes et Sud-Africaines partager, bras dessus bras dessous, un chant d'adieu à l'issue de la petite finale pour saisir à quel point les femmes sont sans aucun doute l'avenir de ce jeu, ainsi que le chantait le poète. Les unes pleuraient d'émotion à l'issue de la défaite et leurs larmes se mêlaient à la ferveur de celles qui les avaient vaincues mais sublimaient leur peine dans un bel élan de sororité. Merci à Maxime, Manon, Inès, Pétronie, Hèlène et Alexy, sans oublier l'inoxydable Matthieu, de m'avoir permis de partager cette fête.
Quelques jours plus tard, le RC Toulon délocalisait sa plus belle affiche au stade vélodrome de Marseille en battant un record d'affluence que l'OM n'avait fait qu'effleurer, mais les dirigeants varois n'avaient pas manqué l'occasion de rendre hommage à toutes les écoles de rugby de la région qui défilèrent ainsi fièrement autour du terrain juste avant le coup d'envoi. Le trait commun entre un tournoi organisé par des universitaires et le prime-time du Top 14 est ainsi facilement identifiable : il est tissé d'émotion, d'engagement et de passion. 
Il faudra bien, un jour très prochain, se pencher sur l'avenir du bénévole, tant le joug administratif les écrase alors que la manne financière se rétrécit. Réfléchir à doter ces amateurs, sans lesquels rien d'ovale n'existerait, d'un authentique statut propre à les protéger, les valoriser, les encourager à poursuivre cette voie vertueuse qui tend, malheureusement, à se paver d'écueils. Nous avons tous, gravés, les noms de ceux qui nous ont donné les premières clefs de ce jeu, à commencer par la façon de bien lacer nos chaussures à crampons et d'en graisser régulièrement le cuir.
L'autre lien qui rassemble la pratique du rugby dans toute sa diversité n'est pas sur mais à côté du terrain, point de convergence qui dépasse les divisions. Il suffit de se laisser porter après le coup de sifflet final. Que ce soit sur l'avenue du Prado ou pas loin de la sortie des vestiaires, il y a toujours une buvette, une cabane à frites ou un barbecue ventrèche-merguez pour rassembler celles et ceux qui se sont affrontés, ou qui ont encouragé leurs champions. On y rejoue les matches, on y fraternise sans avoir besoin de se ressembler. Je mesure ma chance d'avoir, en quelques heures, vécu ce trait d'union. Plus de quarante années passées à raconter l'odyssée du ballon de rugby sous toutes ses coutures n'ont pas encore tari ma source.

jeudi 17 avril 2025

A l'amitié

Il faut bien que le socle sur lequel repose le rugby soit ancré en profondeur pour supporter les vagues qui déferlent sur lui depuis plus d'un an et la malheureuse tournée d'un XV de France bis en Argentine. Il est malheureusement davantage question de prétoires que de vestiaires, et lorsque je vous conseillais de lire Inoubliable, qui conte les déboires de l'ancien talonneur anglais Steve Thompson, je n'imaginais pas que le barbu de Valence allait commotionner l'opinion publique. Il n'y a jamais de hasard, plutôt des coïncidences troublantes.

Le rugby professionnel, dont on va bientôt fêter les trente ans, n'est visiblement pas encore majeur. Lors que ce jeu de balle ovale a quitté sa gangue, à l'évidence rien n'était préparé pour qu'il se développe harmonieusement, c'est-à-dire dans le respect de ce qu'il est, activité sportive de combat collectif en équilibre sur le défi physique et l'évitement, à la fois viril et subtil, bien fait pour élever le pratiquant et faire de lui un citoyen éclairé à même d'irriguer dans la société les vertus déployées dans le jeu.

Soixante-dix millions d'euros ! Tel est le déficit cumulé des clubs français d'élite à la fin de la saison dernière. Et tout repart comme si de rien n'était. L'exemple de clubs anglais de renom mettant la clé sous la porte ne semble pas inquiéter les présidents-mécènes de Top 14 qui ne parviennent pas à finir la saison sans remettre une très grosse poignée de sesterces dans la marmite. Sans parler des tricheurs qui profitent encore un temps d'une forme d'immunité, me laissant penser qu'ils ne doivent pas être les seuls à feinter le salary-cap.

Alors que ce qui reste à Jean-Bouin du Clasico nous rappelle du Stade de France les belles nocturnes du Top 14 naissant en cette saison 2005, et l'écrin du prime time pour quelques affiches qui sont aujourd'hui surannées, ne pas oublier qu'il n'y a que la distance d'un drop-goal entre le Capitole et le roche Tarpéienne, en témoigne les affres du Biarritz Olympique et les difficultés du Stade Français, naguère premiers rôles dans un Championnat qui continue à s'euphoriser, et ce d'autant plus que les audiences du XV de France dépassent désormais celle du football.

