samedi 31 décembre 2022

2023, année bascule

Comme l'année, le roi est mort... Et avec lui une certaine idée de la légéreté sportive, de la grâce et du simple plaisir de jouer. Le départ de Pelé efface aussi ses zones d'ombres. Il était unique. Garricha, Puskas, Di Stefano, Kopa ou Cruyff n'ont pas laissé cet éclat doré dans nos mémoires, nonobstant leurs talents. Platini, Zidane, Messi, Christiano Ronaldo, Modric, Neymar, Mbappé, n'ont pas l'aura lumineuse dont il était paré. Seul Maradona - Di(e)os - rivalise en surfant sur l'irrationnel. Personne ne succéde à Pelé. Alors laissons chanter "Vive le roi". 
On peut tout craindre, en revanche, de l'année 2023, à tel point qu'on se demande par quel bout la prendre... Commençons par la laisser basculer. Seule certitude, ce sera l'ère des combats, d'un front l'autre. Espèrons que celui d'Ukraine cessera vite. Et, actualité plus riante, que la grande quête du XV de France trouvera enfin son aboutissement à Saint-Denis. Mais voilà, nous avons à peine laissé la vieille année dernière nous que s'ouvre déjà le calendrier prochain Tournoi des Six Nations.
Dans cette perspective, recevez ma dernière chronique comme un cadeau de fin d'année, une passe à auteur. Ludique, l'occasion est ainsi donnée au premier d'entre vous de recevoir cet ouvrage à domicile, dédicacé à la personne de votre choix. Pour cela, il lui faudra répondre avec justesse et précision aux quinze questions ci-dessous tirées - c'est mon crochet intérieur - de cette Anthologie. A vos claviers. Le coup d'envoi est donné.

1- Walter Spanghero le considère comme le meilleur demi de mêlée avec lequel il a joué en équipe de France. Qui est-ce ? a) Richard Astre, b) Max Barrau, c) Gérard Sutra, d) Marcel Puget.

2- Le demi de mêlée et capitaine Philippe Struxiano refusa sa sélection en équipe de France lors du Tournoi 1921. Qui est le héros de la Grande Guerre qui insista auprès de lui afin qu'il change d'avis ? : a) Joseph Joffre, b) Philippe Pétain, c) Robert Nivelle, d) Maxime Weygand.

3- Comment se nomme la première capitaine du XV de France féminin ? a) Marie-Paule Gracieux, b) Judith Benassayag, 3) Isabelle Decamps, 4) Monique Fraisse.

4- En 1892, où donc s'est disputé le premier match "international" organisé entre le Stade Français et Rosslyn Park ? a) Colombes, b) Levallois-Perret, c) Vincennes, d) Sceaux.

5- Qui a dit : "Quand on remporte un Grand Chelem, on se construit une famille" ? : a) Jacques Fouroux, b) Christian Carrère, c) Jo Maso, d) Jean-Pierre Rives.

6- En quelle année a été retransmis pour la première fois à l'ORTF une rencontre du Tournoi des Cinq Nations ? a) 1955, b) 1956, c) 1957, d) 1958.

7- A l'issue du Tournoi 2022, le XV de France a célébré son Grand Chelem sur une péniche, le Diamant bleu. Mais où les joueurs ont-ils terminé la fête, le lendemain : a) Au pied de cochon, b) La brasserie d'Auteuil, c) Le bistrot d'Henri, d) L'enclos de Ninon.

8- Les Tricolores ont disputé en marge de leur tournée de 1974 en Argentine une rencontre internationale dans un pays voisin, mais ce test ne comptait pas pour une sélection officielle. Quel était ce pays ? a) Brésil, b) Chili, c) Uruguay, d) Paraguay.

9- En 1992, les Tricolores ont fêté leur dernier match du Tournoi au Royal Monceau. Quel chanteur a partagé cette troisième mi-temps ? a) Hugues Aufray, b) Johnny Halliday, c) Pierre Perret, d) Michel Polnareff.

10- En 1999, un événement marque l'histoire du XV de France féminin. Lequel ? : a) son entrée dans le Tournoi, b) l'organisation du Championnat d'Europe des nations, c) sa tournée en Nouvelle-Zélande, d) son intégration au sein de la FFR. 

11- Quel était le surnom de Serge Saulnier, manager de la tournée du XV de France de 1958 en Afrique du Sud ? a) l'ours, b) le mulet, c) le gorille, d) le butor.

12- Face aux All Blacks à Cardiff en 2007, l'essai de Yannick Jauzion part d'une combinaison de jeu. Quel est son nom ? a) Fusée farce, b) Toulouse bleu, c) Basque gauche, d) Espace change.

13- Parmi ces capitaines, un seul n'a pas inspiré Philippe Saint-André quand en 1994, il a été nommé à la tête du XV de France. Lequel ? a) Will Carling, b) François Pienaar, c) Sean Fitzpatrick, d) Ieuan Evans. 

14- Qui a dit "On ne passera pas pour des pipes" avant le coup d'envoi de la Coupe du monde 2019 au Japon ? a) Bernard Laporte, b) Guilhem Guirado, c) Louis Picamoles, d) Sébastien Vahaamahina.

15- Quel philosophe Fabien Galthié a-t-il invité à Marcoussis pour échanger avec ses joueurs, l'année dernière ? : a) Michel Onfray, b) Charles Pépin, c) Edgar Morin, d) Luc Ferry.

Bonne année à toutes et tous du blog.

samedi 17 décembre 2022

Crado de Noël

Il est descendu couvert de suie, sale et noirci. J'avais oublié de lui signaler que les ramoneurs n'ont pas eu le temps de se déplacer, cette année, bloqués par le givre. Et ils ne sont pas les seuls. C'est l'hiver. On l'avait perdu de vue, mais lui ne nous a pas oubliés. Tout est retardé, décalé, repoussé. C'est ainsi que je n'ai pas un seul exemplaire de mon Anthologie du XV de France à me mettre sous les yeux, et encore moins au bas du sapin : les livraisons attendront 2023, visiblement. 
Du XV de France ? Pas vraiment. La FFR a déposé cette expression - quand, je ne sais pas -, et il n'est donc plus possible de l'imprimer. Comble d'ironie quand on sait qu'elle a été inventée par Denis Lalanne en 1958 et reprise depuis à auteurs. Mais les services juridique et marketing fédéraux sont inflexibles. Alors plutôt que d'aller plaider devant un tribunal commercial, va pour "les Bleus", même si je préfère les "Tricolores". Depuis 2002 et l'uniformité du code vestimentaire en équipe de France, là encore la mode l'emporte, je le regrette et lutte à contre-courant.
Eviter le tribunal, donc. Ce que n'a pas su faire le président. De la FFR, s'entend. D'autres, et de fameux élyséens, sont pour leur part si régulièrement appelés au banc des accusés qu'on ne s'en émeut plus. Après vingt ans de carabistouilles, le petit Tapie de Gaillac, ainsi qu'il se rêvait, a été condamné pour divers motifs, dont la corruption n'est pas le moindre. Faire appel de ce jugement - deux ans de prison avec sursis et interdiction d'exercer toute fonction dans le rugby - lui donnera peut-être le temps de présenter le trophée Webb-Ellis à Saint-Denis au capitaine victorieux de la prochaine Coupe du monde. Ou pas.
Il faut méconnaître ses ressources pour imaginer qu'il ne s'accrochera pas à son mandat jusqu'à ce que son dernier ongle cède. Mais l'appel d'air suspensif dont il bénéficie ne lui offre que deux sorties : la relaxe ou la petite porte. En attendant, le voici encerclé par une nuée de contempteurs prompts à l'abandonner - World Rugby, LNR, Ministère des Sports, Assemblée nationale, anciens internationaux, comité d'éthique fédéral. Assez pour qu'il quitte Marcoussis ? Quand Jupiter, actuellement très occupé au Qatar - magnifique terre de corruption - s'en mêlera, il sera temps alors de mesurer l'ironie de cette situation.
Comme si les longues ombres des anciens péchés n'étaient pas suffisantes, le séisme du présent rend la période définitivement désespérante. Les provinces sud-africaines viennent dénaturer la Coupe d'Europe obligée de changer d'appellation, tel club abandonne son enfant malade de cette peste ovale que sont les commotions, tel autre répudie son fils prodigue pour recruter un lointain cousin, cet arbitre inflexible est menacé de mort et son épouse de viol après les propos sur réseaux sociaux d'un entraîneur qui se sentait cocu, c'est-à-dire fort marri d'avoir perdu. La période sent le sapin.
En ces temps particulièrement troublés, je ne saurais trop vous conseiller la compagnie des philosophes. Et pour l'occasion la lecture d'Arthur Schopenhauer, considérant qu'il maîtrise mieux que personne L'art d'avoir raison (publié en 1831) et nous propose avec Les deux problèmes fondamentaux de l'éthique : la liberté de la volonté humaine et le fondement de la morale (1840) une réflexion tout à fait indiquée. Ruban sur le cadeau glissé pour les fêtes, cette pensée pour nous-mêmes : "La vie est en gros une tragédie et, dans le détail, une comédie."

