dimanche 17 novembre 2024

Sacrée défense

Heureux élus, vous pourrez dire avec un plaisir non dissimulé : "J'y étais". C'est donc bien au Stade de France qu'il fallait être pour jouir du plus lumineux spectacle jamais offert sous la pleine lune ovale. Car j'ai beau chercher, je ne trouve pas plus bel écrin d'avant-match que ce samedi 16 novembre 2025 au Stade de France dans l'enchaînement d'une Marseillaise a capella et d'un haka immaculé durant lequel le respect réciproque, l'émotion transmise par un public conquis et une enveloppe pyrotechnique de toute beauté hissèrent sur un sommet cet affrontement toujours aussi attendu. 

Avoir vécu 1986 à Nantes où pour la première fois, le XV de France décida de relever le défi de façon frontale dans le sillage de son corsaire le plus endiablé, à savoir Eric Champ; pour avoir vibré à Cardiff en 2007 quand la ligne bleu-blanc-rouge tracée par Serge Betsen enfla dans les yeux néo-zélandais ; et pour avoir compris en 2011 que le réponse française en forme de pointe acérée perturbait jusqu'aux tréfonds de leur psyché le mental des All Blacks, tout cela est peu en comparaison de ce que ce nocturne a projeté.

Comparaison n'est pas raison, écrivait Gustave Flaubert, et il n'est pas besoin d'avoir le cœur compliqué  au point d'opposer en miroir à ce France - Nouvelle-Zélande l'immonde France-Israël de football de l'avant-veille au même endroit. Ces deux sports, lointains cousins, évoluent depuis longtemps maintenant dans des mondes différents, c'est entendu, et seul le hasard d'un calendrier porte la responsabilité d'offrir ce contraste saisissant qui raconte néanmoins à quel point le sport est le plus grand vecteur de sentiments, qu'ils soient nourris de joie ou pétris de haine.

Il faut remonter à 1954 pour trouver trace de la première victoire française sur les All Blacks. Déjà là, elle fut le fruit d'une défense acharnée face à des Néo-Zélandais particulièrement offensifs mais maladroits au moment de conclure balle en mains leur domination territoriale. 3-0, tel est le score de ce premier exploit. On ne fait pas plus maigre. Soixante-dix ans plus tard, le 30-29 démontre une nouvelle fois qu'un succès de prestige ne tient qu'à un fil, celui que les coéquipiers d'Antoine Dupont tissèrent et qui ne craqua pas, même lors que les All Blacks de blanc vêtus tirèrent fort dessus en première période puis dans les derniers instants.

Lucien Mias aurait sans aucun doute apprécié la performance tricolore, lui qui considérait que la force d'une équipe se mesure à l'intensité de la contagion qui la traverse. L'équipe est tout ou n'est rien, disait-il. Et son ciment n'est rien d'autre que la défense, tous les entraîneurs et les joueurs qui terrassèrent un jour les All Blacks vous le diront et n'ont cessé de le répéter. La défense, c'est à la fois la première idée qui s'impose, la plus facile à mettre en place, certes, mais la plus difficile à maintenir sur la durée quand tout, dans le rugby français, incite au panache de l'attaque pour décrocher la Lune.

De ce côté-là, aucun doute : le French Flair n'est pas mort car il brille encore. Il suffit pour s'en convaincre d'admirer les inspirations du jeune Louis Bielle-Biarrey, vingt-et-un ans, neuf essais en treize sélections, meilleur ratio tricolore de tous les temps. Ses courses supersoniques réduiraient n'importe quel adversaire au rang de piéton. Et que dire de l'étonnant Peato Mauvaka, joueur protée s'il en est, capable dans le même mouvement d'évoluer talonneur, demi de mêlée, troisième-ligne aile et trois-quarts centre, de plaquer et de franchir pour finir par sauter tel un zébulon sur la tête d'un All Black qui dépasse de l'ultime maul et provoquer le coup de sifflet final de ce match de légende.

Vous trouvez que j'en fais un peu trop ? Que j'ai la dithyrambe facile ? Que ce succès mérite moins d'éloges ? Mais à ne voir le futur que par la lorgnette des Coupes du monde qui se succèdent tous les quatre ans, à ne mesurer la valeur d'une équipe qu'à l'aune du trophée Webb Ellis, on finit par ne plus avoir goût à rien. D'accord, les belles victoires face aux All Blacks empochées par le XV de France n'ont jamais débouché sur le grand sacre, ce titre mondial qui lui échappe. Et alors ? Faut-il pour autant bouder notre plaisir ? Comme disait Lucien Mias, toujours lui, quand on lui reprochait de verrouiller le jeu de Mazamet, son club : "Si vous voulez voir du spectacle, allez à Lourdes !" Pour ma part, en regardant l'inéluctable machine sud-africaine éteindre l'Ecosse, l'Angleterre et sûrement demain le pays de Galles, je me dis qu'il y a encore, effectivement, un peu de chemin à parcourir pour aller de la Terre à la Lune.