J'ai dîné récemment et en bonne compagnie - merci Juan-Peter, Eric, Rémi, Patricia - avec Laurent Cabannes, qui reste ce jeune homme svelte et souriant qu'il était sur les flancs de la mêlée du Racing-Club de France, du temps où la rue Eblé tolérait ses frasques, quand elle ne les accompagnait pas. Nous évoquions, devant une sympathique côte de bœuf, le secret qui prélude à la constitution d'une équipe, ce qui la compose, la nourrit, l'irrigue. Fait que tel groupe sera supérieur, sur le terrain, à l'agrégat de quinze autres jeunes gens de morphologies et de qualités techniques et physiques à peu près égales.

Ce secret, deux siècles après "l'invention" du rugby à Rugby, est resté le même. Il s'agit de partager. Parfois, tout simplement du temps. Entre personnes que tout, autrement et ailleurs, sépare. Ou bien, plus rarement, de hautes aspirations, à l'exemple de John Bannerman, capitaine du XV d'Ecosse des années 20 du siècle dernier, profitant d'un voyage en train à bord du Flying Scotsman entre Edimbourg et Londres avant d'affronter le XV de la Rose à Twickenham, pour réciter à ses coéquipiers des poèmes de Robert Burns.   

"Aux jours du temps passé, ami, buvons ensemble à l'amitié. Nous avons voyagé tous deux chaque jour d'un cœur léger, tours et détours, un long chemin depuis le temps passé. Nous avons galéré tous deux du lever au coucher. Océans nous ont séparés depuis le temps passé. Voici ma main, ami fidèle. Donne ta main à l'amitié, et nous boirons encore longtemps aux jours du temps passé. Et tu offres le premier verre et j'offre ma tournée. Buvons ensemble à l'amitié."

Pendant que je longe la Riviera ligure jusqu'au jardin de Niki de Saint Phalle, je vous confie les clés du club-house. 

vendredi 4 avril 2025

Ne pas oublier


C'est un grand service que de voyager en quête d'un ballon ovale, comme récemment dans les Midlands. Le rugby procure davantage d'attraits que n'en a la religion, même si les deux s'associent très bien, il suffit pour cela de mettre les pieds en Nouvelle-Zélande. La racine étymologique - "ce qui relie", colle parfaitement à la communauté que nous formons. Alors quand l'occasion s'est présentée d'un pèlerinage - un de mes cinq piliers - à Rugby, situé à une portée de drop-goal des Jardins de Franklin où j'étais désigné pour raconter l'ouverture de la phase finale de Coupe des champions entre les Saints et les Bibs, il aurait été dommage de s'en priver.
Rugby, son université, sa rue Arnold, son Big Side, la statue de Webb Ellis, celle de Thomas Hughes - il faut lire Tom Brown's schooldays, le moment et l'endroit où tout avait commencé, puisqu'il faut croire la légende et l'imprimer quand elle est plus belle que la réalité. Que s'est-il passé ? Est-ce là, vraiment ? William Webb Ellis plutôt que Jem Mackie, le bon et la brute. L'homme d'église est enterré à Menton, autre pèlerinage, l'autre, personne ne sait ce qu'il est devenu. Les dirigeants de la RFU ont fait leur choix, il y a un siècle de cela en décidant de l'origine du mythe. C'est gravé sur le marbre incrusté dans le mur d'enceinte de l'université - on dit College en Angleterre.
Le rugby n'est pas seulement un sport, c'est un état d'âme, écrit le journaliste Henri Garcia qui le premier en 1950 effectua des recherches dans cette ville de briques rouges du Warwickshire pour le compte de L'Equipe, avant d'alimenter le premier chapitre de sa Fabuleuse histoire du rugby. C'est aussi un état d' esprit, constatons-nous après avoir pratiqué ce jeu. C'est surtout un projet d'éducation, si l'on s'en tient à ce que souhaitait Thomas Arnold, directeur de cet établissement scolaire. Il a cherché à établir quelque chose, une façon d'être au monde, de se diriger dans le monde. Le rugby serait donc une boussole, et nous sommes quelques-uns à veiller à ce qu'il ne perde pas le nord.
Je suis redescendu à Northampton. Couvrir The Saints versus les Bibs. Score final 46-24, sept essais à trois. Les Clermontois furent débordés, transpercés, indisciplinés. Dans ma besace, Inoubliable, le livre de Steve Thompson, ancien talonneur des Saints et du XV d'Angleterre champion du monde devenu amnésique. Et dément. A force d'avoir subi des commotions cérébrales. Lisez son témoignage. Ce n'est une épitaphe. Dans les dernières pages, "Wally" trace des pistes pour dédiaboliser le jeu qui lui a fait perdre la tête. Mais dans les premières, ses anciens coéquipiers et coaches lui rafraîchissent la mémoire et reviennent sur 2003, seul titre mondial obtenu à ce jour par une nation de l'hémisphère nord. C'était à Sydney, nous y étions.
L'ouvreur Romain Ntamack assure que la première place du XV de France dans le dernier Tournoi participe, nonobstant la défaite à Twickenham du chemin que s'ouvrent les Tricolores jusqu'au Mondial 2027. Mais comme toujours depuis presque quarante ans, ils ont la sale manie de s'arrêter en route, comme s'il leur manquait les dernières gouttes d'essence pour parcourir les ultimes hectomètres. Immense frustration que la leur, que la nôtre. Alors, qu'ils lisent, eux aussi, Inoubliable...
Voilà ce qu'ils y trouveront, entre autres choses : " La seule façon de battre un adversaire, c'est de le surpasser, il faut jouer plus vite que lui. Vite, vite, vite. C'est le ballon dans la mêlée - entrer, sortir, jouer. Le ballon dans l'alignement - entre, sortir, jouer. Taper et avancer. Penser vite (...) Je voulais que cette équipe soit suffisamment mûre et intelligente sur le plan émotionnel pour exprimer ses opinions, et qu'elle se sente à l'aise pour le faire. Ce qu'on appelle la "sécurité psychologique". Nous avons été capables de faire face à toutes les situations et les décisions d'arbitre que nous considérions comme mauvaises,  ce qui témoigne non seulement de l'entraînement des joueurs mais aussi des relations qu'ils ont créées entre eux." Cette façon d'être au monde. D'être rugby.  