mercredi 7 décembre 2022

Epitomé tricolore

Le monde tourne à l'envers lorsque des supporteurs en viennent à brûler des drapeaux et des voitures pour fêter la qualification de leur équipe, que les coupures d'électricité annoncées menacent la vie de nos aînés au pays des Lumières, que des provinces sud-africaines s'apprêtent à disputer une compétition que nous n'appellerons plus Coupe d'Europe, que la fédération anglaise dégage sans égard son entraîneur national au motif d'un management excessif alors qu'il présente 75% de victoires, et pour le remplacer par un taurillon furieux...
Il vrille quand un personnel politique marginal qui ne représente que dix pour cent d'un parti qui n'est pas parvenu à obtenir cinq pour cent aux dernières présidentielles phagocyte les antennes et les ondes pour faire le buzz à la demande même des journalistes; quand un club - mais il y en a d'autres - rejette comme une vieille chaussette l'un de ses joueurs emblématiques au motif que ses multiples commotions lui interdisent de jouer. La guerre est toujours à nos portes et, plus loin, des femmes meurent en Iran pour défendre leurs libertés. Plus prosaïquement, quand deux clubs de rugby féminin français disparaissent du paysage faute de recettes tandis que l'Etat français s'apprête à emprunter 270 milliards d'euros pour boucler ses dépenses en 2023, où porter son regard ?
Au temps de Pastre, Lalanne, Lagorce et Blondin, l'Ovalie était un lieu réconfortant. Il y avait là autrefois des géants ; il y a là maintenant des héros. L'amateur qui se hasardait au-delà des Ponts Jumeaux et qui franchissait les forêts vertigineuses des Landes croyait voir partout, le dimanche venu, s'ouvrir et flamboyer le jeu d'attaque épanoui dans les stades de Paris comme de province. Les trois mille rugbymen enthousiastes lui apparaissaient, tel Michel Crauste descendu des nuées de Dublin ; dans les cent vallées du Rhône il retrouvait l'empreinte profonde et les mains telles des berceaux des cent guerriers tombés jadis sur ces terrains.
Il contemplait avec une sérénité hiératique les traces des passes croisées déliées des frères Boniface sur le flanc de Colombes. Il apercevait à l'horizon l'immense Jean-Pierre Rives s'activant dans le ruck, comme une cariatide sous une montagne, sur des sommets entourés de tempêtes, car la religion cathodique avait rendu ce Casque d'Or proéminent ; à travers les vitrages d'un vieux club-house, les encouragements de la foule arrivaient jusqu'à lui, passant ; et il entendait par intervalles l'immense coq essuyer ses ergots aux granits sonores du Parc des Princes. Par moment, un grondement de joie sortait du Stade de France, et dans ces instants-là, le voyageur rassuré voyait se soulever au nord, dans la déchirure des poteaux, la tête olympienne du géant Dupont, dieu-lumière des crochets intérieurs.
Les géologues ne voient aujourd'hui dans l'Ovalie bouleversée que la secousse d'un tremblement de terre et le passage des percussions diluviennes ; mais pour Pastre, Lalanne, Lagorce, Mauriès et Blondin jadis, Bonnot, Verdier, Montaignac, Verdet, Margot et Moguy naguère, David, Bourrel, Massicard, Duzan et Reyrat aujourd'hui, ces plaines luxuriantes, ces forêts d'envolées, ces blocs arrachés et rompus au ras des rucks, ces lacs en débordement, ces phases de conquêtes renversées et redevenues solaires, c'est quelque chose de plus formidable encore qu'un terrain magnifié d'exploits ou remué par les affrontements ; c'est l'éblouissant champ de bataille où les titans avaient lutté contre Jupiter.
"Ce que la fable a inventé, l'histoire le reproduit parfois. La fiction et la réalité surprennent quelquefois notre esprit par les parallélismes singuliers qu'il leur découvre, écrit Victor Hugo en 1843, dans sa préface aux Burgraves, ma source d'inspiration ci-dessus. Ainsi - pourvu néanmoins qu'on ne cherche pas de grossissements chimériques - il y a aujourd'hui en Europe un lieu qui, toute proportion gardée, est pour nous, au point de vue poétique, ce qu'était la Thessalie pour Eschyle, c'est-à-dire un champ de bataille mémorable et prodigieux." Ce lieu est ovale. 

Anthologie des Bleus, préfacé par Olivier Magne, est désormais disponible dans les meilleures librairies. Une séance de dédicaces a été organisée vendredi 9 décembre à La Fontaine aux Livres (rue Voltaire, à Palaiseau) pour en fêter la sortie. Merci à Thibault Olivier et Letiophe (par délégation), présents au coup d'envoi.

vendredi 25 novembre 2022

Pour qui le carton plein ?

Après les matches internationaux de novembre, voici l'occasion de tester vos connaissances ovales. Ange Capuozzo, Josh Van der Flier, Ruahei Demant, Rubi Tui ont été récompensés pour leurs performances sur le terrain. A vous de jouer devant votre écran... Le premier d'entre vous qui trouve les dix bonnes réponses remportera - c'est la période des trophées - le titre de meilleur bloggeur de l'année 2022. 
1- En 1970, alors qu’il a mis un terme à sa carrière sept ans plus tôt, l’ailier irlandais Tony O’Reilly, devenu chef d’entreprise à Londres, remplace, à quelques heures du coup d’envoi, un joueur irlandais forfait. Il se rend à Twickenham : a) au volant de sa Rolls-Royce;  b) en parachute; c) à bicyclette; d) en bus à l’impériale.  
2- En 1951, les Barbarians britanniques invitent pour la première fois un international français à participer à leur tournée au Pays de Galles. Il s’agit de : a) Guy Basquet, troisième ligne centre du SU Agen; b) Maurice Prat, trois-quarts centre du FC Lourdes; c) Bernard Chevallier, deuxième ligne de l’AS Montferrand; d) Michel Pomathios, ailier du Lyon OU.
3- Qui a dit : « Le Tournoi, c’est comme si le rugby mettait un smoking » ? : a) Thomas Castaignède; b) Fabien Galthié; c) Charles Ollivon; d) Jean-Pierre Rives.
4- Jusqu’à l’été 1968, le remplacement d’un joueur blessé était interdit. Qui a été le premier international à entrer en cours de jeu ? : a) Jean-Louis Bérot; b) Mike Gibson; c) Phil Bennett; d) Colin Meads.
5- La barre des cent sélections a été dépassée pour la première fois par : a) Jason Leonard; b) David Campese; c) Philippe Sella; d) Fabien Pelous.
6- La première sélection française a vu le jour en 1893 sous le patronage de l’USFSA. Elle n’était composée que de joueurs issus de deux clubs. Lesquels ? : a) Le PUC et le SCUF; b) Le Havre et L'Ecole Alsacienne; c) Le SBUC et le LOU; d) Le Racing Club de France et le Stade Français.
7- Lors des déplacements en train de l’équipe nationale d’Ecosse dans les années 20, le capitaine du Chardon, John Bannerman, motivait ses joueurs : a) en leur lisant des poèmes épiques; b) en leur demandant d'aider les cheminots à mettre du charbon dans la locomotive; c) en les obligeant à effectuer des sprints dans les couloirs du wagon; d) en récitant la composition de l'équipe adverse.
8-Leicester et Biarritz se sont affrontés en août 2002 lors de la seule édition d’un trophée qui opposait les clubs champions de France et d’Angleterre. Quel était le nom de cette compétition ? : a) Europe Cup; b) North Cup; c) Channel Cup; d) Orange Cup. 
9- Lors de la Coupe du monde 1995, un attaquant inscrit le millième essai du quinze de France. Il s’agit de : a) Emile Ntamack face à l’Ecosse;  b) Thierry Lacroix face au Tonga;  c) Philippe Saint-André face à l’Irlande; d) Sébastien Viars contre la Côte d’Ivoire.
10- Aux côtés de Margaux Hemingway, le trois-quarts centre Denis Charvet débute au cinéma à l’affiche de La Messe en si mineur, long métrage réalisé par Louis Gillermou dont l’une des particularités est d’avoir été : a) Trompette dans un orchestre symphonique; b) Stagiaire à L’Equipe; c) Trois-quarts aile de Béziers; d) Maire de Boulogne-Billancourt.

P.S. : personne n'a été averti par sms de la parution de cette chronique. Tout le monde part donc sur la même ligne.

dimanche 13 novembre 2022

En bleu de chauffe

Dans un peu moins d'un an, quand on appréciera - je l'espère - le parcours du XV de France dans sa Coupe du monde, il faudra replacer ce match dantesque à sa juste place. Vaincre les Springboks à leur propre jeu grâce à deux essais d'auroch et vingt points au pied situe ces Tricolores au sommet de leur force, et s'ils sont parfois coupables de bourdes monumentales susceptibles de les fragiliser, ils sont aussi et surtout capables du meilleur. Après l'exploit individuel de Damian Penaud sauvant la patrie et le score face à l'Australie, c'est une performance collective qui a fait basculer de leur côté la victoire dans les derniers instants à Marseille. Magnifique d'élégance et de sportivité, le capitaine bok Siya Kolisi rendait d'ailleurs hommage dès la fin de ce combat à ses adversaires : "Les Français peuvent être fiers de leur équipe !"
Evacuons tout de suite le sujet qui fâche : puisque nous vivons dans une société de l'instantané, de la focale immédiate et du buzz désordonné, ce test-match titanesque a été pollué par le geste inexcusable et inadmissible de Pieter-Steph du Toit sur Jonathan Danty. Ce beta Bok sera sanctionné de neuf semaines de suspension. Mais c'est de neuf mois d'interdiction de terrain dont il devrait être gratifié. Son agression délibérée sur joueur au sol n'est pas seulement un préjudice pour Jonathan Danty, c'est une atteinte au fondement du rugby, sport de voyous pratiqué par des gentlemen, où le respect du règlement s'impose en postulat.
Celles et ceux qui associent - principalement sur les réseaux sociaux mais pas que - l'affrontement de samedi soir au Vélodrome à une "boucherie" considérant les cinq protocoles commotions alignés allongent la cohorte de ce nouveau public venu assister à un match de rugby comme on va au spectacle, sans connaître l'histoire de ce jeu. Je leur conseille fortement de visionner - pour ne rester que sur la période contemporaine - le France-Galles de 1977, le test de Nantes en 1986 ou plus prosaïquement la finale de la dernière Coupe du monde, au Japon, entre les Springboks et le XV de la Rose.
Depuis 1952 affronter l'Afrique du Sud, c'est être assuré de finir bosselé ou, comme Pierre Danos, Jean-Pierre Rives ou Jeff Tordo, le crâne ouvert voire la joue découpée. Relisez Le grand combat du XV de France signé du chantre Denis Lalanne : il décrit par le menu la tournée de 1958 au pays des Springboks : vous serez édifié. A côté des pratiques du siècle dernier, le coup de tête estampillé Du Toit passerait presque pour une marque d'affection trop appuyée...
La semaine dernière s'est éteint le grand Benoît Dauga. Et m'est revenue cette anecdote révélatrice de ce qui irrigue le rugby sud-africain. Ma voiture de location en panne en plein milieu d'une petite réserve naturelle en bord de mer entre Port Elisabeth et George, et récupéré par un conducteur qui passait fort heureusement pour moi par là, nous avons échangé quelques mots durant le trajet vers le garagiste local. Quand il sut que j'écrivais sur le rugby, il me posa immédiatement la question suivante : "Que devient Benoît Dauga ?"
Je lui appris qu'il avait, en 1975, failli être paralysé, que depuis il allait bien mais avait perdu une partie de l'usage de son bras droit. Alors je vis les yeux de cet homme - un robuste garde-chasse - s'embuer. Il me dit : "Transmettez-lui mon meilleur souvenir, s'il vous plait". Et comme je lui demandais comment il l'avait connu, voici ce qu'il me répondit : "Je jouais troisième-ligne avec l'équipe de Rhodésie (devenu Zimbabwe) lors de la tournée de l'équipe de France en 1971. Sur une bagarre, j'ai pris un coup et je me suis réveillé quelques minutes plus tard, allongé, sur le bord de touche. Benoît Dauga m'avait assommé d'une belle droite. C'est le plus beau KO de ma carrière..."
Et à mesure qu'il se remémorait cet épisode, un sourire illumina son visage taillé à la serpe, au carré, buriné. "Vous lui passerez le bonjour, hein ? Je compte sur vous." Ce qui fut fait quelque mois plus tar, car j'appartiens à une génération de journalistes qui a eu la chance de côtoyer dans les années 90 le "Grand Ferré" au château de Clairefontaine lors des rassemblements de l'équipe de France. Ainsi les joueurs de rugby sud-africains mesurent à une aune qui n'est pas d'usage commun le plaisir qu'ils ont à disputer un match. Pour eux, le combat est premier. Et leur fidélité à cette culture n'a pas faibli depuis 1952 et leur tournée dans les Îles Britanniques puis en France.
On les appelait alors "Les rugbymen du diable". N'oublions pas qu'ils révolutionnèrent le rugby en attaquant en première intention la ligne d'avantage et en utilisant leur numéro huit pour redoubler les ailiers. Le jeu que le XV de France de Lucien Mias magnifia en 1958 est avant tout le bénéfice tiré d'une leçon reçue à Colombes six ans plus tôt, et je tiens ça de "Docteur Pack" lui-même. Comme Philippe Dintrans, Karl Janik et Philippe Sella, dont les commentaires que j'ai reçus sur mon téléphone portable sont dithyrambiques, il a dû apprécier le choc de samedi soir en connaisseur.
J'ai beau fouiller, je n'ai pas souvenir d'avoir vu un test-match aussi enthousiasmant, au sens étymologique du terme. Tout y était concentré en quatre-vingt minutes, y compris le scenario, porté à incandescence telle une oeuvre au bleu. Oui, les chocs impressionnent car ces joueurs professionnels, préparés à l'affrontement sans concession, se donnent et reçoivent sans compter. Ecoutez ce que dit l'inestimable Cameron Woki, au moulin de l'aile et au four de la troisième-ligne bleue : "Il ne fallait pas qu'on écoute nos corps..." A ce sujet, on évoque le coup de tronche de Du Toit, mais la chute de Cheslin Kolbe d'un étage sur la nuque après avoir percuté à trois mètres de hauteur le visage d'Antoine Dupont - qui fera bien désormais de regarder et le ballon et l'adversaire - aurait pu avoir des effets dramatiques...
Ce match de géants ne nous fera pas oublier la performance de la Nazionale, victorieuse pour l'Histoire de l'Australie, portée par la magnifique Ange Capuozzo qu'on croirait sorti d'un tableau de Botticelli. Ni le titre mondial obtenu plus tôt dans la journée par les Blacks Ferns sur une équipe de Roses anglaises bien épanouies qui ont fait - c'est ennuyeux - du groupé pénétrant l'alpha et l'oméga de leur jeu. Alors, que la Coupe du monde féminine soit remportée par celles qui n'ont jamais hésité à attaquer systématiquement de leurs propres vingt-deux mètres - le ballon est un trésor dont il ne faut pas se débarrasser - a de quoi nous réjouir. Plus que jamais, la femme est l'avenir de l'homme. 

