lundi 27 mars 2017

Un lien, un lieu

 
 

Mécènes sans cœur, joueurs individualistes, dirigeants médiocres, médecins complaisants : tous coupables d'avoir tué la poule unique aux œufs d'or, donc. Mais l'écrivant que je suis se doit de faire son mea culpa. Par où commencer ? Edité en 1984 alors même que je n'étais pas journaliste, "Rugby au centre" était un essai sur la gémellité et la filiation chez les trois-quarts centres français, lignée qui allait de Jean Dauger à Denis Charvet mais plus particulièrement du tandem Martine-Prat au duo Sangalli-Codorniou.
 
Onze ans plus tard et trois Coupes du monde, sortait "Rugby Pro, histoires secrètes". L'idéal dans lequel j'avais été bercé, nourri et éduqué s'était transformé en basse réalité dans laquelle il n'était question que de contrats, de transferts et de sécession. Le rugby, devenu en France open à regrets, venait de quitter son cocon amateur sans y avoir été préparé et, après trois ans de gestation, l'ancêtre de la LNR cherchait à voir le jour. 
 
Trois ans durant lesquels nous avons usé nos nuits à guetter les prémisses de ce qui nous apparaissait comme une révolution. Pour mener cette tâche exaltante - ce n'est pas tous les jours qu'on raconte par le menu la naissance d'une ère - j'étais accompagné de quatre jeunes journalistes plein d'allant qui ne comptaient par leur temps : Laurent Depret, Nemer Habib, François Aubel et Paul-Henri Safayan. Nous avons gardé de cette époque un souvenir que nous n'avons toujours pas fini de partager.
 
Le rugby professionnel français est désormais majeur. Au lieu d'acquérir de la sagesse à mesure qu'elle gagnait en maturité, cette élite qui n'en a que le nom s'est délitée, renvoyant l'image qu'un agglomérat d'égos boursoufflés. Nous pensions qu'une Ligue de gentlemen extraordinaires s'arrangerait pour ordonner l'espace ovale, au lieu de quoi émergent des intérêts industriels, immobiliers, financiers et commerciaux qui ont dévoyé ce sport.
 
Ils l'annoncent, la dénoncent, mais les journalistes qui ne sont ni policiers ni juges ne peuvent pas endiguer cette coulée. En revanche, pourquoi ceux qui en avait le pouvoir n'ont-ils pas interdit aux mécènes de renflouer artificiellement leurs budgets au risque de faire du dumping sportif et de fausser le classement en vivant au-dessus de leurs moyens ? Pourquoi continuent-ils de laisser des présidents contourner le salary cap en payant sur des comptes à l'étranger le droit à l'image de leurs stars ?
 
Le rugby devenu professionnel, les medias avaient déjà anticipé l'importance de l'image. Le mot "star" faisait son apparition et remplaçait "vedette". Glissement symptomatique. Vedette signifiait frimeur. Star signalera le bankable. Rappelons que première "vedette" fut le pilier international corrézien Amédée Domenech dans les années cinquante, talent inné pour tirer la couverture à soi en toute occasion, et exclu de l'équipe de France sous le capitanat de Lucien Mias.
 
A partir de 1996, soit l'ère Castaignède, ce qui brillait ouvrait les pages, passait à la une. Après Castaignède, place à Michalak, survendu lors du Mondial 2003. Puis Chabal, sélectionné tête de gondole en 2007. Bastareaud aussi, dans le sillage de son fait divers kiwi. Sans parle de Wilkinson, dont il fallait au moins un papier par semaine. Tous les médias l'avaient compris : il suffisait de dresser une liste de trente noms "paillette" pour avoir de quoi tenir l'année...
 
Dans cette liste, les joueurs ne suffisaient plus. Après ce qui brillait, place à ce qui braillait. L'ère Boudjellal, quoi ! Depuis dix ans le président du RCT a toujours quelque chose à dire, quel que soit le sujet. Alors on lui a donné la parole. Souvent. Trop, certainement. Max Guazzini avait mis des poms-poms, lui plaçait du bling-bang. Un match de rugby était devenu un concert des Rolling Stones, assurait-il. Umaga, Gregan, Matfield, Wilko, Sonny Bill, c'était cadeau ! Mais voilà, aujourd'hui, on s'aperçoit un peu tard que les pères Noël sont parfois des ordures.
 