dimanche 16 mars 2025

Premiers, promis

 

Rien ne se déroule jamais comme nous l'avions imaginé. Sans doute parce que nous aimons trop que la réalité colle à nos envies. Surtout en rugby, encore plus quand on est Français. Depuis que le ballon ovale a touché Le Havre par la Porte Océane avant de rejoindre les berges de la Seine à Paris, ce que l'esprit français a de plus décalé s'est entiché de ce jeu de rebonds capricieux, de règles à rallonge et d'affrontement, dont la principale caractéristique consiste à mêler la lutte et la course pour arriver à cette synthèse que Charles Muntz, le premier d'entre les arbitres français, polytechnicien et artilleur, résuma d'une formule indémodable : "Le rugby est un jeu d'échecs joué à toute allure."
Ainsi donc, alors que la visite des Ecossais à Saint-Denis s'annonçait par des airs de fête, cornemuse inclus, le génie français n'a rien trouvé de mieux qu'une grosse trouille pour épicer le plat au-delà du supportable. Qui pouvait imaginer que ce XV du Chardon mènerait 13-10 à la demi-heure de jeu par la grâce d'un modèle de passe intérieure de Finn Russell à son ailier Darcy Graham pour frapper droit au cœur de la défense française, et qu'il s'en faudrait d'un crampon - celui de Blair Kinghorn - posé sur la ligne de touche pour que l'essai de Tom Jordan soit refusé juste avant le retour au vestiaire ?
Comme l'a écrit samedi soir avec humour un internaute sur le site de L'Equipe, "tout a changé à la mi-temps. La chanson de Louane a été diffusée dans le vestiaire visiteur. Plusieurs Ecossais, qui n'avaient jamais entendu de variété française, ont dû répondre au protocole commotion. Ca a pesé pour la suite." Une suite qui vit Louis Bielle-Biarrey entrer à pleines foulées dans la galerie des illustres avec son huitième essai, égalant un record vieux d'un siècle et détenu jusqu'alors par deux légendes, l'Anglais Cyril Lowe et l'Ecossais Ian Smith, à l'époque pionnière où le Tournoi n'était disputé que par cinq nations. 
S'il propose le meilleur, en témoignent ses passes lasers en début de rencontre, tout en étant capable du plus grand n'importe quoi, Finn Russell s'illustra comme l'orchestrateur d'une première période toute à l'avantage de son équipe, avant d'être celui qui permit au XV de France de reprendre le fil d'un match qu'il avait cassé. Sa passe-croisée manquée - c'était la bonne option mais distillée un poil trop tard -, le ballon qui trainait fut prestement récupéré et termina dans les mains de la fusée bordelaise. A partir de cet incident de parcours, le Flying Scotsman se mit à dérailler.
Quelle que soit notre profession, nous avons au moins une fois été inspirés par un de nos aînés. Pour ma part, plus qu'un autre, Denis Lalanne fut celui-là. Qu'il évoque le French Flair au détour d'un de ses ouvrages me lança en 1983, avec Jacques Rivière, dans la rédaction de Rugby au centre. Contribuant plus tard à enluminer un ouvrage sur les Barbarians français, il livra une chronique dans laquelle scintillait un diamant dans son écrin de prose, et après l'avoir gardé comme on préserve un trésor, je l'ai livrée pour, je l'espère, le plus grand bonheur des lecteurs de L'Equipe. La voici : "Comme l'âme du vin chante dans les bouteilles, non dans la législation des vignes ou la comptabilité des châteaux, de tout temps l'esprit du jeu n'a jamais vraiment existé que dans le cœur des hommes."
Le métronomique Thomas Ramos dépassant le fantasque Frédéric Michalak au classement - modeste à l'échelle mondiale - des meilleurs réalisateurs français, aucun record n'effacera de notre mémoire la majesté de Pierre Albaladejo, l'opiniâtreté de Titou Lamaison ou l'élégance de Dimitri Yachvili. Que l'ère soit désormais aux datas n'apporte finalement pas grand chose à l'épique et à l'épopée dont se nourrit le rugby. A l'inverse, disparaitra la fière performance écossaise au profit du classement dont va jouir quelques temps encore le XV de France.
Comme une histoire sans cesse recommencée, la belle inconstance du XV de France annonce des rencontres bancales et des exploits sidérants, des peurs bleues à venir et des joies d'arc-en-ciel, d'autres records mais aussi d'autres remords. De la même façon que les All Blacks, martyrisés à La Beaujoire en 1986 par un XV de France de grande férocité construisirent leur succès final lors de la première Coupe du monde un an plus tard en se répétant "Remember Nantes" comme un mantra, il faut espérer que l'échec de Twickenham permette à cette génération tricolore - qui n'a toujours pas banni certains gestes de son répertoire - d'atteindre une plénitude.