samedi 9 novembre 2024

Agape the blues

 

Personne n'a jamais osé affirmer que pratiquer le rugby proposait le plus court chemin vers la béatitude ou la canonisation. Il aura donc fallu attendre une tournée bidon en Argentine avec un contingent de Marie-Louise encadré par un quarteron de fêtards en guise de staff technique pour que trente ans après l'avènement du professionnalisme le rugby d'élite s'inquiète du rugby des litres au point d'interdire la troisième mi-temps pour ce qu'elle a de fatalement dionysiaque. 
Il aura donc fallu qu'en tournée trois ou quatre représentants post-pubères de la bite-génération, le nez gonflé aux lignes de coke et la gosier étanché au gin-tonic, tombent dans l'excès, fassent les gros titres et animent l'été de faits divers pour que, soudain, s'impose à tous la diète d'après-match. In Vino Veritas. Il faut quand même méconnaitre ce jeu pour ne pas savoir que les boissons partagées jusqu'au bout de la nuit n'ont pas d'équivalent pour forger un groupe.
Depuis l'Antiquité, les agapes n'ont pas d'autres vertus que de resserrer les liens. A partir de l'ère victorienne, elles ont permis aux joueurs d'une même formation de devenir des coéquipiers. Si depuis la création de ce jeu, le terrain permet de lier les partenaires, en mêlée, en touche, dans les regroupements et les ballons portés, il ne suffit pas à les fusionner. "Sans la troisième mi-temps, je ne vois pas beaucoup d'intérêt à disputer les deux premières", m'avait un jour assuré Jean-Pierre Rives, l'incomparable blond. Ironie, ce dompteur de caractères n'a jamais bu une goutte d'alcool.
De la même façon que des journalistes tempérants évitaient de remettre leur tournée au bar de l'hôtel où ils logeaient la veille de test-match afin, disaient-ils, de sauvegarder l'énergie utile le lendemain après-midi pour rédiger du mieux possible leur compte-rendu, la prétention des plumitifs de concours a fait davantage de dégâts au sein de la profession que n'en a causée la consommation d'alcool. Au coup d'envoi de ce France-Japon, j'ai levé ainsi mon verre de Zagat - un excellent whisky d'Auvergne artisanal - avec une pensée pour les ébranleurs de zincs qui, s'ils étaient encore avec nous, regretteraient le puritanisme hypocrite dans lequel vient de se fourvoyer le XV de France.    
Après une Coupe du monde 2023 foirée dans les grandes largeurs, un Tournoi 2024 mal embouché et cette tournée dans la pampa qui n'a apporté que des tracas, je n'attendais pas grand chose des Tricolores nouvelle cuvée de Fabien Galthié, et je n'ai donc pas été déçu : ils n'ont apporté ni grâce ni liant face à une médiocre sélection japonaise qui méritait d'encaisser soixante points hors taxes. Je préférerais vraiment évoquer les Australiens, magnifiques de culot, d'ivresse offensive et de talent face à l'Angleterre quelques heures plus tôt, tandis que s'avancent les All Blacks, victorieux de l'Irlande à Dublin, samedi prochain.
En guise de post-scriptum, sachez qu'il vous reste un peu moins de trois semaines pour découvrir les sept ouvrages choisis pour concourir au prix La Biblioteca du meilleur livre de l'année 2024, à savoir Jour de match (roman de Sophie Frajaville), Antoine Dupont hors-norme (album de Grégory Letort), Légende bretonne (saga vannetaise de Laurent Frétigné), Conquérantes (roman de Serge Collinet), L'essai d'un autre monde (récit de Pierre Michel Bonnot), Les vents Ovales (BD du trio Horne-Mermilliod-Tripp) et l'Histoire illustrée du XV de France (album de Ludovic Ninet).

jeudi 17 octobre 2024

V.

Ainsi donc, V est une piste à suivre jusqu'à Stockholm ? Un dédale de suppositions décalées transportant le real deal madrilène dans les froidures suédoises et les dorures d'un poulailler de luxe ? Le séducteur a plaidé la défense de ses adducteurs et profité d'un répit accordé pour jet setter dans le froid gras tandis que ses copains les coqs poussaient péniblement le rond de cuir sans lui... Trouvera-t-on plus pathétique que cette escapade en bonnet enfoncé jusqu'au nez, volée à l'âge adulte par un millionnaire du short, enfant prodige sans but aux lacets lassés ?

J'aime V., son univers déjanté, foisonnant, extravagant, tribulant, déconcertant, pétaradant, débordant, ambitieux, intriguant ; cette quête aux confins de la folie épistolaire, quand l'imagination copule avec l'énigme. Mais qui est V ? Un pays, un femme ? Un homme ? Un secret, à coup sûr. Une interrogation qui grossit à mesure qu'elle défile. Une parodie, plus certainement, comme si Louis-Ferdinand Céline, James Joyce et John Kennedy Toole avaient décidé de s'en jeter un derrière la cravate chaque fois qu'ils accostaient dans un port ou croisaient un alligator dans les égouts.

