Mécènes sans cœur, joueurs individualistes, dirigeants médiocres, médecins complaisants : tous coupables d'avoir tué la poule unique aux œufs d'or, donc. Mais l'écrivant que je suis se doit de faire son mea culpa. Par où commencer ? Edité en 1984 alors même que je n'étais pas journaliste, "Rugby au centre" était un essai sur la gémellité et la filiation chez les trois-quarts centres français, lignée qui allait de Jean Dauger à Denis Charvet mais plus particulièrement du tandem Martine-Prat au duo Sangalli-Codorniou.
Onze ans plus tard et trois Coupes du monde, sortait "Rugby Pro, histoires secrètes". L'idéal dans lequel j'avais été bercé, nourri et éduqué s'était transformé en basse réalité dans laquelle il n'était question que de contrats, de transferts et de sécession. Le rugby, devenu en France open à regrets, venait de quitter son cocon amateur sans y avoir été préparé et, après trois ans de gestation, l'ancêtre de la LNR cherchait à voir le jour.
Trois ans durant lesquels nous avons usé nos nuits à guetter les prémisses de ce qui nous apparaissait comme une révolution. Pour mener cette tâche exaltante - ce n'est pas tous les jours qu'on raconte par le menu la naissance d'une ère - j'étais accompagné de quatre jeunes journalistes plein d'allant qui ne comptaient par leur temps : Laurent Depret, Nemer Habib, François Aubel et Paul-Henri Safayan. Nous avons gardé de cette époque un souvenir que nous n'avons toujours pas fini de partager.
Le rugby professionnel français est désormais majeur. Au lieu d'acquérir de la sagesse à mesure qu'elle gagnait en maturité, cette élite qui n'en a que le nom s'est délitée, renvoyant l'image qu'un agglomérat d'égos boursoufflés. Nous pensions qu'une Ligue de gentlemen extraordinaires s'arrangerait pour ordonner l'espace ovale, au lieu de quoi émergent des intérêts industriels, immobiliers, financiers et commerciaux qui ont dévoyé ce sport.
Ils l'annoncent, la dénoncent, mais les journalistes qui ne sont ni policiers ni juges ne peuvent pas endiguer cette coulée. En revanche, pourquoi ceux qui en avait le pouvoir n'ont-ils pas interdit aux mécènes de renflouer artificiellement leurs budgets au risque de faire du dumping sportif et de fausser le classement en vivant au-dessus de leurs moyens ? Pourquoi continuent-ils de laisser des présidents contourner le salary cap en payant sur des comptes à l'étranger le droit à l'image de leurs stars ?
Le rugby devenu professionnel, les medias avaient déjà anticipé l'importance de l'image. Le mot "star" faisait son apparition et remplaçait "vedette". Glissement symptomatique. Vedette signifiait frimeur. Star signalera le bankable. Rappelons que première "vedette" fut le pilier international corrézien Amédée Domenech dans les années cinquante, talent inné pour tirer la couverture à soi en toute occasion, et exclu de l'équipe de France sous le capitanat de Lucien Mias.
A partir de 1996, soit l'ère Castaignède, ce qui brillait ouvrait les pages, passait à la une. Après Castaignède, place à Michalak, survendu lors du Mondial 2003. Puis Chabal, sélectionné tête de gondole en 2007. Bastareaud aussi, dans le sillage de son fait divers kiwi. Sans parle de Wilkinson, dont il fallait au moins un papier par semaine. Tous les médias l'avaient compris : il suffisait de dresser une liste de trente noms "paillette" pour avoir de quoi tenir l'année...
Dans cette liste, les joueurs ne suffisaient plus. Après ce qui brillait, place à ce qui braillait. L'ère Boudjellal, quoi ! Depuis dix ans le président du RCT a toujours quelque chose à dire, quel que soit le sujet. Alors on lui a donné la parole. Souvent. Trop, certainement. Max Guazzini avait mis des poms-poms, lui plaçait du bling-bang. Un match de rugby était devenu un concert des Rolling Stones, assurait-il. Umaga, Gregan, Matfield, Wilko, Sonny Bill, c'était cadeau ! Mais voilà, aujourd'hui, on s'aperçoit un peu tard que les pères Noël sont parfois des ordures.
Comme Boudjellal, Lorenzetti, Altrad et quelques autres ont compris l'avantage qu'ils pouvaient tirer de la médiatisation en terme de notoriété personnelle mais aussi de retombées pour leurs business respectifs. Les médias sont devenus leurs caisses de résonnance. Dans le constat accablant dressé aujourd'hui au sujet du rugby et sa déliquescence notre part se situe en tête de défilé, à trop vouloir présenter le porte-voix sans prendre de recul.
Je lis qu'il n'y a pas d'avenir pour le Stade Français en ProD2. Pourquoi ? Parce que ce n'est pas assez glamour pour M. Savare, ni pour les prochains repreneurs du club. Ces industriels ne savent pas ce qu'est le sport, que la défaite compte autant que la victoire puisqu'elle sert à jauger les caractères. Ils investissent pour la gloire et l'image, pas pour l'humain, à l'image de M. Altrad qui souhaite élargir son achalandage et vendre des échaffaudages chez Theresa May.
Un ancien international m'assurait récemment que le rôle vertueux des médias était aussi d'éduquer. Lui avait connu l'histoire du rugby en lisant la presse. Il nous fallait raconter, ajoutait-il, commenter, dénoncer, mais nous étions surtout les garants d'une haute idée de ce jeu, d'un idéal à transmettre. Que nous étions un lien. J'aimerais lui dire que Côté Ouvert sera aussi bientôt un lieu.