dimanche 9 mars 2025

Une preuve éclatante

 

Une image vaut mille mots mais, dans le cas qui nous occupe, à savoir l'éclatant succès tricolore à Dublin, c'est parfois réducteur. C'est d'un album dont nous aurions besoin pour illustrer l'exploit réalisé sur la pelouse de l'Aviva Stadium. Et par où commencer ? Comme nous y incite notre ami Marcel Allan, contributeur de ce blog, autant attaquer par le début. Il est admis que le rugby commence devant et que la beauté de ce jeu appelle à ne pas s'y arrêter. Samedi face à des Irlandais engagés sur le chemin d'un Grand Chelem et qui le firent savoir pendant un premier quart d'heure de feu durant lequel le fighting spirit servit de carburant à leur stratégie de pilonnage systématique si difficile à arrêter tant elle enchaîne les temps de jeu, c'est en défense que les Tricolores du capitaine Dupont décidèrent de gagner ce match. Une fois les Irlandais sans le moindre point là où ils auraient pu inscrire deux ou trois essais, les trois-quarts français décidèrent de l'ampleur à donner au score. Et ils le firent d'une façon si spectaculaire que les exégètes d'Ovalie vont placer dans leurs livres d'Histoire cette victoire à Dublin, à l'égal du Crunch royal de 2023.
Ah, Antoine Dupont... Sa blessure est-elle un accident de jeu ou une agression caractérisée ? On laissera la commission de discipline des Six Nations en juger. Ou pas. Avec les plaquages, les rucks sont depuis une dizaine de saisons la zone plus dangereuse du rugby, si l'on veut bien considérer l'intégrité physique des joueurs, désormais soumis à des chocs de plus en plus violents. Pierre Albadadejo, voix de la sagesse, fut le premier à nous le faire remarquer et son insistance à nettoyer le rugby de cette guerre des étoiles qu'est le ruck mériterait d'être entendue à World Rugby. Placé pour gratter un ballon, Antoine Dupont y a laissé un genou. Par essence, la générosité au combat ne se contient pas. D'autres que lui, au poste de demi de mêlée, n'auraient pas mis la main dans cette fournaise, préférant se concentrer sur la conduite du jeu. Lui n'a pas de numéro neuf dans le dos quand il s'agit de batailler comme un flanker, d'être le premier au contest tel un talonneur. 
Nous écrivions qu'après le score-fleuve obtenu contre l'Italie, il était d'importance que ce XV de France mette en Irlande les points sur les i. C'est fait, et de quelle manière ! Qu'il était bon de savourer cette rencontre pour ce qu'elle est, c'est-à-dire un moment de bonheur, une communion ovale, un tableau de maîtres devant lequel passent les minutes qui deviennent des heures que prolongeons, ici, dans l'échange d'émotions, de sensations, de réflexions. Cet Irlande-France a ressuscité nos samedis après-midi bercés par la voix de Roger Couderc, que notre ami Hervé Caillaud nous appelait à célébrer à travers le quarante-et-unième anniversaire de la disparition. Sommes-nous encore nombreux, au lieu de rester les yeux rivés sur une page de pub, à entendre résonner dans nos têtes le Te Deum de Marc-Antoine Charpentier à chaque prise d'antenne en direct d'un stade du Tournoi ?
La semaine va vite passer et il sera alors temps d'évoquer la venue de l'Ecosse. A cette occasion, l'impeccable Thomas Ramos deviendra le meilleur réalisateur tricolore de tous les temps et Damian Penaud, à n'en point douter, dépassera l'immense Serge Blanco au nombre d'essais marqués. On ne compare pas les époques. Mais puisqu'on parle de Ramos, sa passe pour Penaud à hauteur de la ligne médiane, après son interception, est un magnifique symbole de ce qu'est le rugby, sport de transmission, mot dans lequel se retrouvent altérité, générosité, partage et lucidité. Alors, la course solitaire et jouissive du zébulon bordelais vaut bien d'aller chercher un record, qui à son tour ne manquera pas d'être battu et pourquoi pas par son alter-ego, le sidérant Louis Bielle-Biarrey...
Oui, quand Antoine Dupont quitta le terrain, nous pensions tous, à tort, que l'équipe de France perdait plus que son meilleur atout. Mais la performance de Maxime Lucu a démontré, au-delà la valeur d'un demi de mêlée qui a accepté d'éclore dans l'ombre du capitaine tricolore élevé au rang de meilleur joueur du monde, qu'une équipe est toujours plus forte que l'addition des joueurs qui la composent. Dans ce cas précis, reprenant le credo de Rassie Erasmus, son bourreau, Fabien Galthié a raison : le coaching à sept avants sur le banc s'est avéré gagnant. Avec Oscar Jegou, il faut le reconnaître, le XV de France a trouvé l'hybride parfait, moitié flanker moitié centre, quatrième mousquetaire du trio Cros-Alldritt-Boudehent dont l'effort fut, à Dublin, titanesque. Le rugby contemporain se joue effectivement à vingt-trois, soit une équipe et demi. Après l'Afrique du Sud, la France vient d'en donner une preuve éclatante.