lundi 7 novembre 2022

Un succès très cavalier

Champion de France en 1902 avec le Racing Club de France au poste de deuxième-ligne, puis arbitre international, l'ingénieur polytechnicien Jacques Müntz nourrissait, comme Damian Penaud aujourd'hui, une passion pour le grand échiquier. Laissé à la postérité ovale, son axiome nous revient en mémoire à la vitesse d'une diagonale de fou : "Le rugby est un jeu d'échecs joué à toute allure". L'agile ailier auvergnat en serait le cavalier qui s'insinue dans l'intervalle, saute l'obstacle et repousse l'adversaire avant de prendre le roi.

De cet exploit au forceps le XV de France, en panne d'idées offensives, a fait médiatiquement son miel, instaurant après les Tricolores de la génération 1931-1937 un nouveau record de victoires consécutives - onze - au moment où le zébulon déposait son ballon dans l'en-but australien, lequel record vaut bien plus que l'ancien obtenu à coups de succès sans grand intérêt face à l'Allemagne, époque où la France était exclue du Tournoi des Cinq Nations pour faits de professionnalisme.

Il y a du Jean-Baptiste Lafond chez Damian Penaud, si l'on veut bien ici considérer l'inspiration débridée, la confiance absolue et les appuis tranchants que ces deux phénomènes partagent. Mais le messager n'est rien sans la missive, en l'occurrence cette remarquable passe - moitié sautée, moitié lobée - finement armée par Matthieu Jalibert dont la performance aiguisée en fin de partie relance le débat nourri de la concurrence et surtout de l'alternative qu'il offre à l'ouverture.

Ce succès pour l'histoire suscite une interrogation. Faut-il systématiquement se débarrasser du ballon au pied une fois que les avants ont effectué leurs trois quatre pick-en-go réglementaires, et redonner ainsi des opportunités à l'adversaire de relancer ? La question, qui taraude beaucoup d'observateurs, mérite d'être posée avant d'affronter les Springboks et le triangle arrière Kolbe - Le Roux - Arendse. J'ai l'impression, mais je peux me tromper, que ce principe de "dépossession" est désormais obsolète et sonne comme un aveu d'impuissance, même passagère.

L'Afrique du Sud s'avance samedi sur la Canebière avec la ferme intention de boucher l'entrée du port. Sa prise en force de la ligne d'avantage et ses gros tonnages au ras des phases de conquête vont mettre à contribution les plaqueurs bleus dont on a clairement vu qu'ils avaient de l'appétit pour ce genre de défi frontal. Mais si la défense permet de ne pas perdre un match, c'est bien l'attaque qui offre le succès. Et dans ce domaine, le XV de France serait bien inspiré de monter son exigence d'un cran, voire de deux.

Fidèles à leurs principes dynamiques et multipliant les passes, les All Blacks ont infligé une correction aux Gallois à Cardiff, quand les Pumas s'imposaient à Twickenham grâce à un essai de toute beauté en première intention derrière touche de leur couteau suisse Emiliano Boffelli, avec petit tourniquet des avants pour faire diversion, appels, leurres et courses rentrantes des centres pour bloquer la défense anglaise au milieu du terrain et parfait négoce du "deux contre un" en bout de ligne. 

Les Wallabies, pour leur part, déçus d'avoir perdu à la dernière minute, nous ont néanmoins gratifié d'une contre-attaque de cent mètres après la récupération acrobatique d'un lob distillé par Antoine Dupont; essai estampillé "Aussie Flair" digne de La Pléiade, réaction offensive collective au plus fort de la pression encaissée et soudain utilisée pour renverser le rapport de force. Le genre d'action lumineuse qui a fait, depuis les années 60, la gloire du XV de France. Ca n'a échappé à personnne.

mardi 1 novembre 2022

Monsieur Rusigby, roi d'Ovalie

Celui qui aime pour son seul plaisir. Ainsi définit-on l'amateur. Il faut aimer le rugby et surtout savoir le faire aimer pour en tirer la quintessence. Ce qu'est parvenu à réaliser Didier Cavarot au fil de ses expressions épistolaires, premier lauréat du prix du meilleur livre de rugby de l'année 2022 pour son Monsieur Rusigby au bureau ovale de la saison blanche (Editions de la Flandonnière). Robuste troisième-ligne centre passé par Riom, Anger et le Stade Clermontois - celui du Lucien Piquet, du "Cube" (le père d'Aurélien Rougerie), de Gérard Fleury, de Boubouche, de Xavier Verdy, du terrible Charles Roca - avant de rejoindre l'US Issoire, où il réalisa l'essentiel de sa carrière sur et en dehors des terrains, cet Auvergnat bon teint, jovial et sans complexes, fils et neveu de rugbymen, a été distingué par un jury parfaitement hétérogène, samedi 29 octobre à Saint-Pierre de Trivisy, entre Castres et Albi.

Sur la photo d'équipe ci-dessus, prise par Germinal Gayola, manquent Pierre Berbizier, retourné tôt le matin après le vote vers le plateau pour donner le coup d'envoi d'un Lannemezan-Auch dont il était le parrain, et Laura di Muzio, réquisitionnée par TF1 pour commenter la rencontre de Coupe du monde féminine entre la France et l'Italie. Mais vous pouvez reconnaître ou découvrir Emmanuel Massicard (directeur délégué de Midi-Olympique), Jean-Christophe Buisson (directeur adjoint du Figaro Magazine), Philippe Folliot (sénateur du Tarn, talonneur et président de l'association des parlementaires du rugby), Didier Cavarot (trophée en mains), David Reyrat (chef du service rugby au Figaro), Jean Colombier (ancien attaquant de Saint-Junien et prix Renaudot 1990), l'auteur de ces lignes, et Max Armengaud (artiste-photographe, passé par la Casa de Velazquez et la Villa Médicis).

Partie immergée d'une aventure humaine qui regroupe autour de notre factotum Marie-Dominique Hérail de nombreux bénévoles - citons Patou, Manu et Annie -, ce prix récompense un auteur qui a su encrer les petites histoires dans la grande, carnet de chroniques douces et amères d'une saison sans ballon en période Covid au sein de l'US Issoire qui devient sous sa plume rabelaisienne l'épicentre de toutes les passions, tensions, émotions, que chacun peut vivre dans son propre club. Entre rédaction spontanée et truculentes propositions, son personnage - Monsieur Rusigby - condense avec rusticité nos dévoués dirigeants et le bestiaire des équipiers devenus éducateurs bienveillants ou supporteurs caustiques. Au fil des pages, cet ouvrage finit par construire une forme d'humanisme rebondissant.

L'occasion, aussi, de découvrir un village du Tarn, Saint-Pierre de Trivisy, aux multiples facettes qui se dévoilent sans apprêts pour nous recevoir dans l'esprit d'Ovalie, de la table d'hôtes jusqu'aux cigares partagés au bout de la nuit à La Biblioteca - restaurant-gite-conservatoire placé sous l'aimable férule de Pascale et de Laurent - dont la particularité consiste à rassembler presque tous les ouvrages de rugby sur les murs de ce club-house où Jacques Verdier et Didier Retière, Laurent Travers et Olivier Margot ont précédé des centaines d'inconnus attirés par la lecture. Un piano Pleyel luisant orne les lieux, invitation aux bonnes vibrations qui trouvèrent leur point d'orgue dans un Se Canta (prononcer canto) version Gaston Phoebus, en occitan donc, magnifié à la tierce et à la quinte comme il se doit.

En ouvrant, tout sourire et très ému, le palmarès du prix 2022 La Biblioteca, qu'il considère non sans humour comme le Championnat de France de la littérature ovale, Didier Cavarot rejoint aussi pour la saison prochaine notre aréopage plumitif. Le voici donc devenu garant pour la saison à venir de notre ADN lequel agrège Pierre Mac Orlan, Denis Lalanne, Kléber Haedens et Antoine Blondin dont, judicieusement, Jean Colombier, auteur de Beloni, rappelle l'âge d'or au sein de notre jury.

Féliciter enfin les finalistes, dernier carré méritant composé d'Antoine Duval, de Guilhem Herbert et de Christian Pastre, dont les oeuvres respectives trouvèrent un bel écho lors de nos apres délibérations. Sans trahir de secrets, nous eûmes besoin de trois tours de scrutin - au lieu des deux initialement prévus - pour parvenir à choisir un vainqueur, et la marge fut très étroite, preuve de la grande qualité des ouvrages proposés: Une histoire de Sevens (Au vent des îles) raconte par le menu l'ascension de cet avatar lumineux, l'album Rugby en choeurs (Amphora) nous plonge au coeur des hymnes ovales, quand A corps perdu (Editions du Cabardès) s'inscrit subtilement dans une veine romanesque.