Allez, jetez-vous sur vos étagères. Qui connait V. ? Ce roman de Thomas Pynchon large comme un fleuve, furieux comme un dégel, bardé de mille écueils, riche de références, rédigé à la dynamite quand elle pulvérise les cloisons. Ceci n'est pas une discothèque. Et personne n'a tracé de trait d'union entre une incartade pour réseaux sociaux et cet authentique chef d'œuvre. Triste époque. Franchement, qu'avons-nous à faire d'un capitaine dégradé quand la littérature nous offre en miroir l'un des romans les plus kaléidoscopiques du genre, qui ne manque pourtant pas d'étrangetés dans le genre ?

Pas un jour sans une ligne, scandait le peintre. Puis l'écrivain. Chaque phrase est un dessein. Ou une ligne mélodique selon qui trace le chemin. Allons-nous évoquer l'urne ou la rune, le vote ou la magie, l'élection ou l'incantation ? Jamais campagne ne fut si tourmentée, comme si un mauvais génie avait tordu la lande sur laquelle nous jouons, ce terreau naguère propice aux bonnes graines sur lequel ne poussent désormais que fiel, amertume et ressentiment, crainte et rejet. 

Samedi à midi et demi, la FFR se sera dotée au forceps d'un président, ancien ou nouveau, sortant ou débutant. Il en sera de quelques voix, d'une poignée de clubs passés de l'un à l'autre au moment de choisir, ou d'éviter de le faire. Qui saura ? Le rugby amateur se meurt. Il crève de primes et de transports, de règlements et d'assurances. Dans dix ans, si n'est pas rendu au rugby des villages ce qu'il a offert au XV de France, ne survivront que les grandes usines ovales conçues pour préparer de la chair à rucks.

Ils iront vomir dans les couloirs, uriner dans leurs lits, croupir dans des geôles ; ils dépasseront la ligne, hurleront grossiers quand la nuit tombe, s'imagineront arrivés alors qu'ils ne sont pas encore partis; ils confondront s'enflammer et se consumer, la gloire et l'éclat, la transformation et l'essai. Ils entreront dans une discothèque sans savoir que ce qui scintille aux néons à l'entrée d'un bouge kitsch porte le nom d'une œuvre écrite au noir de l'encre mythique.

Il y a un an et quelques jours - je ne suis pas amateur d'anniversaires - le XV de France s'inclinait en quart de finale face aux Springboks, plus rusés. Quatre ans plus tôt, les Gallois nous avaient ramassés. Et avant eux les Néo-Zélandais nous avaient humiliés. Le Quart ! Ah, Nikos Kavvadias... Voilà trois fois consécutivement que nous passons à la trappe et, visiblement, personne ne s'en inquiète. Ce Top 14 cache la forêt et quand La Rochelle reçoit l'UBB, Marcel-Deflandre affiche complet pour la quatre-vingt-seizième fois d'affilée. Ainsi va notre rugby.

Nous disposons du meilleur joueur du monde, auréolé de sa médaille d'or. Du championnat le plus lucratif et aussi le plus indécis. Le plus chronophage. Exigeant. C'est notre force et, il faut le croire, notre limite. Avant de partir vers le Bharat la semaine prochaine, je vous livrerai les noms des sept nominés pour le prix La Bibliotèca du meilleur ouvrage de rugby pour l'année 2024. Qui succèdera à Didier Cavarot et à Benoit Jeantet ? Sans doute aurez-vous quelque idée. En attendant qu'elle jaillisse,  sachez que "la littérature, écrivait Alfred Capus, n'a pas été créée pour servir la vie, ni même la traduire, mais pour lui échapper." Courage, fuyons !

lundi 23 septembre 2024

Spectacle sportif

 