Comme Boudjellal, Lorenzetti, Altrad et quelques autres ont compris l'avantage qu'ils pouvaient tirer de la médiatisation en terme de notoriété personnelle mais aussi de retombées pour leurs business respectifs. Les médias sont devenus leurs caisses de résonnance. Dans le constat accablant dressé aujourd'hui au sujet du rugby et sa déliquescence notre part se situe en tête de défilé, à trop vouloir présenter le porte-voix sans prendre de recul. 


Je lis qu'il n'y a pas d'avenir pour le Stade Français en ProD2. Pourquoi ? Parce que ce n'est pas assez glamour pour M. Savare, ni pour les prochains repreneurs du club. Ces industriels ne savent pas ce qu'est le sport, que la défaite compte autant que la victoire puisqu'elle sert à jauger les caractères. Ils investissent pour la gloire et l'image, pas pour l'humain, à l'image de M. Altrad qui souhaite élargir son achalandage et vendre des échaffaudages chez Theresa May.
 
Un ancien international m'assurait récemment que le rôle vertueux des médias était aussi d'éduquer. Lui avait connu l'histoire du rugby en lisant la presse. Il nous fallait raconter, ajoutait-il, commenter, dénoncer, mais nous étions surtout les garants d'une haute idée de ce jeu, d'un idéal à transmettre. Que nous étions un lien. J'aimerais lui dire que Côté Ouvert sera aussi bientôt un lieu. 

mercredi 22 mars 2017

Le sens de la passe

Depuis quelque temps déjà je vois ses yeux s'écarquiller quand il me croise. J'ai l'impression qu'il ralentit son petit pas monté sur ressorts. Il faut dire que dans mon village - ce n'est pas vraiment un village, plutôt un quartier mais il est à l'écart - personne ne se promène dans les rues avec un ballon de rugby. Je ne sais pas pourquoi j'ai choisi cette vieille gonfle ocre et craquelée pour m'accompagner. Par provocation, sans doute. On ne se refait pas.

Depuis que la pratique du rugby a été interdite - vous n'avez pas oublié pourquoi -, je crois bien que personne ne sait à quoi ressemble un ballon ovale. Trente ans, me semble-t-il, qu'il n'y a plus un seul match à la télévision, que les clubs professionnels, puis les semi-pros et enfin la plupart des amateurs ont fini par disparaitre. Le Bouclier de Brennus a été volé quand a été fermé le siège de la LNR (processus lancé conjointement le 22 mars 2016 par le président de la FFR et ses homologues de Toulon et de Montpellier). Il se murmure que l'original, lui, n'aurait jamais quitté Montauban.

Les jours de marché, je sors avec dans les mains ce bout de cuir avachi, effilé comme un légume mal poussé. C'est devant le fromager que j'ai vu pour la première fois ce gamin qui n'en finissait pas de le regarder. Sa mère était tellement occupée à comparer les pâtes molles qu'il a eut le temps de le fixer, ce ballon, et de fixer mon regard aussi.

Il ne sait pas qui étaient les si fiers Boudjellal, Lorenzetti, Savare, Altrad, dont les noms se sont perdus dans la nuit tombée sur ce rugby qu'on aimait à en vibrer. Non, lui, il fixe seulement de ses grands yeux ce ballon bizarre que j'ai coincé sous le bras. En fait, je le connais. Il passe devant mon portail le mercredi après-midi, à l'heure où je prends mon café vautré sur ma terrasse, un Partagas à portée de lèvres.

Ses amis et lui, je les entends rire et crier quand j'attaque à regret le purin. Il faut dire que j'habite tout au bout, là où la route devient chemin de terre et se confond dans un coude avec la haie qui borde les champs. Ils jouent, courent et s'ébattent sur un terrain légèrement en pente laissé en friche cette année. Il ressemble, en mieux, au terrain vague sur lequel, avec mes copains et coéquipiers du Stade Rochelais depuis nos sept ans, Jean-Pierre Adole et Eric Jollivet, nous avions planté dans les années 70 du siècle dernier un poteau de rugby ajusté avec trois branches de merisier.