Avec la Coupe du monde 2023 qui se profile à l'horizon, les publications rugbystiques ne manqueront pas, sous tous formats, multipliant les angles, nourissant les sujets les plus originaux, et le roman - puisqu'il est plus que jamais question de style - y aura toute sa place. Notre tâche, jamais achevée, n'en sera donc que plus exaltante. Et je suis persusadé que les membres de ce blog décalé n'hésiteront pas à apporter leur contribution écrite au fil des commentaires, voire à dénicher quelques perles rares de forme oblongue afin d'éveiller durant l'année à venir notre sagacité.

mercredi 26 octobre 2022

Aux racines de ce jeu

Un géant s'est éteint. Doucement. A l'âge de 102 ans. Avant d'être l'immense artiste que l'on connait, Pierre Soulages avait été un solide avant du lycée de Rodez, puis du Stade Ruthénois. En 2007, Olivier Villepreux avait interviewé le peintre de l'outrenoir sur le thème ovale. "Avec mon gabarit, avouait  Soulages, mes cent kilos et mon 1, 90 m, j'étais deuxième-ligne et parfois troisième-ligne. Je sautais haut, je courais vite. A Rodez, je ne pouvais échapper au rugby. Dans ma famille, on aimait le rugby. Je me souviens un jour, j'avais dix ans, et l'équipe du Stade Ruthénois était en déplacement. Mon oncle m'a surpris en train de me rendre au stade :

- Et où vas-tu ? 

- Au stade, il y a match de football... 

- Tu n'es pas malade ? Tu veux aller voir jouer les manchots ? Tu n'iras pas ! Viens, on va à la maison, on va goûter ensemble. 

Et il m'a offert un quatre-heures phénoménal, pour me récompenser ! C'était en 1930." 

Dans Le rugby français existe-t-il (éditions Autrement, 2007), Olivier Villepreux reprit les mots écrits par Roger Vailland sur Soulages : "C'est un champion, qui au cours d'un grand nombre de combats, de courses et de séances d'entraînement s'est créé un style". Un style fait d'immenses peintures monopigmentaires fondées sur la réflexion de la lumière par les états de surface du noir. Toiles exposées dans le monde entier, Paris, New York, Sao Paulo, Copenhague... Magnifiées en 1979 puis en 2010 au Centre Georges Pompidou, autre amoureux du rugby. Happé par la peinture en 1946, Soulages a ainsi fait traverser, quatre-vingt ans durant, son noir abstrait. 

"J'ai des rapports presque quotidiens avec le rugby, avouait cet ancien joueur de l'ombre, des tâches obscures et souterraines. Car ce qui m'a plu au départ dans le rugby, c'est que le ballon est ovale. Cela a l'air idiot, mais c'est capital parce que, avec cette forme, il y a de l'inattendu. Et l'inattendu est ce qui m'intéresse dans la peinture, tous les jours. Ce qui me plaît, c'est de rencontrer ce que je n'attends pas et sur lequel peut s'échaufauder une construction. C'est comme cela que fonctionnent mes tableaux. Lorsque j'en commence un, je ne sais pas ce que je vais faire, c'est un événement qui, pendant que je peins, se produit et déclenche la suite. Cela ressemble déjà à du rugby, c'est dans la conception même, dans la racine de ce jeu, que je retrouve le rebond innatendu de l'ovale." 

Et Pierre Soulages de poursuivre, à notre usage : "Si le rugby n'était qu'une activité physique, elle manquerait d'intérêt. J'ai souvent vu des types qu'on disait idiots être très intelligents dans le jeu. Et ils l'étaient, profondement. Il y a une forme d'intelligence du combat (...) Dans l'art, c'est la même chose. Ingres disait : "Les gens qui ont du talent, ils font ce qu'ils veulent, moi, je ne fais que ce que je peux." Je crois que c'est une parole qui vaut aussi pour le rugby. C'est un jeu qui est révélateur des gens, de leur personnalité et de leur talent, dans un collectif." 

Et de conclure ici : "J'étais concerné par beaucoup de choses dans ma jeunesse, mais j'aimais ce jeu parce que justement il était beaucoup plus qu'un sport, un jeu (...) J'ai rencontre René Char. Il jouait au même poste que moi, m'a-t-il dit. Nous avions la même corpulence, quoique dans mon souvenir, il avait des mains plus grandes que les miennes ! Georges Duby (historien) également avait joué. Claude Simon (écrivain, prix Nobel en 1985) aussi. C'était un ami proche. (...) Vous savez, en général, les amis que j'ai sont des amis qui aiment ce jeu. Ce n'est pas parce qu'ils aiment le rugby qu'ils sont mes amis, mais parce que probablement il y a des choses que nous partageons qui se trouvent aussi dans ce jeu." 

Parmi ses amis, Jean Nouvel. Et Olivier Margot. Qui offrit à L'Equipe Magazine le 10 septembre 2011 sa Une signée Soulages pour un cent pour cent All Blacks. "Le noir n'est pas toujours le deuil, précisait le Maître. Pour la plus grand partie de la planète, la couleur du deuil, c'est le blanc. Les symboliques des couleurs sont réversibles. Pour tout homme, c'est la couleur de notre origine : avant de naître, avant de "voir le jour", nous sommes dans le noir. Dans les époques lointaines de la Préhistoire, Altamina, Lascaux, Chauvet, nous savons que, depuis 340 siècles, les hommes allaient peindre dans les endroits les plus obscurs de la terre, dans le noir absolu des grottes, et peindre avec du noir." 

Dans l'entretien réalisé par mon ami Olivier Margot, Pierre Soulages évoqua le rugby d'aujourd'hui. Voilà ce qu'il en disait : " Le jeu m'intéresse toujours, même s'il y a moins d'inattendu qu'auparavant. Tout est devenu très codé. Il faut se méfier des techniques trop bien rodées. Je suis contre les académismes. En peinture comme en rugby, le plus intéressant, c'est quand apparait un nouvel ordre dans le désordre. J'ai dit, il y a longtemps : C'est ce que je fais qui m'apprend ce que je cherche." 

Un tel personnage, plus grand que nature, nous laisse une oeuvre monumentale - et je vous invite à vous rendre à Rodez au musée qui lui rend un sublime hommage où se mêlent les relations du noir avec la lumière et les couleurs, "l'inépuisable diversité de la lumière reflétée, ce noir-lumière, cet autre champ mental que celui du noir", ajoutait-il, presque mystique, citant saint Jean de la Croix : "Pour toute la beauté jamais je ne me perdrai, sauf pour un je-ne-sais-quoi qui s'atteint d'aventure."

Remettre en cause dans un monde fragmenté, qui souffre. Parti, Pierre Soulages, et nous sommes nombreux, nous accompagne. Il demeure. Dans l'effort insondable qui nous pousse non pas seulement à rencontrer mais à atteindre.

samedi 1 octobre 2022

Le premier homme

Hier samedi en début d'après-midi, alors que le Stade Français bataillait devant l'en-but bordelais pour récolter un point de bonus défensif en marquant un essai - magnifique paradoxe que nous offre le rugby d'élite - Pierre Quillardet s'en est allé. Comme il était. C'est-à-dire avec dignité. Notre rugby a perdu, en toute discrétion, un de ses grands serviteurs. Plutôt que le crachin bordelais, il aurait aimé voir les vagues offensives déferler sur Marcel-Michelin, car il était supporter de l'ASM au titre de l'attachement familial. Autant qu'il était viscéralement attaché au PUC, son club de coeur. 
Depuis dix ans que j'avais fait sa connaissance au hasard d'un repas entre anciens rugbymen à l'invitation de mon parrain, Lucien Piquet, l'ovale nous avait dans un premier temps réuni. Je me rendais deux fois par mois à son domicile, dans le cinquième arrondissement, déguster un cigare. C'était notre rituel. Nous devisions. Ou plutôt je l'écoutais. Car il avait connu, enfant, de la bouche de son père, ancien combattant de la Grand guerre et Croix-de-feu, les émeutes du 6 février 1934 de sinistre mémoire, quand l'extrême-droite faillit se rendre maître de la Chambre des Députés - on ne disait pas encore Assemblée nationale - au prix d'un bain de sang. 
Il avait été adolescent pendant l'Occupation, puis jeune adulte à la Libération. Je regardais défiler ses souvenirs, ses petits moments d'échanges avec Pablo Picasso, Max Ernst, Jacques Prévert, Alexandre Calder, Jean Cocteau, au fil des mots choisis qu'il me confiait entre deux bouffés de robusto. Athlète prometteur sur 1500 m - junior, on lui prêtait la foulée de Jules Ladoumègue et affichait deux minutes sur huit cents mètres -, il fut happé par le rugby à Charléty, et cette drôle de balle au rebond imprévisible, qu'il tenta de maîtriser en bout d'aile à la façon d'un Adolphe Jauréguy titularisé sur le tard, devint une passion. 
Ailier, puis éducateur, il emmena en 1974 ses cadets du PUC en finale du Championnat de France. Leur capitaine était un certain Guy Carcassonne, élu démocratiquement par ses partenaires, qui deviendra plus tard l'un des grands constitutionnalistes de la Cinquième République. Puis Pierre devint arbitre "pour continuer à courir sur le terrain", rejoignit le Comité d'Île-de-France, puis la FFR, en charge de la Commission de discipline. Il y côtoya quelques grandes figures, comme François Varenne, André Haget ou bien encore l'ancien capitaine tricolore Louis Junquas.
Mon ami Pierre Quillardet, au-delà d'être un observateur avisé des choses du rugby depuis presque soixante-dix ans, lisait Sophocle dans le texte et Albert Camus chaque jour. Je ne me lassais d'écouter, par le menu, sa rencontre en 1958 - je n'étais pas né - avec le prix Nobel de littérature dans la galerie d'art où il avait ses habitudes, rue Bonaparte. Dans l'ouvrage que nous avons consacré au rugby et à la littérature, Benoit Jeantet et moi, publié sous le titre Jeux de Lignes (Privat, 2021), la partie consacrée à la politique - aujourd'hui encore d'actualité - pour tenter de savoir si le rugby pousse à droite ou à gauche, Pierre y tient une part non-négligeable. Relisez la fin de ce chapitre : il nous a tenu la main pour tracer le parallèle entre l'ovale et Camus, ancien gardien de but qui aimait prendre le ballon dans ses mains...
Savoir que certains membres du XV parlementaire ne souhaitent plus - suivant en cela le mauvais exemple de leurs cousins du football - porter le même maillot sous prétexte qu'ils ne partagent pas les mêmes aspirations politiques aurait fait de lui un homme révolté. En humaniste convaincu, il pensait que les hommes de rugby sont faits pour se réunir et non s'éparpiller ; lui qui m'assurait que l'esprit du jeu souffle dans le ballon, que c'est cet air, ce souffle, cet esprit, que les joueurs se transmettent quand ils s'associent.
Beaucoup d'entre vous connaissent autour d'eux un de ces hommes subtils et discrets, grand lecteur, amoureux du rugby et amateur de cigares - l'inverse fonctionne aussi -, de ces humanistes dont nous apprécions la lumière des pensées, l'ombre des souvenirs et le clair-obscur des confidences. Ces hommes-là font de nous de meilleures personnes. L'ami Jean-Georges, ancien demi de mêlée de l'Ecole Centrale, précise : "Les Grecs signalaient qu'il y a deux sortes de mort. La mort noire, celle de l'oubli, où les noms s'effacent au passage du Styx, et celle des héros dont on perpétue la mémoire, qui ne meurent pas tant qu'on les célèbre et tant qu'ils restent dans nos mémoires." Pierre s'en est allé - "la mort heureuse", m'assurait-il, reprenant en cela le titre d'un ouvrage de Camus - et je suis certain qu'avant de partir, il a demandé qu'on lui approche sa boîte de robusto.