Les actes du colloque organisé en mai 1980 à Limoges et intitulé Le spectacle sportif ont, certes, pris quelques rides mais leur introduction, signée par Antoine Blondin, reste toujours d'actualité. En voici quelques extraits choisis, avant Stade Toulousain - Union Bordeaux-Bègles, dimanche soir, qui promet d'être très show.
"J'avance tout de suite que ce titre - spectacle sportif - ne me satisfait pas pleinement, dans la mesure où lorsqu'on dit que des athlètes commencent à faire du spectacle, c'est bien souvent qu'ils cessent de faire du sport (...) 
En même temps qu'il est fugitif, le spectacle sportif est un conservatoire du genre, des gestes, qui avait aux origines une vocation utilitaire. Il implique donc que le spectateur soit capable de souscrire à un système de références. En d'autres termes, le spectacle sportif, à côté de la culture physique, est créateur d'une culture sportive qui pourrait bien constituer un département important de la culture générale. L'homme est une partie du monde par son corps mais il peut faire tenir le monde entier dans son esprit et c'est cette double relation entre ce corps contenu dans le monde et cet esprit dans lequel le monde entier est contenu qu'il tire sa dimension de grandeur.
Maintenant se pose la question amusante, objet de sarcasmes et de quolibets, la question de savoir si le sportif assis doit finalement être ou avoir été un pratiquant. Nous répondrons que s'il fallait avoir poussé le contre-ut pour apprécier l'opéra ou si l'accès des Folies-Bergères n'était ouvert qu'à ceux qui se sont mis une plume au derrière, ces nobles institutions se produiraient devant des banquettes vides. Ou mieux encore, comme le disait notre confrère Jean Eskenazi : "Je n'ai pas besoin d'avoir pondu l'œuf pour pouvoir juger s'il est frais ou non." 
Le baron de Coubertin nous donne un bon coup de main lorsqu'il dit : "Pour que cent se livrent à la culture physique, il faut que cinquante fassent du sport. Pour que cinquante fassent du sport, il faut que vingt se spécialisent. Pour que vingt se spécialisent, il faut que cinq soient capables de prouesses étonnantes." Cette phrase souligne que si l'immense vertu de la haute-compétition est d'offrir à ces cinq-là les circonstances de contact et de ferveur nécessaires à l'accomplissement de fabuleux exploits, elle remplit également une fin capitale : celle qui consiste à faire entrer l'homme du sport dans la cité.
A cette époque, la recette du succès l'emportait sur le succès de la recette, qui était inexistante. (...) Au sport de l'aristocratie, l'ère contemporaine a substitué une aristocratie du sport, issue d'un formidable écrémage en forme de sélection naturelle, voire artificielle, à travers toutes les couches sociales et les cinq continents. Se présente alors l'écueil du professionnalisme qui ferait se retourner dans leur vestiaire du Père Lachaise les barons de la Belle Epoque et, pire encore, celui d'un amateurisme rétribué. 
L'ampleur mondiale de la besogne sportive, les responsabilités et les prestiges attachés au champion, les terribles astreintes quotidiennes qu'implique l'accomplissement de sa vocation, font qu'il ne peut en aller autrement : le professionnel est un homme qui fait du sport pour gagner de l'argent ; l'amateur est un homme à qui l'on donne de l'argent pour qu'il fasse du sport.
Au regard des grandes enchères techniques qui poussent le monde et d'un train de vie infléchi dans le sens de la conjuration mécanique, l'objet de l'athlète n'apparait pas d'emblée avec clarté mais s'inscrit avec l'éclat de la contradiction. Ses gestes, qui ont répondu si longtemps à une ancestrale nécessité vitale, perdent chaque jour de l'actualité dans une civilisation qui s'applique à lui épargner de courir, de s'élever, de porter, de lancer : son propos apparait d'abord comme celui d'un facteur rural égaré dans un central électronique, son éminente dignité est celle du superflu.
Toutefois, aux progrès vertigineux de la civilisation du moindre effort, le sport, civilisation du plus grand effort, oppose ses propres progrès, non moins grandioses. Les sentiments diffus que l'espèce s'améliore affleure à travers la trajectoire humaine du champion et déjoue les pessimismes : on disparaîtra en beauté parce que des êtres consacrent chaque jour, quatre à cinq heures à la plus grande gloire de la volonté et du corps.
Le sport redevient alors, selon la belle définition de Jean Giraudoux, "une épidémie de santé". 

samedi 7 septembre 2024

Eclats et lumière

J'ai les doigts gourds et l'azerty bancal, l'esprit tourné ailleurs et l'humeur sans rebond. Pas sûr que le Top 14, qui débute ce jour, soit l'oasis idéale - même en situation de reformation - pour que je me reconstitue. Entre Buenos Aires et Le Cap, cet été alourdit nos pensées. Il nous faut panser et les mots sur les maux ne sont pas suffisants. Si la récupération est une des constituantes essentielles du haut niveau, elle peut aussi s'avérer toxique quand elle sert de bouclier à ceux qui feignent de maîtriser les événements alors qu'ils nous dépassent. 

Nous reste, fort heureusement, le gout des livres. En 2002, pour conclure la préface de l'ouvrage de Jacky Adole intitulé "Mon sac de rugby" dont je vous conseille de nouveau la lecture, si ce n'est déjà fait, l'immense Pierre Albaladejo, véritable sage d'Ovalie aujourd'hui retiré des tribunes, écrivait cette phrase qui ne cesse de résonner en moi depuis deux mois au fil d'une actualité qui a fini par nous déciller : "Et si le rugby a emboité le pas de la vie, qu'il nous soit permis de regretter que ce ne fût point le contraire."