Ca fait déjà un bout de temps que je ne rumine plus la disparition du rugby. Rappelez-vous : la préfecture nous avait demandé de déposer aux encombrants les cassettes VHS, les DVD et autres enregistrements, et tous les ballons que nous possédions. Nous étions quelques uns à avoir caché Barbarians-All Blacks 1973 comme s'il s'agissait de l'Ethique de Spinoza mis à l'Index, à coté duquel j'avais placé le ballon offert par la famille Spanghero, nos Bach de l'Ovale.

Organiser un Quinconces était devenu acte de résistance passible d'amende et la version ronéotypée de Côté Ouvert, désormais mensuelle, avait fini par devenir annuelle avant de s'éteindre doucement. Christophe, très Flair-Play (au fait, vous avez lu le numéro 2 ?), était parvenu à relier les ultimes chroniques, histoire qu'en garder une trace. Je ne tirais plus les volets et les rideaux en plein après-midi, le samedi, entre février et mars. Fini le temps où je craignais que mes voisins m'aperçoivent en train de reluquer religieusement Galles-France 1998, France-Angleterre 1972 et Irlande-France (ah, la relance de Mesnel !) et me dénoncent.

Ce qui me manquait, en revanche, c'est le touché. Celui du cuir, les paumes des mains en force de calice pour donner et recevoir. La passe. Le sens de la passe. Pas de droite à gauche ou l'inverse mais ce qu'elle signifie, vous l'aviez bien compris. Le lien qu'elle crée entre deux regards, deux idées, deux envies. Multiplié par quinze et plus, si affinités. Le rugby a disparu, nous l'avions tous regretté amèrement. Mais nous savions aussi à quel point nous avions été complices de ce délitement, supporteurs dévots que nous étions, aveuglés par l'amour ou aimantés par le bling.

Entre temps, un autre voile, brun celui-là, et plus épais était tombé sur notre pays puis sur l'Europe. Comme en 40, le gouvernement des patriotes, pourtant très occupé, a mis le rugby hors sol. Nous avions tellement oublié le sens de la passe, l'offrande, le regard tourné vers l'autre que plus rien ne nous effrayait, désormais, puisque nous avions tout connu des déchéances. Combien de temps allais-je attendre encore ? Il était là ce ballon, tout près de moi. Allais-je rester encore longtemps interdit ?

De tous petits actes de résistance. Voilà ce dont j'ai besoin de me sentir vivre. Refuser le déclin annoncé, lire les auteurs interdits, ne plus me rendre là où on me convoque à grands renforts d'affiches et de promesses. Dire merde aux cons et tourner talons sans attendre. Ne plus perdre la moindre minute à vouloir absolument me conformer ; m'abstenir si rien ne me plaît ; tâcher de faire tache sans souci de déplaire. Et "boire une bière par heure" assurait Paul Newman.

J'ai le pas léger, des démangeaisons au bout des doigts et une petite boule à l'estomac, on dit une émotion nouée. Il faut beau, ce mercredi, d'un bleu ciel et blanc de lait. On entend crisser les ramages. Je l'ai gonflé comme je pouvais. Il ressemble à un gros œuf de Pâques. Ca me rappelle la phase finale de Coupe d'Europe, c'est con, hein ? On ne se refait pas. J'ai passé le coude et m'engage dans le chemin de terre craquelée. Je les entends rire et crier, là bas, juste de l'autre côté de la haie.

mardi 14 mars 2017

Mise aux verres

Maintenant que les règlements de comptes sont apurés, les querelles enterrées et le rugby des clochers disparus agité dans la plus grande confusion, il ne reste plus qu'à rétablir ce qui a été omis et multiplier par deux Alexandre Dumas pour arriver enfin au conte. Question : s'il est difficile de garder quelque chose de nos amours hormis deux ou trois songes par effraction, que reste-t-il de nos rejets quand de la page blanche les certitudes se sont retirées ?
 