jeudi 22 septembre 2022

L'ovale primé

Quand l'actualité dispose de ressorts dramatiques et pathétiques que la fiction, à cet instant, n'a pas à sa disposition, la réalité l'emporte. Elle l'emporte, oui, mais où ? Dans les gouffres d'affliction. Et je n'évoque pas ici le football mais simplement notre rugby. Du moins la partie actuellement médiatisée du prétoire. Il y est question de défense et d'attaques. Mais les passes y sont d'armes. Le présent judiciaire et correctionnel est à ce point prégnant qu'il occupe le terrain, qu'il l'occulte, même. 
Au 13 décembre, une fois les tests d'automne envolés, les comptes rendus ramassés comme feuilles à l'appel, une page se tournera, quel que soit le verdict. Mais les pages, ovales, ne manquent pas. Nous y accordons beaucoup de prix. Mais jamais elles ne furent distinguées comme telles. C'est pourquoi l'initiative de Philippe Folliot mérite ici d'être racontée. Le 29 décembre 2021, pour célébrer "le mariage de l'encre et du camphre, de la plume et du cuir", clin d'oeil à Jeux de lignes, le sénateur du Tarn, par ailleurs talonneur de l'équipe de rugby des parlementaires, a souhaité créer un prix qui récompenserait le meilleur ouvrage ovale de l'année, qu'il soit récit, roman, essai, pamphlet ou beau-livre...
Riche expérience que de construire - c'était durant la soirée du 23 février dernier - un jury ovale. Avec Philippe Folliot et David Reyrat, nous avons donc composé un comité de lecture autour de Jean Colombier (prix Renaudot), Pierre Berbizier, Laura Di Muzio, Max Armengaud et Emmanuel Massicard, épaulé par un invité, impact player qui se trouve être cette année Jean-Christophe Buisson. Nous avons ensuite choisi plusieurs ouvrages traitant du rugby, et il me semble intéressant que les lecteurs de ce blog puissent eux aussi, à titre consultatif, apporter leur éclairage, étayer leur choix, partager leurs coups de coeur. 
A cet effet, voici la liste des ouvrages pré-sélectionnés : Monsieur Rusigby au bureau ovale de la saison blanche, Didier Cavarot (éditions de la flandonnière); Une histoire de Sevens, Antoine Duval (Au vent des îles); Un Coq en Hivers, Pascal Fournioux (Editions des Coudercs); Rugby en choeurs, Guilhem Herbert (Amphora); Havre Athletic Club Rugby, 150 ans de passion, Bertrand Lécureur (Ramsay); Les chiffons bleus, Baky Meïté (Seuil); A corps perdu, Christian Pastre (éditions du Cabardès); Pôvre rugby, Gérard Savignol (les éditions Sydney Laurent) et Adieu champions, Anthony Tallieu (Talent Sport).
Quatre de ces livres ont déjà été retenus pour disputer, mi-octobre, les demi-finales. A vous, aussi, d'exprimer vos propres choix. Les deux ouvrages en lice pour le dernier tour de scrutin se disputeront ce prix, et la remise du trophée - conçu par Marie-Dominique Hérail -  à l'auteur de l'ouvrage primé se déroulera le samedi 29 octobre, à Saint-Pierre de Trivisy, à une portée de drop d'Albi, dans les locaux de La Biblioteca, qui se trouve être la première librairie-restaurant de France, et je vous conseille, en plus de sa carte, une collection presque exhaustive d'ouvrages concernant le rugby. Bonnes lectures.

vendredi 9 septembre 2022

Bordel, un an !

Un an. C'est demain. Enfin, presque : il faudra quand même attendre que passent les tests d'automne - Australie, Afrique du Sud et Japon, excusez du peu - avant que le Tournoi des Six Nations n'indique les dernières tendances ovales, toujours significatives. Le XV de France sera-t-il capable de rééditer un Grand Chelem ? Qu'il y parvienne lui offrirait une solide garantie de succès, six mois plus tard. Dans le cas contraire, il est à craindre que l'Irlande, l'Angleterre et le Pays de Galles - qui nous a, ne l'oublions pas, éliminé en quart de finale au Japon il y a trois ans - ne profitent d'un nivellement par le haut pour s'enhardir.
Depuis trente-cinq ans que je couvre les Coupes du monde ovale, la petite musique lancinante instillée en amont de cette compétition dans l'esprit des supporteurs tourne immanquablement, un an plus tard, à la cacophonie. S'il n'est question que de confiance et d'optimisme, de compétence et de vision, le Coq ne chante jamais aussi bien que lorsqu'il a les ergots plantés dans le fumier. Certes, pour la première fois, le XV de France dispose d'un staff pléthorique et complémentaire, et rien dans la préparation vers le sacre n'est laissé au hasard, jusqu'à la composition d'une équipe-bis constituée pour assurer la mise au repos - récupération oblige - des titulaires tricolores. Rien ne manque, ni dans le jeu ni en dehors du terrain. Tout est pensé, calibré, vérifié. 
C'est bien ce qui m'inquiète. Qu'est-ce que Fabien Galthié, Raphael Ibanez et consorts ont-ils oublié ? On a beau chercher, on ne trouve pas. Car la réponse est ailleurs. Elle ne se situe pas à l'intérieur du camp du drap bleu. Plutôt dans ce Rugby Championship qui donne un avant-goût de l'adversité qui ne manquera pas de se présenter. Avec son succès historique à Christchurch, l'Argentine est montée d'un cran. Un temps secoué par une poignée de défaites, la Nouvelle-Zélande a su redevenir ce qu'elle a toujours été, à savoir la nation dominante. Quant à l'Afrique du Sud, faire honneur à son standing de champion du monde n'est pas pour elle un devoir trop inhibant. A un an de cette dixième Coupe du monde, les rucks estivaux ont ébranlé une hiérarchie mal vissée.
Dans l'anthologie du XV de France figurent en contre-exemples les mésaventures survenues lors des éditions 1991, 2003, 2007, 2011, 2015 et 2019. Qui pouvait s'attendre à l'impéritie, la pluie, les mauvais rebonds, les sales gosses, le fiasco majuscule et ce vilain coup de coude ? Mis à part les finales 1987 et 1999 perdues par excès d'euphorie dans la foulée de grandioses demi-finales que l'on déguste encore aujourd'hui comme des friandises, et en excluant l'embuscade de 1995 à Durban face aux Springboks portés par le vent, ou plutôt l'orage, de l'Histoire jusque dans le sifflet de l'arbitre, M. Derek Bevan, dont la postérité gage la montre en or au motif de partialité, les parcours tricolores en Coupe du monde sont malheureusement marqués du sceau de l'impréparation, du chaos, du gâchis et de la frustration. 
A chaque fois, nous pensions que cette ère était révolue. Un nouvel entraîneur - Daniel Dubroca, Jean Trillo, Pierre Berbizier, Bernard Laporte, Marc Lièvremont, Philippe Saint-André, Guy Novès - allumait un temps la flamme d'espoir. Mais elle s'éteint parfois vite. Fabien Galthié, lui-même, fut incapable de rompre au Japon, il y trois ans, la malédiction cachée dans les bagages de Jacques Brunel... Un an, donc. N'est-ce pas trop tôt pour engager des paris sur la comète ? Le jeu millimètré que s'est approprié le XV de France sera-t-il susceptible de terrasser sur la durée - un mois et demi - une demi-douzaine d'adversaires qui, de leur côté, auront bien préparé leur affaire ? Peut-être, et c'est à souhaiter, mais rien n'est moins sûr.
Il faut aussi tenir compte du contexte particulièrement délétère qui ne manquera pas d'envelopper le XV de France de Fabien Galthié dans les semaines à venir. Le président de la FFR et son vice-président passent leurs journées au tribunal correctionnel pour "corruption, trafic d'influence et prise illégale d'intérêts" quand, juste avant de comparaître lui aussi, le directeur général de France 2023 en charge de l'organisation de la prochaine Coupe du monde a été démis de ses fonctions par le ministère des sports. On trouvera plus pimpant, comme eau du bain, que ce marigot. 
Devenu professionnel, le rugby n'a pas encore à subir les assauts de hordes de hooligans avinés et de casseurs masqués, voire de de marabouts de (grosses) ficelles. On lui prête encore quelques vertus, mais pour combien de temps ? Davantage que le PSG sur son char à voile, le rugby français gardera la marque du procès qui vient de s'ouvrir à Paris, stigmates dont les effets sont dès aujourd'hui mesurables. A un an du coup d'envoi du Mondial au Stade de France - simple coïncidence du calendrier ou timing prémédité - l'image de la FFR est écornée et, par ricochet, celle du XV de France, qui en est la vitrine, fêlée.