Discipline éducative développée au début du XIXe siècle dans l'Angleterre victorienne soucieuse de former au mieux ses futurs cadres dirigeants en leur inculquant les principes de l'engagement physique, de l'effort collectif et de l'obéissance au règlement - y compris en le transgressant intelligemment comme le fit en 1823 William Webb Ellis pour la postérité avant de s'éteindre à Menton -, la balle ovale telle que pratiquée dans l'établissement scolaire de la ville de Rugby n'était qu'un jeu qui, devenu sport, gagna en épopées épiques.
Nous étions quelques uns à croire que l'avènement du professionnalisme, en 1995 - qui mettait surtout fin à soixante ans d'amateurisme marron en France puis chez les Britanniques et leurs dominions - allait faire ruisseler quelques unes de ses vertus, à savoir l'exigence et la précision. Au lieu de cela, il apparait brutalement que la coupe des vices, pleine à ras bord, s'est répandue sur le monde amateur. Lequel va devoir dans cinq semaines se choisir un président. Gardera-t-il Florian Grill ? Lui préférera-t-il Didier Codorniou ? 
Le constat est douloureux à l'heure où le calendrier politique heurte celui des compétitions : le rugby, qu'on pensait inaltérable, n'a malheureusement pas su endiguer les maux de la société, à savoir l'individualisme, la primauté du loisir, la désertification, le communautarisme, le choix de la violence comme réponse, le rejet de l'autre, le gaspillage des ressources et, nouvelle ligne blanche franchie en beaucoup d'endroits, l'immersion dans l'addiction. Impossible de faire comme si rien de tout cela n'était vrai. Impossible de ne pas voir l'éléphant dans le vestiaire.
L'aura olympique dont est désormais nimbé Antoine Dupont, joueur protée dont sait remarquablement bien profiter le Stade Toulousain au cœur de son jeu de mains et de polyvalence des rôles, n'apportera pas assez de baume sur les plaies dont souffre actuellement le rugby. Et la pluie d'étoiles montantes qui illumine cette nouvelle édition du Top 14 peut éblouir, certes, mais c'est plutôt de lumière dont nous avons besoin en ces temps assombris par les "affaires" Jaminet, Jégou et Auradou - même si elles semblent en passe d'être résolues - et surtout le drame de la famille Narjissi, deuil auquel tous nous nous associons.
Un ressort s'est rompu, et pas seulement en rugby. Pas besoin d'éclats, de déclarations, d'opinions. Pour sortir de ce maelstrom, pour retrouver le goût des choses simples, se compter quinze à quinze heures et continuer à faire de ce ballon oblong le lien qui nous a permis de mieux vivre ensemble, nous pour découvrir autant que nous sommes, de tracer un but commun sur le terrain et de nous reconnaître en dehors, de quoi avons-nous besoin ? 
La solution ne vient pas d'en haut, sur ce plateau d'argent où évoluent des demi-dieux en lycra moulant qu'on nous présente comme des modèles à suivre à longueur de publicités, mais plutôt à hauteur d'hommes et de femmes, bénévoles anonymes dont le XV de France souvent trop suffisant et isolé dans sa conduite de jeu et de vie a oublié qu'il n'était que l'émanation, pour retrouver les raisons pour lesquelles nous avons joué à la balle ovale, activité aussi compliquée dans ses règles qu'elle est simple dans son application, pour comprendre sa puissance et son charme. Stocker dans les maillots et le ballon des puces électroniques n'a jamais aidé à enrichir notre mémoire.

vendredi 23 août 2024

A l'un, de loin

 