dimanche 23 février 2025

Des points sur les i

On n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans, c'est admis, mais l'est-on quand on en met soixante-treize ? Toute grappa bue, faut-il vraiment prendre ce florilège d'essais pour une performance notable au point, comme l'a souligné Fabien Galthié dès le coup de sifflet final, de l'inscrire dans le large tableau qu'il a dessiné pour emmener le XV de France au Mondial 2027 ? Sans aller aussi loin, l'amplitude du score inscrit dans ce colisée moderne qu'est le stadio olimpico rapproche les Tricolores des grandes sélections nationales du sud qui, si elles disputaient le Six Nations comme elles s'étripent dans leur tournoi des quatre, ne manqueraient d'inscrire tous les points qui s'offrent à elles face à une Italie qui vient de tristement nous rappeler qu'elle avait été invitée à faire la sixième afin de border le calendrier et ravir les supporteurs jamais lassés de la cité éternelle.

Pour le coup, Rome était plutôt en mode ville ouverte à tous les vents, aux déboulés et aux débordements, aux perles enfilées par les véloces après que les coriaces aient déblayé la zone autour des rucks à grands renforts de coups d'épaules. Essai transformé aussi pour le coach aux grosses lunettes qui misait sur un banc en 7-1 pour terrasser le Nazionale, même s'il s'agissait-là d'employer un énorme marteau pour écraser un moustique. Mais le test est concluant, du moins face à un adversaire du calibre - faible - de l'Italie. Reste à voir maintenant si les Irlandais, ce dont on doute, faibliront après l'heure de jeu quand notre démiurge à larges montures choisira de faire entrer sa légion de secours dans la bataille...

Je suis le premier à le regretter mais nous n'en finissons pas d'attendre Godot, ou bien est-ce Leopold Bloom, au pied des tours Martello pour le vrai test de caractère qui permettra dans ce Tournoi au mitan de jauger un XV de France dont nous avons du mal à juger la puissance de feu tant l'adversaire qui lui été opposé cette année - que ce soit le pays de Galles ou l'Italie -  n'est pas d'un calibre suffisant pour qu'on retire quoi que soit de vraiment intéressant des scores-fleuves alignés, et que celui sur lequel il s'est cassé les dents à la dernière minute a failli faire de même face à l'Ecosse, dont on connait pourtant les limites. Cette véritable évaluation n'est pas pour demain : il faudra attendre encore un peu avant de traverser la mer d'Irlande, qu'on annonce agitée.

Le championnat domestique continue pendant les travaux du Tournoi et se poursuit le rêve de Pierre Villepreux de placer l'œuf - vous apprécierez l'oblong - avant la poule, fut-elle de luxe. Du côté du Stade Toulousain et depuis quatre décennies maintenant le jeu prime sur les joueurs lesquels, interchangeables, sont au service du mouvement et non l'inverse. Aligner des remplaçants, des réservistes et des Espoirs à peine sortis du centre de formation n'a pas empêché d'offrir, face à l'Aviron bâillonné dans un stade Ernest-Wallon à guichets fermés, une performance en sept essais digne des aînés et des titulaires qui, pour la plupart, se trouvaient à Rome engagés sur un autre front.

On ne prête pas qu'aux riches : les champions de France disposent de trois demis de mêlée de classe - Antoine Dupont, Paul Graou, Naoto Saito - et de trois ouvreurs du même acabit - Romain Ntamack, Thomas Ramos, Juan Cruz Mallia - quand leurs adversaires peinent parfois à aligner une charnière décente. Devenu la principale manne du XV de France quand il était naguère paria sous l'ère Ferrasse, le Stade Toulousain profite, et il aurait tort de s'en priver, des primes de mise à disposition de ses internationaux français pour compléter son effectif et se permettra de titulariser en période de doublons sept capés (Neti, Merkler, Arnold, Willis, Mallia, Lebel, Chocobares), s'il fallait encore donner la preuve de sa profondeur de banc.