jeudi 1 septembre 2022

Graines de culture

Sans doute aucun l'effet du quiet quitting : l'inspiration tardait à venir. Non pas que la peur de la feuille blanche me ronge, ou que se perde au fil du temps le plaisir que j'ai à vous écrire toutes les semaines, mais il y avait, ces temps du retour de vacances, comme un "trop plein" puis un "pas assez" qui m'encourageaient à maintenir l'ordinateur fermé. Les sources ne manquaient pourtant pas, et j'aurais facilement pu m'abreuver d'actualité pour laisser ici la trace d'une opinion, d'un avis, d'un sentiment. Mais quand les événements sont plus forts que la chronique, ce sont des faits dont il est utile de se nourrir.
Le succès des Argentins à Christchurch, la mise à pied de Claude Atcher un an avant le coup d'envoi du Mondial 2023 en France, dont il était à la fois le factotum, la cheville ouvrière et le directeur exécutif, l'attaque d'une nouvelle saison de Top 14 : tout se bousculait. Et puis un beau matin j'ai reçu l'appel que je n'attendais pas. D'une voix qui chante les délicates histoires, Titou Lamaison me sortit de la léthargie en soufflant non pas l'épique ni l'épopée mais l'intime tricoté à hauteur d'hommes. En sachant parfaitement par où, par quoi et surtout pas qui ouvrir, l'ancien numéro dix du XV de France me narra l'aventure de Guy Boniface, le cadet sans souci, chaussettes roulées sur les chevilles, l'ami-frère d'Antoine Blondin qui aurait aimé transformer cette histoire en essai.
Il était question de la tournée du XV de France en Argentine à l'été 1960, Guy s'envolant vers Buenos Aires sans André ; d'un autre Boniface, "gaucho" celui-là, qui rêvait de planter son arbre généalogique dans le terreau de la Chalosse et invita Guy à dîner en famille, donc, même s'il n'y avait que le nom - et plus d'une âme s'appelle Dupont - pour les unir ce soir-là. Généreux mais pas enclin à se démunir de son unique maillot de match ni de son blazer, Guy détacha les boutons de manchette de sa veste et les offrit à son hôte. Jusque-là, rien d'extraordinaire, mais j'écoutais l'ami Titou relancer son récit.
A la faveur d'un voyage scolaire organisé vers l'Argentine en 2018 par les professeurs de la section rugby du collège de Marracq, à Bayonne, sur le thème des "ancêtres basques communs", un certain Gaston Boniface - Guy n'est pas un prénom courant au pays des Pumas et fut refusé par le préposé à l'état civil - entra en contact avec les enseignants et leur raconta l'histoire de son père, lié d'affection et d'estime avec celui que Blondin appelait le Gai Cavalier et qu'il avait initié aux quatrièmes mi-temps germanopratines, les soirs de Tournoi des Cinq Nations.
C'est ainsi, quatre ans plus tard, à l'heure où Guilhem Guirado savourait son jubilé, ce samedi aussi où Roland Bertranne était célébré par ses pairs venus par centaines à Ibos devant la magnifique plaque inaugurée à l'entrée du stade qui porte désormais son nom, à Capbreton André Boniface recevait la visite presque impromptue d'un enfant argentin de la balle ovale venu transmettre son bouton de manchette, cette part rugbystique de l'héritage familial, lien ténu que seuls les passionnés peuvent sentir se tendre sous leurs doigts.
Tout, peut-être pas, mais beaucoup de ce qui constitue le rugby que l'on aime se trouve dans cet instant sépia à la terrasse du bar Ho Tempo où André, facile à trouver, cultive ses habitudes comme son jardin. Ainsi s'exprime aussi, par le récit improbable et vibrant offert par Titou Lamaison, le charme des amitiés ovales que nous construisons au fil des rencontres qui enrichissent notre existence.
Guilhem Guirado devint à plusieurs reprises le capitaine obstiné d'un XV de France dont Roland Bertranne fut, quelques décennies plus tôt, l'une des pierres angulaires. André Boniface, lui, dispose d'une place réservée au rang de mythe. Et si sa cohorte de copains réunie à l'heure matinale - mais pas trop - du café savoure chaque jour la présence de l'ange cambré dont les doigts martyrisés tiennent la tasse comme naguère précieusement il faisait cadeau du ballon, c'est bien parce qu'il donne l'impression de réinventer à coups de certitudes et d'affirmations le rugby comme Pythagore aimait, dans la Grande-Grèce, démontrer à ses disciples son théorème.
André Boniface, c'est à la fois Parménide déclamant son poème, Aristote développant sa pensée, Anaxagore certifiant que "l'homme est intelligent parce qu'il a des mains", Milon de Crotone magnifiquement conservé dans une chemise en lin. Il est l'ultime maillon vivant d'une lignée d'attaquants qui démarre avec Owen Roe à Bayonne il y a un siècle exactement, et se poursuit dans la foulée de Jean Dauger jusqu'aux Lourdais Maurice Prat et Roger Martine, dans les pas desquels s'inscrit à sa façon Roland Bertranne.
A l'heure où la paire de centres rochelaise formée par Jonathan Danty et Ulupano Seuteni semble, cette saison, pouvoir dominer le Top 14 de la tête mais surtout des épaules, ce rappel n'est pas facultatif. Son général en chef décapité comme le fut Holopherne après avoir pillé et dévasté tout le Proche-Orient, la Coupe du monde survivra, c'est du moins ce que les spécialistes de la question au sein de World Rugby ont assuré. Mais dans le miroir du gigantisme ovale se refléte un simple bouton de manchette. Il est ce baume dont le nom - transmission - raconte à la fois la geste et la raison d'être, l'écorce de l'arbre et ses fruits, et répare chaque jour les stigmates d'un professionnalisme dont la froideur et la systémique de profit labourent le terrain en oubliant parfois d'y semer ces graines de culture.

dimanche 21 août 2022

L'offrande faite à Roland

Les paroles s'égarent, les écrits demeurent. Interrogé au sujet de l'exposition organisée en 2019 à Montfort-en-Chalosse à la mémoire bien vivante d'André Boniface, le réalisateur Marc Silvera, auteur d'un documentaire sur les frères Boni, avait conclu de façon lapidaire l'interview qu'il m'avait accordée : " Il serait bon que les villages où sont nés les grands noms de rugby français fassent pour eux ce que Montfort a fait pour les Boniface. Je citerai juste Lucien Mias et Pierre Albaladejo, mais il y en a d’autres aussi… Il faut commencer à transmettre le rugby d’avant.
Je n'imaginais pas, au moment de l'écrire pour L'Equipe, que cette phrase était destinée à mener un lecteur assidu, Sylvain Pebay, jusque sous les poteaux d'Ibos pour transformer, samedi 27 août, le terrain de la Bianave en stade Roland Bertranne. De quoi faire mentir l'adage qui veut que l'on ne soit jamais prophète en son pays. Ainsi, à 73 ans, le plus modeste des champions, deux Grands Chelems (1977 et 1981) au palmarès et recordman des sélections (69) de 1981 à 1989 - soit entre Benoît Dauga et Serge Blanco, excusez du peu - trouve grâce aux yeux de ses plus proches contemporains. Coéquipiers et adversaires, eux, connaissent depuis longtemps - dès 1969 si j'en crois son maître, mentor et ami Jeannot Gachassin - les mérites et la gloire dont ce discret serviteur du jeu a refusé de s'envelopper.
Au printemps 1983, nous rédigions avec l'ami Jacques Rivière un ouvrage - Rugby au centre - appelé à magnifier le rugby "à la Française" dans ce qu'il doit à la subtilité du jeu des trois-quarts centres, de René Crabos à Didier Codorniou, soit un siècle d'attaques millimétrées et de complicité affirmée en guise de viatique autour du monde. L'immense Jean Dauger nous avait alors confié cette appréciation au sujet de Roland Bertranne, à l'époque jeune retraité : "Bertranne, c'est le centre exemplaire. J'aurais aimé jouer avec lui, l'avoir à mes côtés. On peut compter sur un joueur comme lui dans les coups durs. En attaque comme en défense, il a toujours tenu son poste avec efficacité."
Jean-Pierre Lux, Jean-Martin Etchenique, Claude Dourthe, François Sangalli, Christian Badin, Joël Pécune, Christian Belascain, Didier Codorniou, Patrick Mesny et aussi Yves Lafarge, ses partenaires par ordre d'apparition au centre en équipe de France, n'ont jamais exprimé autre chose que cette parfaite symbiose qu'ils ressentirent au contact de leur frère de jeu, soutien explosif et dynamiteur de défense, certes, mais aussi associé aux plus tranchantes des inspirations offensives. Au point que Jacques Fouroux, son capitaine en 1977 et son entraîneur en 1981, confiera un jour où le XV de France, surclassé lors d'une tournée en Australie, manquait de mordant : "Donnez-moi quinze Bertranne et je battrai toutes les équipes du monde !" De mémoire, je n'ai pas souvenir qu'un autre que lui ait reçu pareil compliment.
Humble, ce lion préférait l'ombre à l'éclat médiatique mais, pour autant, la mairie d'Ibos a voté en novembre 2021 l'installation d'une plaque à l'entrée du terrain de la Bianave, désormais baptisé "Stade Roland Bertranne", dût la modestie de l'enfant du pays en souffrir. Plus de deux cents convives sont attendus samedi, pour la plupart partenaires d'un jour, amis de toujours. Rendez-vous est donné peu avant midi sur la place d'Ibos. Quant à l'inauguration prévue à 16h30, elle sera suivie d'une rencontre entre Bagnères et Lannemezan, à deux semaines de la reprise du championnat de Fédérale 1, d'un vin d'honneur puis d'une troisième mi-temps, qui s'annonce pour le moins festive compte tenu des invités attendus. Nul doute que certains "anciens" encore verts auront des envies de cavalcade dans les mollets...
L'acte de naissance de Roland Bertranne au XV de France est daté du 27 février 1971 à Twickenham. Autant dire un baptème de choix dans le Temple... Titulaire au centre sous le capitanat de Christian Carrère, il inscrivit l'un des deux essais tricolores du match nul (14-14). Placé ensuite un temps à l'aile, comme André Boniface avant lui, puis Philippe Sella ensuite, il imposa sa présence au centre à partir de novembre 1974, tous muscles bandés. A l'exception de frères - Behoteguy, Camberabero, Spanghero, Boniface, Ntamack, Lièvremont et consorts - jamais XV de France n'a associé deux natifs d'un même village, Ibos en l'occurrence, sous le maillot bleu. Ce fut son cas, aux côtés de Joël Pécune à sept reprises entre 1974 et 1976. 
Entre l'alter ego et le héros, les liens se sont au fil des rencontres nourris d'estime réciproque, au point que l'un n'aurait pour rien au monde manqué samedi les réjouissances en l'honneur de l'autre. Des liens que chacun des participants aura tout loisir de retisser. Ainsi Pierre Berbizier : "Je ne peux pas oublier ce moment : c'est Roland qui m'a accompagné pour ma première sélection (17 janvier 1981, contre l'Ecosse). Nous avons pris l'avion depuis l'aéroport de Tarbes-Lourdes, puis le taxi ensemble à Paris. J'ai senti l'ancien qui prenait le petit nouveau sous son aile. C'était initiatique," avoue le Bigourdan, venu en voisin. "Roland s'est toujours mis au service du collectif, sans chercher à briller." Et l'ancien demi de mêlée, capitaine et entraîneur du XV de France de conclure : "Samedi, ce sera son jour de lumière..."

