La peur n'évite pas le danger, et c'est souvent au moment où on s'y attend le moins, par exemple dans le déroulé fluide de l'instant anodin, qu'un choc brise la fameuse flèche du temps dont on nous rebat les oreilles depuis que cet élément de langage a été placé par Fabien Galthié sur notre voie sémantique. Au coup d'envoi du match contre la Namibie et en attendant celui qui va placer les Italiens sur notre chemin avant de clore la phase de poules, les médias français s'allumaient les neurones pour trouver la meilleure façon d'éclairer le long tunnel de treize jours sans XV de France. Ils n'auront eu qu'à attendre le début de la seconde période pour capter à quel point le temps allait nous sembler long et court à la fois, en fonction du poids de l'absence et de l'espoir de guérison.
Avant le début de ce Mondial et souvent au détour d'une conversation qu'on souhaitait courte et légère pour conjurer le mauvais sort, l'idée qu'une blessure vienne contrarier le sacre annoncé de l'équipe de France passait comme un nuage sombre vite chassé par le vent. Les blessures, ce XV de France les additionne pourtant comme aucun autre : Romain Ntamack, Jonathan Danty, Paul Willemse, Cyril Baille, Julien Marchand, Grégory Alldritt, Charles Ollivon et désormais Antoine Dupont dont la mâchoire est devenue, à l'échelle du rugby mondial, aussi fameuse que le fut pour l'Empire romain et la civilisation égyptienne le nez de Cléopâtre.
La tirade a donc sauvé de l'endormissement un pays vibrant désormais au rythme des bulletins de santé du plus fameux de ses demis de mêlée. "Aucun coup ne peut, mâchoire si belle, te briser tout entier, excepté ce Deysel." Parodiant Pirame en un titre accroché à la première page : "Le voilà donc ce zygomatique qui des traits de son maître a détruit l'harmonie ? Il s'est fracturé, ce traître !" D'une façon plus pratique en plaçant la barre haut : "Voulez-vous le mettre en loterie ? Assurément, monsieur, ce sera le gros lot !" Ce que le XV de France a surtout tiré d'un coup de tête placé au maxillaire, c'est un tracas supplémentaire dont il se serait bien passé.
Visiblement, jamais autant de personnes, une équipe, un staff et des supporteurs - paraphrasons Winston Churchill - n'a dû autant à un seul homme. Un comble pour ce sport collectif qu'est le rugby où même Jonah Lomu ne fut jamais plus fort que les All Blacks lesquels, parfois, le sevrèrent de ballons histoire de faire comprendre au public et aux médias demandeurs de héros qu'il est possible de jouer et de vaincre sans pouvoirs hors-normes. Super Dupont, c'est l'inverse, à croire qu'il n'est de grâce qu'avec lui. On espère que Lucu et Couilloud ne s'en vexent pas, sans parler de l'infortuné Serin resté en rade.
Du peintre Apelle, quatre siècles avant notre ère, Pline l'Ancien soulignait l'ardeur et la constance au travail en termes choisis : Nulla dies sine linea. Autrement traduit, pas un jour sans Dupont, l'importance de ce demi de mêlée ôtant, aurait pu ajouter Cicéron, l'espoir d'y égaler le reste de l'équipe. Dans l'histoire du XV de France, l'excès n'est pas orphelin : on trouvera un autre demi de mêlée toulousain, Philippe Struxiano, appelé au chevet tricolore par les maréchaux de France au sortir de la Première Guerre mondiale, puis Walter Spanghero sélectionné en 1969 par Georges Pompidou, futur président de la République, et Denis Charvet vingt ans plus tard par François Mitterrand.
Un seul hêtre vous manque et tout est dépeuplé, certes, mais Antoine Dupont ne serait-il pas alors l'arbre qui cache le perchis ? Avec lui, chacun l'assure, tout est appelé à éclore, mais qu'il manque et voici que sans lui, sort contraire, le futur s'amincit. Nous serons bientôt fixés, une fois pour toutes, en quarts de finale face à l'Afrique du Sud sur la place réelle ou fantasmée qu'occupe l'enfant de Castelnau-Magnoac dans le dispositif tricolore. Tout ce qui est excessif n'est pas signifiant. Mais en attendant, de quoi l'absence de Dupont est-elle le nom ?
Elle est d'abord le signe d'une grande fébrilité à croire cet homme providentiel. Elle est la déconstruction du principe d'équipe puisque, nous assure-t-on depuis l'école de rugby, personne n'est indispensable. Elle est peut-être l'opportunité - à l'exemple de Matthieu Jalibert depuis le forfait de Romain Ntamack - pour un "finisseur' de commencer à croire que son destin n'est pas d'assister aux coups d'envoi assis sur le banc. Petite histoire dans la grande, pourtant forts de Jonah Lomu en 1995 et 1999, jamais les All Blacks ne parvinrent ces deux fois à être sacrés champions du monde.
Dès la fin de cette Coupe du monde, le meilleur des chroniques de ce blog sera publié sous forme de recueil intitulé - ce n'est pas surprenant - Côté Ouvert, aux éditions Passiflore.