Pour autant, il y a huit ans, les Toulousains du capitaine Dusautoir faillirent descendre en ProD2. Il n'y a pas loin du Capitole à la roche Tarpéienne et le Stade Français n'a pas besoin de GPS pour s'en apercevoir. Champions de France en 2015, les Parisiens n'ont pas le cœur, actuellement, à fêter les dix ans de leur dernier titre. Cette année-là, Arias, Camara, Bonfils, Flanquart, Burban, Lakafia, Dupuy, Danty, Slimani et Doumayrou étaient passés ou allaient passer du rose au bleu. L'entraîneur qui avait permis à cette équipe de lever le Bouclier de Brennus est le même qui a encaissé l'humiliation de Rome, à savoir Gonzalo Quesada, et l'on mesure ce qu'il faut d'amour de ce jeu et d'humilité pour, écrit le poète, rencontrer ainsi défaite après triomphe, "et recevoir ces deux menteurs d'un même front."

dimanche 9 février 2025

Comme des pieds

C'est d'actualité. Considérant les conditions météorologiques, les sorties de route sont fréquentes en ce moment. Mais c'est à Twickenham où le dérapage fatal a été le plus frappant. Jean-Pierre Rives assurait qu'il n'y avait pas plus jouissif que de battre les Anglais chez eux d'un point à la dernière minute. Nos meilleurs ennemis peuvent, depuis samedi 8 février, le confirmer. Qui plus est en scellant leur succès avec panache d'un essai aux pieds des poteaux né d'une combinaison d'attaque millimétrée que ne renieraient pas les hérauts du French French de 1972 - Maso, Lux, Bérot, Villepreux - qui enflammèrent en d'autres temps Colombes.

Tout bien considéré, cet échec est une bénédiction. Il faut ne rien connaître au rugby international pour s'être gargarisé, vendredi dernier, du 43-0 infligé à de tristes Gallois qui poursuivent leur chemin de croix en tombant à Rome. Cette fois-ci, des Anglais plus opportunistes que géniaux nous rappellent à la modestie et à l'humilité. Rendons-nous à l'évidence: ce XV de France continue depuis sa tristement fameuse tournée en Argentine de l'été dernier d'aligner les succès en trompe l'œil. On ne peut qu'appeler le staff tricolore et ses joueurs leaders à une remise en question salutaire. C'est ainsi que l'échec collectif dans le Temple du rugby prendra son relief.

Comme vous, j'ai arrêté de compter à quinze. Non pas ignorance mais par dépit. Ce n'est pas pour autant que les ballons ne sont plus tombés des mains françaises. C'est monté jusqu'à vingt-sept, me dit-on... Il pleuvait ? La belle affaire. Un déluge inondait Rome et que je sache, Italiens et Gallois n'ont pas commis autant de bévues. A l'école de rugby, les poussins attrapent le ballon à deux mains, vont d'abord le chercher en tendant leurs deux bras. Je connais des entraîneurs qui, lors du prochain rassemblement, mettraient d'office à l'ordre du jour un atelier "passes", histoire de rappeler aux stars tricolores qu'on ne bafoue pas ainsi impunément les fondamentaux.

Car enfin, verre à moitié plein, si Louis Bielle-Biarrey, Damian Penaud, Peota Mauvaka - ah, sa chistera molle -, Antoine Dupont et consorts n'avaient pas gâchées a minima trois occasions d'essais franches, nous serions peut-être ici et maintenant à savourer un nouvel exploit du XV de France à Twickenham, deux ans après le Crunch Royal. Ce match des mains moites a ceci de frustrant qu'à la demi-heure de jeu, c'est-à-dire avant l'essai de Bielle-Biarrey, ces Tricolores pouvaient mener 24-0 sans ciller, juste en convoquant comme ils avaient su le faire la défense anglaise dans l'axe du terrain pour mieux la percer au large.

Mon ami Hervé Caillaud, connaisseur des choses du sport, m'écrivit après ce Waterloo : "Les primes de tout le staff français devraient être reversées à des associations caritatives." Et de poursuivre : "Les rugbymen sont devenus professionnels en 1995, il ne faudrait pas que cela perde tout sens juridique. En France, dans le Code du travail, il existe le concept de "faute grave" et de "faute lourde", toutes deux passibles de sanctions très ciblées. Autant de fautes de mains au cours d'une seule rencontre mérite - a minima - un blâme. Qu'en pense le digne président de la FFR ?"

"Twickenham ! Twickenham ! morne plaine ! Comme une onde qui bout dans une urne trop pleine, dans ton cirque de béton, de mêlées, de ballons, la défaite pâle mêlait les sombres bataillons." Mieux vaut s'amuser d'un accroc si humiliant. Il y a encore loin du trophée aux lèvres, oublions un temps le calice Webb Ellis et la perspective de le soulever à Sydney. Le Grand Chelem qui nous appelions de nos vœux à l'heure d'annoncer la couleur reste dans les mains vertes qu'il faudra desserrer le 8 mars prochain. Sans doute pleuvra-t-il à Dublin. A défaut de Joyce ou de Beckett, prolongeons donc Hugo.