dimanche 14 août 2022

Réponse affirmative

Qui va gagner ? Avant le choc entre les Springboks et les All Blacks à l'Ellis Park, samedi dernier, cette interrogation aimantait les esprits. Mais s'agit-il d'aimer le rugby pour n'évaluer que la seule performance ? Il était autrement question d'enjeu dans ce match tellurique sur les lieux du sacre sud-africain en 1995. A ceux qui pensaient que les All Blacks manquaient de ressources morales et techniques, la réponse fut cinglante, autant que l'écart au score en faveur des Néo-Zélandais.
Moins que d'autres mais quand même quand il s'agit de rugby, les Néo-Zélandais ont connu des baisses de régime. Plus ou moins marquées. Elles leur ont permis d'en sortir par le haut.
Après la déconvenue survenue en 1949, certains d'entre eux prirent l'initiative de créer, de modéliser et de formaliser un système de jeu basé sur la maîtrise du temps, du ballon et de l'espace. Cette théorie est connue sous l'appellation contrôlée "règle des 3 P" : en anglais, pace, possession, placement. A savoir rythme, conservation, position. Cette identité remarquable tient dans un immense graphique aux nombreuses ramifications, sorte d'arbre généalogique d'un plan de jeu démultiplié dont les inventeurs se nomment Charlie Saxton et Fred Allen. Une fois rendu à Dunedin, n'hésitez pas à vous rendre au club-house du club des Pirates, non loin de la plage, où une petite vitrine regroupe, comme des ex-voto, le legs de Saxton, manager des All Blacks lors de la tournée de 1967 dans l'hémisphère nord, auteur cette-année-là de L'ABC du rugby dont on conseille la lecture à tout amoureux du rugby.
Victorieux des Springboks dans leur antre quand on les vouait à l'enfer, les All Blacks, tel le phoenix, savent renaître de leurs cendres et dans deux semaines, les Argentins risquent de s'en apercevoir à leurs dépens. Mais le voile noir qui est tombé sur eux n'est pas encore retiré. Voile de critiques, de colère, d'hystérie et surtout de haine, jusqu'à menacer de mort certains joueurs. Les réseaux si peu sociaux sont aussi toxiques en Nouvelle-Zélande qu'ailleurs, mais quand il s'agit d'un pays qui a fait du culte de la balle ovale une religion, on pouvait imaginer un peu de compassion. Que nenni... 
Personne n'a oublié l'accueil innommable réservé à John Hart, le présomptueux manager des All Blacks battus par la France en 1999 en demi-finale du Mondial à Twickenham au point qu'il tomba en dépression et qu'on craignit pour sa vie. Ian Foster, lui, tourna en dérision les attaques ad hominem dont il fut la victime sept jours durant. Ce qui impressionne, dans cet épisode, c'est qu'au plus fort de l'ouragan qui déchira le lien qui les reliait avec leur public, les All Blacks surent trouver au sein même de leur groupe attaqué de toutes parts assez de ressources mentales et morales pour venir à bout de la pire adversité : pas les Springboks, non, qui sont pourtant un très gros morceau mais l'opinion publique, dont on ne mesure pas toujours l'intensité destructrice.
En s'imposant à l'Ellis Park, samedi 13 août 2022, les All Blacks n'ont pas seulement remporté un match, ils ont gagné la partie qu'ils jouaient, à leur corps défendant, contre le reste du monde, cette foule de détracteurs trop heureuse de voir tomber de leur piédestal ceux qui dominent le rugby international depuis 1905 et leur première tournée en Europe, un jeu auquel ils ont tant apporté qu'une chronique entière ne serait pas suffisante pour présenter leur legs. Les Néo-Zélandais du capitaine Sam Cane se sont offerts un supplément de confiance, d'estime de soi, de sérénité.
Qu'est-ce qui rend les All Blacks uniques ? Sans doute la conscience qu'ils ont de représenter un pays situé à l'autre bout du monde occidental, placé juste avant l'Antarctique, dont personne n'aurait idée s'ils n'étaient de noir vêtus pour porter le deuil de leur adversaire au point qu'aucun n'est parvenu à les vaincre davantage qu'il ne s'est incliné. Plus sûrement la persistance de caractéristiques - organisation millimétrée du jeu, recherche permanente d'innovations tactiques - conservées et enrichies au fil du temps malgré le brassage de leur population, d'abord anglo-saxonne et maori, puis polynésienne et mélanésienne.
Dans un peu plus d'un an, le XV de France affrontera la Nouvelle-Zélande en match d'ouverture de la Coupe du monde 2023. Victorieux, les Tricolores retrouveraient l'Irlande ou l'Ecosse en quarts de finale. Battus, l'Afrique du Sud, championne en titre, leur barrerait sans nul doute le chemin. Comme en 2011, les Tricolores partageront leur sort en match de poule avec les Néo-Zélandais, un adversaire qui ne reviendrait sur leur chemin qu'à l'heure de la finale, pour le cas où tout leur réussirait. Autant dire que le lien qui unit le XV de France aux All Blacks n'est pas prêt de se rompre.

vendredi 29 juillet 2022

C'est à vous

Pendant la fermeture du club-house, les commentaires - à la demande des membres actifs de ce blog - restent donc ouverts. Vous trouverez la clé sous la pierre ovoïde placée à côté de l'entrée. Merci de noter vos consommations sur l'agenda laissé à cet effet derrière le comptoir, et de maintenir chaque soir l'endroit aussi propre que je vous l'avez trouvé en entrant. 
Prenez bien soin de vous. Et prenez soin aussi de ce blog, petit miracle d'association de sensibilités. Pour cela, gardez présent à l'esprit notre sigle-slogan-motto trouvé sur le chemin d'Uzerche : BIC ! Bienveillance, intelligence, convivialité. N'oubliez- pas, chaque avis, point de vue, opinion, est recevable et mérite d'être exprimé, dans le respect de l'autre, qui est un partenaire, et de sa différence. 
Je vous souhaite à toutes et tous de belles vacances. Je devrais normalement vous retrouver pour une nouvelle chronique d'ici la fin du mois d'août et le retour de ce ballon oblong que nous aimons tant partager par monts et par mots.

lundi 4 juillet 2022

Ecrit sur du sable

Pierre Soulages a découvert le rugby en 1930, à l'âge de dix ans. Et depuis conserve des rapports presque quotidiens avec la balle ovale, cet inattendu qui l'intéresse aussi dans la peinture. D'un solide gabarit (1,90 m, 100 kg), comme l'était aussi René Char, le Ruthénois aime le rugby parce qu'il y rencontre ce qu'il n'attend pas. De la même façon échafaude-t-il la construction de ses tableaux. "Lorsque j'en commence un, avoue-t-il dans le précieux ouvrage Le rugby français existe-t-il ? (éditions Autrement), co-écrit en 2007 par Olivier Villepreux - dont nous sommes nombreux ici à suivre le blog - et Denis Soula, je ne sais pas ce que je vais faire, c'est un événement qui, pendant que je peins, se produit et déclenche la suite. Cela ressemble déjà à du rugby, c'est dans la conception même, dans la racine de ce jeu, que je retrouve le rebond inattendu de l'ovale."
Sans doute a-t-il autant apprécié les inspirations tricolores nées dans la moiteur de Nagoya et passées par le centre, ce lieu sacré du rugby français. Autant que la vitesse d'exécution des Japonais... "Si le rugby n'était qu'une activité physique, elle manquerait d'intérêt. C'est un jeu qui est un révélateur des gens, de leur personnalité et de leur talent, dans un collectif." Fort heureusement, on trouve encore et toujours dans ce sport des marqueurs : prise d'intervalle dans la zone des trois-quarts centres pour les Tricolores, une constante depuis René Crabos et François Borde dans les années 20 du siècle dernier. Vitesse de libération du ballon dans les rucks, marque déposée des Japonais depuis 2015 et leur succès aussi savoureux qu'historique sur les Springboks à Brighton.
Comme chez tout artiste, même le plus effacé ou le plus austère, une part de génie émerge de la somme de travail. Ce que Pierre Soulages ne manque pas de souligner, pour le cas où nous n'aurions pas vu l'éclair jaillir. "Le talent semble déranger l'ordre établi, mais sans lui, pas d'étincelle, pas de pensée. Des gens ont pensé le rugby, j'en connais et ils ont beaucoup apporté au jeu car ils ont permis d'intellectualiser ce qui ne l'était pas. La manière dont ils ont parlé du rugby m'a toujours beaucoup intéressé. Il n'y avait pas que des qualités athlétiques. Il y avait une pensée." Celles de Julien Saby, René Deleplace, Jean Delaluez, Pierre Conquet... Héritiers d'un étudiant de Cambridge, Harry Vassal, qui, en 1880, modélisa le jeu d'échecs pour élaborer le jeu de passes.
Retrouver Pierre Soulages, c'est partager le souvenir de montées aux matches entre amis, direction Colombes, pour y admirer Jacky Bouquet, Pierre Albaladejo, les frères Boniface, Gérard Dufau ou Pierre Danos, Christian Darrouy, en compagnie de Samuel Beckett, René Char, Georges Duby et Claude Simon. "Vous savez, les amis que j'ai, en général, sont des amis qui aiment ce jeu, note Soulages. Ce n'est pas parce qu'ils aiment le rugby qu'ils sont mes amis, mais parce que probablement il y a des choses que nous partageons qui se trouvent aussi dans ce jeu.
Le noir, en langage héraldique, se dit sable, apprend-on. Symbole multivalent, couleur fondamentale, celle de l'origine du monde. Celle d'avant la lumière, d'avant le jour. "Il y a cent quarante siècles, au début connu de la peinture, c'est-à-dire la grotte Chauvet, les hommes allaient dans les endroits les plus sombres, les grottes, pour peindre, avec du noir, alors qu'il leur aurait suffi de se baisser, de ramasser de la craie pour écrire sur la paroi, mais ils ne l'ont pas fait..." Noir comme le maillot des All Blacks, maîtres du jeu comme ils l'ont encore une fois montré face à l'Irlande, en six coups de pinceaux comme autant d'essais de factures variées.
Fin juillet, de retour d'Espagne où les châteaux se construisent l'été sur du sable, j'entrerai dans le musée Soulages, à Rodez, comme on pénètre dans un vestiaire. Lieu ésotérique qui n'appartient qu'à ceux qui viennent se mettre à nu, puis se revêtir d'un maillot pour s'agréger en équipe. Ce lieu de communion dont on ne peut saisir le sens sans en connaître les codes. Un musée pour abolir le temps, ou plutôt passer du temps historique, ainsi que le nomme Mircea Eliade, c'est-à-dire le nôtre, personnel, individuel, au temps mythique, absolu, qui remonte à la nuit - forcément noire - des temps pour sublimer nos quêtes, les miennes, les vôtres. Ovales et autres.