Bien sûr, Le Samouraï, ne serait-ce que pour la séquence animalière. En présence du canari, le silence, comme avec Mozart, est d'abord celui de Delon, sa marque de fabrique. Chez lui, pas besoin de dialogues pour nourrir l'intrigue : elle avance de son pas faussement nerveux. Mais surtout, pour les cinéphiles, il y a Le Guépard, inoubliable monument du septième art dans lequel l'apprenti-charcutier de Bourg-la-Reine interprète le magnétique Tancrède. Quant à ses sentiments personnels, l'acteur plaçait Rocco et ses frères sur la première marche de son podium. 
Quatre-vingt onze films tournés, dont trois derrière la caméra et trente-cinq produits, neuf pièces de théâtre jouées, sept disques enregistrés (Dalida, Shirley Bassey, Françoise Hardy ), une épouse et neuf compagnes, une collection d'art (de Géricault à Soulages en passant par Zao Wo-Ki, Millet, Delacroix, Hartung, Dubuffet) digne d'un musée, une écurie de trotteurs avec lesquels il obtiendra un titre de champion du monde, et l'organisation de trois combats de boxe (Bouttier-Monzon deux fois, puis Monzon-Napolès), titre mondial en jeu : on fera difficilement plus éclectique.
Inspiré du roman de Giuseppe Tomasi di Lampedusa publié en 1958, Le Guépard, sur les écrans quatre ans plus tard, met Alain Delon en majesté, gentilhomme garibaldien parfaitement capable de profiter des événements politiques pour mieux assoir sa position sociale, opportunisme magnifié par la fameuse tirade cynique et lucide du roman qui prend, dans le film, la forme suivante : "Si nous ne nous mêlons de cette affaire, ils vont nous fabriquer une république. Si nous voulons que tout reste pareil, il faut que nous changions tout." Une France laissée à l'abandon par un gouvernement démissionnaire depuis plus d'un mois n'illustrerait pas mieux cette tirade.
Depuis plus de quarante ans que le rugby est mon principal pole d'intérêt professionnel, là aussi tout a changé mais beaucoup de choses sont restées les mêmes : les discussions sans fin au sujet du calendrier, les débordements de troisième mi-temps, l'apathie de certains élus fédéraux, les alliances d'avant-élections, les remous au sein du XV de France, l'indécision concernant son jeu et son incapacité à décrocher la timbale Webb Ellis, l'ambition manœuvrière des médiocres techniciens, le manque de reconnaissance à l'égard des anciens internationaux hommes et femmes, liste non-exhaustive...
La motion de défiance à l'égard du président Grill le jour d'une réunion de Comité directeur, réponse à la mise en place dans l'urgence d'une "réunion de travail" qui mêlera le 29 août rugby professionnel, équipes de France et monde amateur, donnent à l'évidence le coup d'envoi de la campagne électorale à venir. Dans une ambiance plus tendue qu'espéré, le duel annoncé depuis le mois de mai entre Florian Grill et Didier Codorniou trouvera sa conclusion le 19 octobre prochain. 
A l'issue du scrutin, le rugby amateur n'aura pas changé de physionomie. Il sera toujours aussi difficile de compter sur des bénévoles dévoués et de les former, de récolter des fonds pour faire vivre les clubs, de conserver un effectif conséquent au sein des cadets et des juniors, d'organiser les déplacements sans trop greffer le budget, de créer du lien social, d'animer des activités ovales en milieu scolaire. Le XV de France, lui, restera dans le flou le plus total après le pensum d'une tournée argentine mal embouchée et terminée en fait divers.
Tout change - du ballon en cuir à l'ogive plastifiée, de l'amateurisme au professionnalisme, du doigt mouillé aux datas, du maul au ruck, du dimanche quinze heures au week-end télévisé non-stop, du coton au lycra, de l'anis à la cocaïne, des mutations aux transferts, d'Amédée Domenech à Mohamed Haouas, de Jean Prat à Oscar Jegou -, et à défaut de constater une véritable évolution dans le temps au sens bénéfique du terme, se dire qu'un jour peut-être quelque chose bougera. Et pas seulement entre les lignes. 

lundi 12 août 2024

Jeux est un autre