"D'un côté c'est Albion la perfide, et de l'autre la France! Choc et transe ! des héros la maladresse trompait l'espérance. Tu désertais, victoire, et le sort était las. Ô Twickenham ! je pleure, et je m'arrête, hélas, car les joueurs de la dernière édition furent grands ; ils avaient vaincu toutes les nations. Remportés vingt succès, passé les Alpes, atteint Dublin, et leur talent chantait dans les clairons d'airain ! Le soir tombait; la lutte était ardente et noire. Il avait l'offensive et presque la victoire; il tenait Steve Borthwick dans l'en-but acculé. Ses lunettes sur le nez, il observait, scrutait le centre du combat, point obscur où tressaille la mêlée, effroyable et vivante bataille. Et parfois l'horizon, drame terrible comme l'hallali. Soudain, joyeux, il dit : Ramos ! - C'était Daly ! L'espoir changea de camp, le planchot changea d'âme."

vendredi 31 janvier 2025

Trinquons à l'épique

Fallait-il se préoccuper plus que d'habitude d'une visite galloise à Saint-Denis ? Vraiment pas. Il faut ne rien savoir des affres d'une nation en perte de vitesse, polluée par de gros soucis financiers et des plaintes multiples qui donnent de cette fédération une image déplorable, pour imaginer son équipe de rugby faire chuter un XV de France au mitan de ses grands projets - une Coupe du monde 2023 gâchée, une édition 2027 porteuse d'espérance.

Car enfin, cette génération bleue dont on nous rebat les oreilles n'était bloquée par aucune inquiétude avant de déguster sa soupe aux poireaux dans un Stade de France réfrigéré, certes, mais désormais très show, en tout cas à l'unisson de son équipe depuis que sur cette même pelouse, une poignée de septistes décrocha l'or olympique, l'été dernier. Les Gallois normalement surclassés (43-0), place à Twickenham, premier test sérieux.

Malgré des affaires dramatiques et des faits divers qui enlaidissent le rugby français, il faut croire que la balle ovale demeure le nec plus ultra et Saint-Denis l'endroit où il faut être, en témoigne l'affluence, la joie et la chaleur qui donnent à cet écrin hivernal un relief festif dont beaucoup d'autres sports aimeraient disposer. Alors qu'hors du terrain les joueurs de rugby semblent, pour certains, malheureusement incapables d'inspirer le meilleur, le jeu, lui, reste une magnifique métaphore en mouvement.

Si Fabien Galthié se targue à juste titre d'avoir constitué un petit pécule de victoires en délestant son équipe du ballon et en proposant à ses joueurs de le "chasser", approche qui prouve son efficacité, ce système de jeu n'a rien de vraiment emballant. Heureusement que le large succès, match à sens unique qui tenait d'avantage de l'entraînement dirigé que d'un défi de caractères face aux Gallois, vendredi soir dans le frimas francilien, a apporté son lot d'options offensives et d'essais. Mais on attend de savoir si cette tendance est conjoncturelle ou structurelle.

Jouons un peu : mis à part Antoine Dupont qui pulvérise la concurrence, quels Tricolores actuels auraient leur place dans un XV de légendes du Tournoi des Cinq et Six Nations ? Thomas Ramos peut-il vraiment déboulonner Serge Blanco ? Quant à Louis Bielle-Biarrey et Damian Penaud, ils ont sans doute déclassé Saint-André, Dominici et Clerc à l'aile. Si Jauzion et Sella restent inamovibles au centre, quid de Pierre Albaladejo et de Frédéric Michalak à un poste, ouverture, que Romain Ntamack n'occupera pas à Twickenham, samedi prochain, sanctionné d'un carton rouge pour un plaquage haut, aussi inutile que dangereux... 

Même désigné homme du match face aux Gallois, Grégory Aldritt est loin d'avoir fait oublier Walter Spanghero et Imanol Harinordoquy en numéro 8; Thierry Dusautoir, Olivier Magne, Jean-Pierre Rives et Jean Prat s'imposent encore comme flankers. Qui pour supplanter Benoît Dauga et Fabien Pelous en deuxième-ligne ? Quel pilier sera devant Christian Califano, Sylvain Marconnet et Amédée Domenech ? Peato Mauvaka est-il capable de déloger Raphaël Ibanez ?

Entre deux Coupes du monde, alors que se profilent les déplacements tant attendus à Twickenham et à Dublin, ce Tournoi est l'occasion rêvée pour les coéquipiers d'Antoine Dupont de marquer leur territoire, de s'inscrire dans l'histoire, de donner le ton, de hisser leurs couleurs, que sais-je encore. Ce XV de France ne lèvera pas le trophée Webb-Ellis en gardant des pudeurs de pucelle, en hésitant à annoncer un Grand Chelem. L'humilité n'a jamais été un frein à l'ambition. Que risquer à viser la Lune : au pire, la flèche ainsi tirée atteindra la montagne - proverbe maori.

Sans doute restent-ils échaudés. En effet, il y a deux ans, le 11 mars 2023, le XV de France pulvérisait l'Angleterre, 10-53, sept essais à un, dans des proportions monumentales. Ce Crunch royal, premier succès à Twickenham depuis 2005 et les six buts de Dimitri Yachvili réussis avec un tee acheté la veille à la boutique de la RFU - appréciez l'ironie -, ne déboucha sur rien de bien concret quelques mois plus tard, si ce n'est une défaite en quarts de finale tandis que les Anglais, eux, recentrés sur leurs fondamentaux - conquête, défense, jeu au pied - filèrent en demie.