dimanche 26 juin 2022

La voie des guerriers

C'est comme avec le whisky, les Japonais n'ont pas inventé le single malt mais, depuis 1854, l'ont bien amélioré. Jusqu'à obtenir une médaille d'or en 2001 avec le Suntory Hibiki 21 ans d'âge. En rugby, ils seraient plutôt dans le blend, associant quelques Australiens (Ben Gunter, James Moore, Jack Cornelsen, Dylan Riley) et autant de Sud-Africains (Lappies Labuschagne, Wimpie Van der Walt, Shane Gates, Gehard Van den Heever) à des trio de Néo-Zélandais (Craig Millar, Warner Dearns, Lomano Lemeki) et de Fidjiens (Sanaila Waqa, Michael Leitch, Semisi Samirewa), sans oublier un Samoan (Timothy Lafaele), un Tongien (Siosaia Fifita) et même un Sud-Coréen (Jiwon Koo) pour faire bonne mesure.
C'est donc une véritable sélection de Barbarians du Pacifique que le XV de France va affronter en deux fois lors de sa tournée d'été au pays du soleil levant, un combo prêt au combat qui vient d'atomiser l'Uruguay (43-7). Rembobinons la séquence - car il y a toujours une première fois - et remontons au 23 septembre 1978 pour trouver trace d'une rencontre entre les Tricolores et ceux qu'on ne surnommait pas encore les Brave Blossoms. Au stade de la Princesse Chichibu, le Japon s'était fièrement incliné (55-16) face à ceux qui venaient de manquer d'un rien (défaite 16-7 à Cardiff) l'occasion, six mois plus tôt, de remporter un deuxième Grand Chelem d'affilée dans le Tournoi des Cinq Nations. Parmi ces joyeux voyageurs s'intégraient le troisième-ligne Christian Béguerie, le deuxième-ligne Alain Maleig et le talonneur Jean-François Perche.
Si, au milieu des neuf essais français, l'athlète toulousain Guy Novès réalisa un "coup du chapeau", cette rencontre, certes internationale, ne comptait pas pour une sélection. Ce qui contrevenait à l'esprit du jeu puisque le 27 octobre 1973, le XV de France avait inauguré son premier test-match contre ces mêmes adversaires à Bordeaux. Gilles Delaigue, Jean-Claude Skrela et Jacques Rougerie, qui étaient de cette nouveauté - remportée, 30-18 - verront quelques décennies plus tard leurs fils respectifs porter le maillot bleu. Et on peut se demander quels seront, en 2040, les rejetons des actuels "touristes" susceptibles de prolonger une tradition familiale en équipe de France mais, pour l'heure, les interrogations sont d'un autre ordre.
Auteur d'un essai, le pilier castrais Gérard Cholley n'a rien oublié de cette micro-tournée de 1978 : "Dès qu'on avait du temps de libre, nous allions déguster du poisson cru dans les restaurants typiques, assis par terre. Et chaque fois qu'on s'entraînait, un gamin de douze-treize venait me voir et me suivait partout... C'était le fils de la princesse Chichibu. Il s'était fait prendre en photo avec moi et à la fin du séjour m'avait offert ce souvenir, encadré. C'est en découvrant sa signature que j'ai su qui il était... Quant au match, il a été plus difficile qu'il n'y parait : les Japonais couraient partout. Alors, on les avait pris un peu devant pour les calmer (sourire)."
Le trois-quarts centre narbonnais François Sangalli, comme tous ses coéquipiers de l'époque, n'avait auparavant jamais mis les pieds sur les îles de l'Empire, le Dai Nippon Teikoku. "J'ai été durablement marqué par cette culture, avoue-t-il, aujourd'hui. A savoir une extrême politesse permanente. A Osaka et Tokyo, nous avions visité des temples zen. Mais c'est surtout le ressenti, au quotidien, dont je garde un excellent souvenir. J'y suis revenu pour la Coupe du monde, en 2019, une dizaine de jours, avec des amis, et j'ai trouvé que peu de choses avaient changé : ils ont gardé intacte leur culture de la rigueur." 
L'enjeu n'est pas de taille, mais en ce mois de juin, le XV de France pourrait égaler - à condition qu'il remporte les deux tests, prévus à Toyota et à Tokyo - le record de victoires consécutives - dix - obtenues entre 1931 et 1937. Mais les chiffres ne disent pas tout. Après avoir vaincu les Anglais (14-13) à Colombes, le 6 avril 1931, les Tricolores du capitaine Eugène Ribère, ancien perpignanais recruté par Quillan, n'avaient terrassé que l'Allemagne, huit fois de suite, et l'Italie le 17 octobre 1937. Avant d'être acceptés à disputer de nouveau le Tournoi des Cinq Nations dont ils avaient été exclus pour faits de professionnalisme.
Sport universitaire prisé par les politiciens qui ont presque tous tenu, un jour ou l'autre, une balle ovale entre leurs mains à l'instar des aristocrates du Royaume-Uni, le rugby draine au Japon pour une rencontre entre lycées presque autant, voire davantage, de spectateurs qu'un match de Top 14, dont on vient de fêter la fin de saison par une finale de toute beauté. L'An I de l'éveil est gravé à jamais, depuis 2015, dans le stade de Brighton et, face au XV de France bis, amputé de ses cadres, les Brave Blossoms ne se contenteront pas d'aller cueillir silencieusement la fleur d'Udumbara.

lundi 20 juin 2022

Tranchée dans l'art

Ca va cogner. Dur. Et fort. Au terme d'une saison de neuf mois, éprouvante, marquée par les épisodes des tests de novembre passé, du Tournoi et de la Coupe d'Europe - c'était la dernière vraie avant l'arrivée des Sud-Africains au motif d'un fuseau horaire -, nous nous attendons toujours à ce que les finalistes gravissent des monts et nous offrent des merveilles. Il nous arrive d'être déçus. 
Non par l'intensité et donc par la gravité, cette loi incontournable de notre condition sur Terre, non par l'engagement à la limite du supportable pour le commun, non par le suspense parfois, la détermination toujours affichée, non par la tension palpable et la primauté de combat sur l'éclair, de la stratégie sur l'inspiration, du plan de jeu sur l'inspiration.
Non, ce qui déçoit, c'est l'approximation au moment où, au contraire, la précision s'impose. Ce qui nous déçoit, en finale, c'est l'absence de rigueur, qu'elle soit tactique ou technique, la résurgence des mauvais réflexes qui prennent la couleur jaune ou rouge d'un carton et fausse l'équilibre des forces. Ce qui me déçoit, c'est l'incapacité des leaders de jeu à analyser le piège adverse et à rapidement modifier une consigne.
Car une finale devrait rester, c'est sa nature même, un sommet d'excellence dans le registre qui a été choisi, à savoir hermétique - hermétique car nous sentons bien qu'elle n'appartient qu'aux acteurs et non aux spectateurs, c'est-à-dire à ceux du dedans et non à ceux qui sont situés en dehors du terrain - et verrouillée, car priorité sera donnée à la défense, à l'occupation du terrain et à la conquête sous toutes ses formes.
Il n'y a pas de note artistique chez les vainqueurs du Bouclier de Brennus mais parfois, une magie opère - Béziers-Montferrand 1978, Toulouse-Toulon 1985, Stade Français - Clermont 2007, par exemple. Parfois, donc. Le reste du temps, nous transformons notre frustration en bienveillance, notre attente en partage, l'envie de reparler du match qui ne mérite pas qu'on revienne dessus en prolongation d'une troisième mi-temps avec les supporteurs des deux camps.
La plupart du temps, le contenu purement technique et spectaculaire des finales du championnat de France s'efface très vite de nos esprits pour ne graver au palmarès que le nom du vainqueur. On y ajoutera quelques incidents d'arbitrage. Et, quand on frise l'exceptionnel au crédit de certains très grands clubs - SBUC, Lourdes, Béziers, Toulouse et Stade Français - une saga en forme de marqueur, celui d'une époque, d'un style. Ou les deux.
Ce Castres-Montpellier ne sera pas le remake de 2018. Il nous faut peut-être l'apprécier, pourquoi pas, à travers le tamis d'un combat de boxe et, vendredi soir, bien mesurer les coups qui portent, capter les feintes et compter les appuis, analyser des options adverses quand on est soi-même sur le fil brûlant de la ligne d'avantage. Sur l'envie d'en finir vite comme Marvin Hagler devant Thomas Hearns - en huit minutes - ou au contraire de doser son énergie pour attaquer plus lucide le dernier round, celui où souvent le destin bascule, à bout de fatigue.

mardi 14 juin 2022

Dépasser le barrage

La défense prend des allures d'essuie-glace. A en croire les experts autoproclamés, il faudrait faire barrage, donc, et bloquer les débordements sur l'aile gauche, alors qu'on nous expliquait il y a peu qu'il fallait tout faire pour éviter d'être enfoncé côté droit... Reste que le week-end dernier, les tentatives ont été fructueuses: huit essais à Ernest-Wallon, six à Chaban-Delmas, comme autant de réussites. D'ordinaire, la phase finale du Top 14 est terminale : verrouillée, frileuse, défensive et bien peu spectaculaire. Cette fois-ci, avec le retour - sonore - du public dans les tribunes, il faut croire que l'ambiance festive a porté les joueurs. Pour notre plus grand plaisir.

Prime à l'hôte, donc. L'apport des supporteurs n'y est pas étranger. Projetons-nous maintenant aux demi-finales, very nice. Prime au repos, à la récupération ? Et donc petit avantage fraîcheur aux Castrais et aux Montpelliérains ? Sans doute, en toute logique. La phase finale est une intense saga sans temps morts. Son équité a pour source le classement, d'où l'intérêt - du moins est-ce ainsi présenté - de terminer dans les deux premiers pour reposer les troupes après neuf mois de route. 

Cruelle, écrivions-nous la semaine dernière. Oui, la phase finale l'est, et ce n'est pas Christophe Urios qui nous contredira, lui qui a misé sur une révolte afin d'aider son équipe à décrocher, enfin, le Bouclier de Brennus. Mais un soulèvement du vestiaire peut-il être efficace trois semaines de rang ? Les Girondins n'ont-ils pas tout puisé, et donc épuisé d'un seul coup leurs ressources face au Racing 92, dimanche dernier ? Si focaliser sur une seule personne l'ire d'une équipe en mal de vigueur permet à l'UBB de terrasser Montpellier, dimanche, alors Christophe Urios méritera d'être sacré manager le plus coruscant - clin d'oeil à Jacques Verdier - de la saison.

Brillant, Phil Bennett l'était lui aussi. Imaginez débuter dans le XV de Galles après l'immense Barry John... Le crocheteur de Llanelli n'a pourtant jamais été dans l'ombre de son ainé et a pris immédiatement sa part de lumière. Là où Mozart en crampons s'infiltrait en finesse, masquant sa pointe de vitesse par une aisance de sylphide, Phil Bennett a hissé, tel un danseur sur la pointe des pieds, la feinte de corps au rang de performance artistique. Il s'est éteint le 12 juin, à l'âge de 73 ans, mais sa mémoire nous éclairera encore longtemps.

Il y a une quinzaine d'années, en reportage à Llanelli avec mon copain photographe Fred Mons pour L'Equipe Magazine, Phil Bennett, véritable ambassadeur du club et de la ville, m'avait ouvert toutes les portes comme il perçait les défenses : souriant, affable, disert, disponible. Il s'était présenté à nous en costume trois pièces, élégant de la tête aux pieds, la pochette assortie. Avec lui, sans attendre, nous avions pu récolter dans la ville, au sein du club et alentour histoires et anecdotes, angles et sujets. Avant de terminer notre visite par un Land of my Fathers d'anthologie, au terme d'une concert privé, je veux dire juste pour nous, du Llanelli Male Voice Choir, dont la discographie n'est plus à vanter. 

Comme d'autres joueurs de sa génération rouge - JPR Williams, Gerald Davies, Ray Gravell, Gareth Edwards, Merwyn Davies - Phil Bennett était un leader. Un porteur de jeu. Benny, pour les intimes. Et s'il y a une évidence que nous enseigne la phase finale, c'est l'importance des leaders. Leaders de vie et de vestiaire durant la saison, certes, mais au moment des matches couperets, ce sont surtout les leaders de jeu qui font la différence. Le Racing 92, à l'exception de Gaël Fickou, en manque, et sa défaite en barrage est d'abord stratégique : trois essais encaissés en onze minutes, sans réaction de l'équipe. 

De son côté, La Rochelle disposait de perforateurs - Skelton, Alldritt, Liebenberg, Botia, Danty - mais pas de chef d'orchestre capable d'inverser la partition, de comprendre en quelques minutes comment s'articulait le piège toulousain (double défense : vive au ras et inversé au large) et d'adapter une nouvelle façon de prendre la ligne d'avantage. Les barrages désormais rompus, ces demi-finales seront celles des maîtres du jeu, opposant les voisins ennemis vendredi soir et puis, le lendemain, des ambitieux affamés. En n'oubliant jamais que "la plus grande des victoires est celle au cours de laquelle nous avons eu la ferme conviction et le sentiment net d'avoir offert et donné toutes les opportunités à notre adversaire pour en sortir grandi."