Par où commencer ? Peut-être par la fin. Boris Vian chantait les bienfaits de la télévision, quand elle est retournée. Quitte a être décalé, j'avoue : j'ai snobé la cérémonie de clôture. Le nom, déjà : clôture. C'est laid. Comment enfermer ces Jeux Olympiques quand on voudrait qu'ils restent ouverts à jamais. Pour les habitués que nous sommes des Coupes du monde de rugby qui s'étirent sur plus de sept semaines, ce concentré de sports et d'athlètes, de disciplines et d'émotions, de victoires inattendues et de défaites prévisibles sur dix-sept jours était devenu notre rendez-vous estival quotidien. Nos désirs échappent - et c'est heureux, écrivait Rimbaud - au contrôle de la raison.
C'était le moment de se faire de nouveaux amis, Léon, Pauline, Boladé, Auriane, Désiré, Jefferson-Lee, Félix, Siréna, Guerschon, de s'ouvrir - ou pas - à de nouvelles activités mais s'interroger sur la présence du breakdance et l'absence du karaté, remarquer aussi les six médailles - un record - de la Chinoise Zhang Yufei, restée de bronze. Espérer que la médaille d'or des septistes tricolores - que nous n'attendions pas, il faut l'avouer - brille longtemps encore car le rugby français d'élite, plongé dans la tourmente entre Le Cap et Mendoza, en a vraiment bien besoin.
Depuis 1987 et le premier Mondial, le XV de France, on ne le sait ici que trop bien, n'a pas été capable de soulever le trophée Webb-Ellis tant convoité. A chaque édition s'égrènent comme une litanie les raisons de l'échec. Mais ces Jeux Olympiques nous rappellent que la quête de l'or est un long chemin au bout duquel la force mentale, la précision technique, l'esprit d'équipe - même en sport individuel - et la capacité à se sublimer sous la pression, sont autant de piliers indiscutables et de pistes à creuser.  
A quoi tient le métal d'une médaille ? A presque rien, quand l'épaisseur d'un front, soit un centième de seconde, sépare l'or de l'argent sur le fil du 110 mètres haies féminin. A la hargne du tenace Joan-Benjamin Gaba accroché cinq minutes durant au kimono de son adversaire japonais pour relancer son équipe avant qu'elle ne truste le plus haut du podium. Si la France, avec 64 médailles, se hisse à la quatrième place - un cran en dessous si l'on considère les critères olympiques privilégiant l'or - est-elle pour autant devenue une nation sportive ? Attendons la rentrée scolaire : la maigre place occupée par le sport à l'école témoignerait plutôt du contraire.
Les meilleurs Jeux Olympiques de l'histoire, cérémonie d'ouverture comprise ? Peut-être. Sûrement, diront certains. Pourquoi pas. En tout cas, ils ont bien occupé l'esprit des citoyens que nous sommes au point d'en oublier que nous n'avions toujours pas de gouvernement, si ce n'est démissionnaire. Aucune trêve - comme c'était pourtant la coutume et le sens premier donné à cette compétition - sur le front des guerres, des combats et des embrasements. A ce titre, je ne vous conseillerai jamais assez de relire le court pamphlet du jeune Etienne de la Boétie, piochant dans le terreau lydien pour remonter à la racine des jeux.
Dans deux semaines, les Jeux Paralympiques seront lancés. D'ici là, peut-être aurais-je oublié Dionysos en bleu Klein, Aya Nakamura trémoussante au rythme de la Garde Républicaine et Antoine Dupont porte-drapeau - mon pronostic n'était pas si mauvais. Entre éloge de la diversité et culte de la tradition, sera-t-il encore question de syncrétisme et de roman national, de céphalophores et d'iconoclastes, de chromosome X et de piano debout sur lequel jouer la mélodie du bonheur ? 
Avant de refermer cette chronique, que nos pensées enveloppent la famille de Mehdi Narjissi, ses parents et sa soeur. Notre peine n'est rien face à leur douleur et leur colère. Au-delà des circonstances, qui nous échappent, et des responsabilités que la justice se chargera d'établir, aucune fatalité n'explique la disparition d'un enfant. Puisque nous sommes impuissants devant ce drame, cette plaie béante qui jamais ne se refermera, que nos cœurs se rapprochent.