Longtemps honnie, l'aventure intérieure de quinze hommes et eux seulement, refermée autour d'un hymne en forme de cocon, n'a suscité que réserves, railleries et critiques au motif qu'un pack sorti de l'ère jurassique piétinait tout sur son passage, fracassait les velléités adverses, prenait d'assaut les tranchées, seulement guidé de la voix par un tracassin aux gros mollets, monté sur ressorts et incapable d'armer une passe correcte.
 
Quarante ans ont passés à la vitesse d'une mêlée ouverte sur cet exploit qu'on croyait enfoui, si ce n'est de ceux qui l'ont vécu en sueur, en sang et en larmes, marqués dans leurs âmes autant que dans leurs chairs par ce qu'ils ont partagé. Deux d'entre eux sont partis tôt, Jacques Fouroux et Robert Paparemborde, inspirateurs de cette traversée du Tournoi des 5 Nations en équipage réduit à sa plus simple expression. Quinze. Comme le rugby à.
 
Fouroux et Paparemborde ont laissé leurs coéquipiers orphelins de personnalités opposées. Au petit Jacques la gouaille, ses mots qui n'étaient jamais les moindres, son sens de la querelle qui anime et qui soude ; à Patou les silences ponctués d'onomatopées, la présence rassurante, le coup de fourchette et le cou d'airain. Alors ils se compteront treize pour fêter, vendredi 17 mars à L'Equipe puis ailleurs, l'exploit d'un Grand Chelem en cercle ovale dans une intimité qui leur va si bien. Nous vous raconterons.
 
Il faut avoir vu les larmes de Jean-Pierre Bastiat et celle de Jean-Pierre Rives quand ils évoquent à peu de mots leur ami, leur frère, l'autre partie d'eux-mêmes. Il y a quarante ans cédaient le pays de Galles de Gareth Edwards, Quinnell, Bennett, JJ et JPR Williams, l'Angleterre de Beaumont, Wheeler et Uttley, l'Ecosse de McGeechan, Irvine, Carmichael et McHarg, l'Irlande de Mike Gibson, Orr, Keane, Slattery et Duggan. De vrais Lions. Ils furent domptés.
 
L'adversaire est le meilleur juge de vos performances. Il faut écouter ceux qui furent broyés, submergés, engloutis et battus évoquer ce qui passait alors pour une horde d'éléphants franchissant les Alpes. Ils rendent hommage à leurs vainqueurs avec respect, voire admiration. Il est vain de comparer les époques mais à la lecture des compte-rendus et des reportages de cette année double sept, que je tiens à votre disposition, un regain d'énergie vous emporte.
 
Alors que le mariage de la carpe et du lapin tourne à la con-fusion (ne comptez pas sur moi cette semaine pour attiser un débat qui prend feu tout seul), le Tournoi 2017 se termine avec Irlande-Angleterre. Les vainqueurs de la Nouvelle-Zélande à Chicago en novembre dernier vont-ils parvenir à arrêter ceux qui rêvent de dépasser le record de ces All Blacks, justement ? Avant ce point d'orgue, nous saurons si le XV de France garde une chance de disputer un quart de finale de Coupe du monde en 2019 au Japon ou s'il est trop tard pour se plaindre.
 
Les résultats, les classements et les exploits ne traversent les époques, allant d'un ballon oblong en cuir à une ogive synthétique, que s'ils se nourrissent sincèrement d'amitié, qui est au sport ce que le rubato est à la musique, à savoir un supplément d'interprétation dont il ne faut pas abuser mais sans lequel la performance artistique comme athlétique devient simplement mécanique et donc peu digne d'être célébrée plus tard.
 
La bande à Fouroux inventa l'année précédant son acmé les repas de pré-rassemblement, six heures avant le rendez-vous officiel. Apéritif au Laurent Perrier Grand Siècle rosé, suivi de l'immuable triptyque huitres-onglet-frites, plateaux (fromages-desserts) à volonté et tout le vin qui va avec. Sans oublier les rincées de poire Williams. Une mise aux verres. Chacun laissait cent francs (on dirait quarante euros aujourd'hui) entre les mains du patron ardéchois. Le restaurant a disparu, - l'époque aussi - à une portée de drop de la colonne de Juillet, place de la Bastille.
 