Rarement coup d'envoi d'un Tournoi des Six Nations aura ainsi ressemblé à une compétition calendaire cochée dans l'agenda. Clairement, il n'a pas suscité d'enthousiasme débordant, d 'attente particulière si ce n'est de voir l'équipe de France, libérée de son carcan tactique parfois trop étriqué, prendre et donner du plaisir. C'est simple, le rugby : considérer le ballon comme un trésor à conquérir puis à protéger, faire de la passe un trait d'union et du plaquage un impératif catégorique, regrouper la défense et percer là où elle n'est pas. Pour finir par marquer plus de points que l'adversaire. Certes, c'est encore Dry January, mais trinquons à l'épique !

samedi 18 janvier 2025

Vents ovales

 

La magie de l'azerty s'arrête là où l'imagination commence à déborder le long de la ligne des touches. Comment vous faire partager l'aura que dégagent les monstres sacrés du rugby portés par cet amour du jeu de balle ovale qu'il est difficile d'évaluer tant ils lui ont tout donné ? Ainsi est André Herrero, authentique gladiateur des stades quand les tribunes étaient bordées de populaires et que le synthétique n'avait pas encore envahi les terrains, figure emblématique d'un club littéralement planté au bord de l'eau, si près qu'un drop-goal trop long peut terminer sa course dans la rade.
Maintenant que les recrues dorées que Mourad Boudjellal comparait à des Rolling Stones en tournée ont remballé leurs instruments et sont rentrés chez eux, demeurent des visages familiers si peu burinés par les ans. André Herrero, premier parmi ses pairs, n'a pas besoin de médiatisation pour susciter l'admiration. Qu'il reste un moment devant Mayol et chacun s'avance pour le saluer respectueusement. Une poignée de mains, un selfie, un mot échangé suffisent au bonheur des supporteurs. Ici rien de clinquant, pas d'effet de mode : André porte avec lui l'écho des rudes combats et la passion du RCT chevillée au corps quand d'autres, que la lumière ne vient plus chercher, se sont - on ne s'en étonnera pas - éloignés du stade.
Si ce blog devait suivre à la lettre les affres et les infos, les éclats et les éclipses qui alimentent la chronique quotidienne d'Ovalie, sans doute finirai-je par vous transmettre cet abattement qui est parfois le mien à la lecture des faits divers qui ne grandissent pas ce jeu. Passons sur la sanction-mascarade infligée à l'entraîneur de Vannes pour avoir mis en doute la probité des arbitres français : pendant que le Racing 92 excluait un de ses talonneurs coupable d'avoir manqué à ses devoirs d'exemplarité, les sélectionneurs tricolores rappelaient Oscar Jegou et Hugo Auradou, sortis des geôles argentines grâce à un non-lieu, pour préparer le prochain Tournoi des Six Nations. L'actualité ovale nous propose des carambolages dont on se serait bien passés.
Je dois l'avouer, comme certains d'entre vous, j'ai été capté par l'édition 2024 du Vendée Globe, épopée maritime tracée toutes voiles dehors, record à la clé, conclue par un duel épique dans la remontée de l'Atlantique entre Charlie Dalin et Yoann Richomme. Longtemps, le solide Varois fit figure de vainqueur tant il filait fort dans le Pacifique au point de doubler en tête le cap Horn, et je ne doute pas que les dirigeants du RCT sauront un jour prochain lui rendre hommage à Mayol, où son gabarit de troisième-ligne ne déparera pas. 
Dans ces quarantièmes rugissants, toutes et tous furent à l'ouvrage et certains trouvèrent le temps d'ouvrir un livre au milieu des grains pour oublier leur solitude. Maintenant qu'ils sont revenus à terre, nous pourrions leur conseiller le prix 2024 La Biblioteca qui récompense la meilleure œuvre rugbystique de l'année. Le choix du jury s'est porté sur Vents ovales, bande dessinée en trois tomes conçue par le dessinateur Horne et les scénaristes Aude Mermilliod et Jean-Louis Tripp. "J'ai déjà reçu des prix, m'avouait ce dernier, natif de Montauban et passionné de rugby, mais celui-là me touche particulièrement. C'est comme si j'avais décroché le Brennus."
Ce joyeux trio succède à Didier Cavarot, auteur des chroniques de Monsieur Rusigby, et à Benoit Jeantet, écrivain à qui l'on doit Le ciel à des jambes, présents au Sénat, jeudi 16 janvier, pour la remise du trophée par le Philippe Folliot, à l'origine de ce prix littéraire. Saga en trois temps, Vents Ovales (éditions Dupuis) place habilement le rugby amateur au cœur d'une histoire riche en rebondissements, dans cette province que nous portons en nous et qui, finalement, relie les trois premiers lauréats tant ils donnent voix à ceux qui œuvrent avec ferveur, engagement et humilité, pour que le rugby continue d'exister dans cette petite patrie qu'est le club.

Le jury du prix La Biblioteca est constitué de Philippe Folliot (sénateur du Tarn), David Reyrat (Le Figaro), Jean Colombier (prix Renaudot 1990), Laura Di Muzio (France Télévisions), Pierre Berbizier, Max Armengaud (photographe, membre de la Casa de Velazquez), Emmanuel Massicard (Midi-Olympique)Jean-Christophe Buisson (Le Figaro Magazine) et Richard Escot (L'Equipe).