S'il est une lecture d'actualité, c'est bien L'Ethique, livre de chevet des résidents mais aussi des visiteurs de Marcoussis à quelques jours du coup d'envoi du Tournoi des Six Nations dont on finit par se demander, devant l'afflux de défections bleues, s'il ne va pas enterrer une nouvelle fois des espoirs de rédemption en ces temps plus que troublés.
Il y aurait bien aussi les Essais pour inspirer le jeu. Ce que nous avons rassemblé dans un hors-série de L'Equipe qui couvre de 1965 à 2014 un demi-siècle d'exploits du XV de France dans le Tournoi, d'André Herrero à celui de Gaël Fickou, de Colombes au Stade de France en passant par le Parc des Princes, explosion d'émotion, de justesse et d'obsession.
Quel plaisir de converser avec Jean Gachassin qui s'interdisait de taper dans le ballon avec les pieds, avec Benoît Dauga gagnant son poids en liqueur pour avoir prononcé une phrase de jeu, avec Jo Maso attaquant à la sortie du tunnel, Jean-Michel Aguirre parlant de soutien, Didier Codorniou versant dans la pure inspiration, Guy Laporte désireux de forcer le destin.
J'ai retrouvé Philippe Sella passionné comme au premier jour, Philippe Bérot toujours aussi modeste, Franck Mesnel et Philippe Bernat-Salles regards tournés vers leurs partenaires. Pierre Berbizier a évoqué sa période cadets, Dimitri Yachvili, lui, parlait au ballon. Pierre Mignoni rêvait de marquer l'histoire, Benjamin Kayser a failli faire trois fois le tour de Twickenham. Quant à Gaël Fickou, j'en déduis qu'il aime le désordre.
Ces voix magnifiques réunies à la page font tourner même sens une table ovale, et après avoir rendu visite aux Bleus de Brunel à Marcoussis, j'ai l'impression qu'elles sonnent clair dans l'esprit désormais libéré de ceux qui porteront samedi 3 février le coq sur leur cœur. «Plaisir», «fierté», «courage», «respect» : de Rémi Lamerat à Sébastien Vahaamahina, les sélectionnés de «Moustache» sont en phase avec ce que le rugby français a de meilleur, cet art de créer à partir de rien, quinze joueurs en équilibre sur le même fil tissé de bleu, de blanc et de rouge.
Pour ce que j'en sais et ce que j'ai vu sur place, Jacques Brunel et ses adjoints ont permis d'entrée aux sociétaires de Marcoussis de s'approprier une stratégie, pour faire d'eux «les maîtres du jeu», m'a glissé Geoffrey Palis, multipliant échanges, ateliers, discussions, encourageant les critiques, les modifications, les amendements de façons formelles et informelles. Surtout, l'extra-rugby n'est plus régenté, chacun étant libre de ses mouvements une fois quitté l'entraînement.
Quand Jean Gachassin parle d'«état d'esprit et d'accord», Benoît Dauga précise : «Nous étions tous des leaders !» Pour Jo Maso, ce qui est «jeu libre» devient «continuité à partir d'un ballon de récupération» pour Jean-Michel Aguirre. Didier Cordorniou souhaitait «mettre le partenaire dans les meilleures conditions» quand Laporte (Guy, hein, pas Bernard) avouait «ne pas de poser de question mais lire le jeu». C'est - presque - ce que j'ai entendu à Marcoussis et c'est de bon augure.
Philippe Sella appréciait ce «coup de poker maîtrisé» qu'est l'interception, Philippe Bérot se retrouvait dans «la fluidité, le timing et la vitesse» de ses géniaux coéquipiers quand Franck Mesnel remarquait leur «absence de faute de goût». Les maîtres mots de Pierre Berbizier, Philippe Bernat-Salles, Dimitri Yachvili, Pierre Mignoni et Benjamin Kayser étaient «surprise», «générosité», «intuition», «inspiration» et «imagination».
Le projet bleu est dans cette «joie» de jouer - le mot a été prononcé - et traverse les générations. Mieux, il les relie depuis plus d'un demi-siècle. Il est faux de croire que les Tricolores actuels n'ont pas de passion pour le rugby dès lors qu'il est leur métier. Gaël Fickou, héros élancé de 2014 (c'était hier mais ça pourrait être aujourd'hui compte tenu de la composition de cette équipe-là) nous met sur la piste quand il avoue que tout devient plus facile «quand chacun gagne ses duels»...
De la musique avant tout chose, le reste n'est que littérature. Que vibre un hymne à la joie après toutes ces saisons molles, et qu'importe le résultat pourvu qu'on sorte ivre de ce bateau qu'est le Stade de France. Formidable avant coureur, Baruch Spinoza nous assure que, davantage que le bien ou le mal, le bon ou le mauvais, tendre vers la joie ou rechercher la tristesse différencient les êtres. J'attends, impatient, la séparation.