Il était temps alors de remonter vers l'Opéra, groupé, riant, rotant, fumant, et de pousser la lourde porte en bois de la FFR, Cité d'Antin. Les internationaux étaient ensuite acheminés vers Rueil-Malmaison, au centre sportif de la Shell. Durant l'heure de trajet, les titulaires de ce qu'on appelait alors le "Club France" ronflaient plus fort que le moteur diesel du bus dans lequel ils étaient assoupis. Au dîner, le cuistot présentait des soles meunière avec des pommes-vapeur auxquelles personne ne touchait, si ce n'est les remplaçants, soulevant alors l'inquiétude de l'homme de terrain qu'était Jean Desclaux. 
 
Pour le rassurer, Jacques Fouroux prenait son ton de conspirateur et glissait au tuteur : "C'est bon signe. Tu ne vois donc pas, Toto, qu'ils sont déjà dans leur match..." En cette année 1977 devait débuter un jeune ailier plein de fougue, le visage émacié, sec comme un sarment, la taille fine cintrée dans un mastic modèle Alain Delon; un ancien athlète avec seulement dix-huit mois de rugby dans les cuisses et qui répondait au nom de Guy Novès. Pas encore adoubé, il cherchait timidement sa place au milieu des mastodontes et des tauliers.
 
L'histoire retiendra que Novès ne fut pas de ce Grand Chelem par la faute d'une cheville douloureuse et annonça, triste verdict, son forfait deux jours avant France-Galles. Guéri par antalgiques, il pensait revenir. Mais Fouroux, en guise de viatique, avait décidé de verrouiller son équipe, de la garder à quinze pour entrer dans l'histoire. Génie du marketing, il savait que si son exploit n'était le premier il serait au moins le plus exclusif. Le plus organique. 
 
A l'issue de France-Galles, samedi soir, Guy Novès, l'oublié devenu stoïque après un succès bleu à Rome, retrouvera certainement ceux qui auraient dû être ses coéquipiers d'un Tournoi. Que se diront-ils ? Que verront-ils dans ce renversement des destins ? Vous n'en saurez sans doute rien. La chronique ovale ne dit pas tout. Parce que l'histoire des êtres qu'on associe, en rugby comme dans la vie, épouse des trajectoires elliptiques.
 

lundi 6 mars 2017

S'affranchir du rugby con

Direction Rome. Afin de poursuivre ce Tournoi des 6 Nations moins con qu'on ne l'a engagé. Car ce qu'il y a de particulièrement intéressant dans cette rencontre romaine, c'est d'imaginer ce que les Italiens - qui viennent de piéger le XV de la Rose - préparent aux coéquipiers de Guilhem Guirado, samedi au stade Olympique. Le rugby n'est pas un sport (on le répète), c'est une façon supplémentaire d'aborder la vie. Sinon, avouez que ce serait très chiant à pratiquer comme à regarder.

Quand face au Stade Toulousain, référence d'intelligence situationnelle, le staff rochelais titularise au dernier moment et dans l'urgence Levani Botia, solide centre fidjien remarqué pour son rôle à contre-emploi, non seulement il rend hommage aux penseurs ovale de la Ville Rose inspirés par René Deleplace mais il replace l'innovation au bon endroit. Je me souviens, il y a trente ans, de Pierre Villepreux m'expliquant pourquoi il souhaitait titulariser un flanker, Hervé Lecomte en l'occurrence, à l'aile: pour faire rebondir le jeu. Samedi dernier, le Stade Rochelais a inversé l'idée. Avec succès.

Botia déplacé du centre sur le côté de la mêlée, dans les rucks et au plus près de la zone d'impact, le Stade Rochelais a ainsi déstabilisé les Toulousains pendant cinquante minutes. Assez pour prendre l'avantage dans tous les domaines, instillant surtout le poison du doute chez l'adversaire. Que faire ? Voilà la question centrale. Les Anglais, qui n'ont pas assez du bulbe de leur skipper Dylan Hartley pour réfléchir en temps réel, s'en sont remis dans le vestiaire à leur coach Eddie pour trouver la parade au "no ruck" italien.

Vous pensez bien qu'on attend avec impatience samedi de savoir ce que les coéquipiers de Sergio Parisse, reboostés par Conor O'Shea, vont proposer d'étonnant, d'innovant et de déstabilisant à la sagacité du XV de France. Une équipe qui bat l'Afrique du sud et noie l'Angleterre ne peut pas se permettre d'accueillir ses adverses en victime expiatoire, comme ce fut le cas face aux Gallois et aux Irlandais. Le rugby est intelligence et, il faut le répéter là aussi, le muscle le plus important d'un joueur sera toujours le cerveau. De préférence à tout autre morceau.

Il y a toujours une petite portion du règlement dans laquelle il est possible de se faufiler. Une faille à distinguer. J'aime cette prise d'intervalle. Surtout voir le désarroi de l'adversaire en temps réel face à une stratégie qu'il n'a pas anticipée. Tout le sel de l'affrontement se situe dans la réponse apportée. Et quand on prend le temps de s'y pencher, l'histoire du rugby est parsemée de ces prises d'intervalles, inventions qui souvent en modifièrent durablement la pratique.

Il y a deux siècles, les Anglais proposèrent la passe une fois le ballon sorti des rucks plutôt que de taper dedans (up and under). Puis les Gallois placèrent un centre supplémentaire dans la ligne de trois-quarts en retirant un avant du pack. Les Néo-Zélandais, eux, choisirent de disputer la mêlée avec seulement sept joueurs, libérant un troisième-ligne aile (Dave Gallaher fut le premier dans ce registre) appelé "rover" et chargé de suivre la progression du ballon en défense, pressant ainsi la charnière. Du coup, ils obligèrent vingt ans plus tard le législateur à modifier la règle et imposer trois joueurs en première ligne.

Ils installèrent aussi deux ouvreurs, les All Blacks, formule arithmétique (cinq-huitièmes) reprise actuellement par les Anglais d'Eddie Jones. On se souvient aussi de Pierre Berbizier grattant en 1986 dans le règlement pour inscrire un essai de filou en Ecosse après avoir joué vite une touche sur la ligne médiane à la suite d'un ballon tombé hors du terrain sur l'envoi. René Deleplace, lui, avait perçu la possibilité d'effacer les numéros dans le dos des joueurs pour faire d'eux des polyvalents capables d'effectuer la tache idoine qui se proposait devant eux dans le jeu. Exploration devenu leitmotiv toulousain sous l'égide du duo Villepreux-Skrela.

Rencontrer René Deplace dans son chalet de Fontenay-aux-Roses reste un des plus grands moments de ma petite carrière. Il sortait ses cahiers, ses dossiers, ses fiches, ses graphiques, ses diagrammes, parlait aussi musique et offrait une bière de Noël. Il s'était rêvé astronome et se retrouvait à défricher l'univers ovale. Il est allé jusqu'aux confins d'un jeu dépouillé de ses contingences, un jeu d'intelligence, de déconstruction (élargir pour percer, percer pour concentrer) qui force l'adversaire à reconstruire dans l'urgence.

Villepreux, Fourcade, Coste, Berbizier aussi à sa façon : les héritiers de René Deleplace ont permis à l'Italie de grandir et d'entrer dans le Tournoi devenu des 6 Nations. C'est un sacré legs. Après l'influence du Gallois Roy Bish (l'un des mentors de Gareth Edwards) et du Français Julien Saby, l'Italie s'est donnée maintenant à l'Irlandais Conor O'Shea et au Sud-Africain Brendan Venter. A coup sûr, ces deux-là réservent au XV de France un accueil particulier. A quel moment du match l'Italie obligera-telle les Tricolores à réfléchir, à franchir la frontière qui nous éloigne du rugby-con des percussions frontales et des consignes aveugles ?

Je reste volontairement sur une interrogation. Elle symbolise la montée au match. Ce moment que nous aimons qui consiste à anticiper, nous projeter, imaginer. Ce moment entre ami(e)s avant la composition de l'équipe et après aussi. Cet état de veille à l'orée de l'événement, grand ou petit. L'heure de marche pour se rendre au stade, lentement, et entouré, afin de mieux profiter de ce prélude traversé par les thèmes du jour, cette exposition en concentré qui explosera au moment du coup d'envoi et affranchira enfin la partie, découvrant la partition, la répartition. Rome, voie grande ouverte.