dimanche 28 juillet 2024

Un zébre en or

"Ce terrain tranquille, où percent des coqs gracieux entre les poteaux, palpite. Entre les lignes Saint-Denis, le héros, y compose de feux l'attaque, l'attaque toujours recommencée ! Ô récompense après une pensée qu’un long regard sur le calme des dieux ! Quel pur travail de fins éclairs libère maint diamant d’imperceptibles choses, et quel triomphe semble se concevoir ! Quand sur la pelouse sept soleils se lient, ouvrages purs d’une éternelle cause, le jeu scintille et le songe est savoir. Stable trésor, temple simple au rugby, masse d'élan et visible soutien, style aérien, œil ovale qui garde en toi tant de finesse sous un voile de flamme olympique, Ô ma victoire !… Édifice dans l’âme mais comble d’or aux mille passes, toi ! Temple du Sept qu’un seul désir résume, à ce point pur je monte et m’accoutume, tout entouré de mon regard comblé, et comme aux dieux mon offrande suprême, la scintillation sereine sème sur le podium un plaisir souverain. 
Oui ! Grand succès de délires doué, seconde peau de maillot et clameur enchantée de mille et mille idoles de ce rugby particulier, forme d'absolu, ivre de ta chair bleue qui te pare d'une étincelante soirée dans un tumulte au firmament pareil. Se lève le public !… Il faut savourer ce qui nous fait vibrer ! L’air immense ouvre et referme cette chronique, la vague en étincelles ose jaillir des rucks en forme de rocs ! Envolez-vous, pages tout éblouies ! Rompez, attaques ! Embellissez d’applaudissements réjouis ce stade d'été où l'emportèrent des coqs !"
Ecrivain de l'après et philosophe de l'invisibilité de la vraie pensée, Paul Valéry - qui prend ci-dessus son air marin - aurait sans aucun doute aimé le rugby à Sète, celui du tournoi du PUC dans les années 70, puis celui des premiers Frenchies du capitaine Jean-Pierre Elissalde victorieux à Melrose en 1983 pour le centenaire de cette compétition, et enfin celui des Tricolores de Paulin Riva enterrant ce samedi 27 juillet les espoirs fidjiens au terme d'un très long chemin qui fut surtout une pente abrupte à gravir pour qui n'avait pas l'engagement désintéressé chevillé au corps et au cœur. Car si cette médaille d'or décroché durant les trente-troisièmes Jeux Olympiques récompense d'abord et surtout une équipe, un esprit et un staff, c'est bien parce que le 7 a été, de longues années durant, le parent très pauvre du rugby français. Avant le succès tricolore à Los Angeles, il faut remonter à 2005 au stade Jean-Bouin pour trouver trace d'une victoire de France 7 sur le circuit international. Le capitaine se nommait Patrick Bosque. Qui s'en souvient ?
Cette année-là, Thierry Janeczek était parvenu in extremis à composer une sélection tricolore en agrégeant des joueurs non-professionnels laissés à sa disposition par des clubs qui n'en avaient pas grand chose à faire. Nommé officiellement entraîneur national en 1999 à la suite de Jean-Michel Aguirre par Bernard Lapasset, alors président de la FFR qu'il sut convertir au sept, l'ancien troisième-ligne aile international tarbais a donc tenu à bout de bras cette discipline que tout le monde, en France, décriait.
"Le Zébre" - son surnom, relatif à ses courses nerveuses et au maillot blanc rayé de noir qu'il portait le jour de son premier entraînement à Jules-Soulé - avait découvert ce drôle de jeu en 1986, invité à Hong Kong au sein des Barbarians français qui faisaient office d'équipe nationale, en alternance avec Les Froggies. C'est dire le peu d'intérêt que portait alors sous Ferrasse la FFR à ce demi-rugby. Professeur d'éducation physique et athlète complet, Thierry Janeczek ne mit pas longtemps à comprendre ce que la pratique du 7 pouvait apporter aux quinzistes, au moment où les Australiens lançaient via ce sport à part entière David Campese, puis les Néo-Zélandais Jonah Lomu, 
Après une fidèle carrière de joueur au Stadoceste Tarbais entre 1980 et 1993, Thierry Janeczek prêcha longtemps dans le désert fédéral et ne parvint pas à associer à sa cause les clubs français, devenus professionnels, peu enclins à laisser partir leurs meilleurs joueurs pour deux jours de voyage, deux jours d'entraînement et trois jours de compétition à l'autre bout du monde. S'il tenta de mettre en place un Championnat spécifique à 7, ce joyeux coach jamais avare d'un trait d'humour ne parvint pas à convaincre le rugby français du bien-fondé de cette pratique tandis que toutes les nations anglo-saxonnes prenaient une avance considérable, sans parvenir toutefois à surclasser les Fidji.
Il y a quatorze ans, maintenant, que Thierry Janeczek a fait un pas de côté, sans toutefois s'éloigner vraiment du monde septiste. Quand les joueurs de l'équipe de France ont mis autour de leur cou la médaille d'or tant espérée, tant rêvée, tant fantasmée, j'ai pensé à ce pionnier, ce prêcheur d'ovale. C'est lui, d'ailleurs, qui sélectionna Jérôme Daret pour la première fois à 7, avant que le Dacquois ne devienne en 2017 à son tour, nommé par Florian Grill et Jean-Marc Lhermet, entraîneur tricolore. Et que la LNR décide de bâtir un tournoi pro en 2020.
Thierry Janeczek a tout connu du 7 français ostracisé, décrié, rejeté. Membre de la première équipe de France du genre en 1992, il disputa la première Coupe du monde un an plus tard, en Ecosse, remportée par l'Angleterre. Il n'était plus entraîneur national lorsqu'il vit, en 2016, la première équipe de France à 7 devenir entièrement professionnelle. A Auch, il a porté la flamme olympique. Personne d'autre que lui, pas même une superstar gersoise, ne pouvait mieux personnifier ce rugby spécifique. 
A l'heure du sacre olympique, nul doute que de très nombreux septistes tricolores ont eu une pensée pour ce drôle de zèbre qui fut leur frère de jeu et leur mentor, et leur apporta dans l'ombre où ils se trouvaient un peu de cette flamme, de cette lumière, de cet or, qui aujourd'hui éclaire Andy Timo, Rayan Rebbadj, Stephen Parez Edo Martin, Jefferson-Lee Joseph, Antoine Zeghdar, Aaron Grandidier Nkanag, Varian Pasquet, Jordan Sepho, Paulin Riva, Théo Forner, Nelson Epée, Jean-Pascal Barraque et, bien entendu, Antoine Dupont.

vendredi 19 juillet 2024

Les ténébreux en pleine lumière

Alors que le Tour de France monte en gamme et dans les cols de l'arrière-pays niçois, Côté Ouvert donne - c'est une coutume - carte blanche à Fabien Bordelès, historien du sport et archiviste à Aix-en-Provence, dont un récent travail consistait à analyser des plaques de verre (ci-dessus référence FR ANOM 139 Fi 1645), photographies prises par Emile Pierre, ingénieur à Madagascar de 1903 à 1927, sa famille ayant fait don de 2 000 tirages et plaques aux archives nationales d'outre-mer.
"Nous sommes à Vannes, préfecture du Morbihan, rue du Méné (actuellement rue Joseph le Brix). Grâce aux indications fournies par les banderoles, cette course cycliste est bien le Tour de France et il s'agit d'un lieu de ravitaillement, non pas d'une ville étape. Dans les mains du public, un exemplaire gratuit du supplément publié par le journal L'Auto et daté du 22 juin 1924. Ce Tour de France se dispute du 22 juin au 20 juillet, soit 29 jours, dont 14 de repos, avec 15 étapes pour un parcours total de 5 425 kilomètres. C'est la 18e édition d'un compétition organisée depuis 1903 par le quotidien sportif L'Auto et son rédacteur en chef Henri Desgranges. En comparaison, cent ans après, le Tour se déroule sur 23 jours (dont 2 de repos) en 21 étapes pour un total de 3 492 km.
Ce cliché date du 28 juin 1924, lors de la 4e étape entre Brest et Les Sables d'Olonne, à 10h51, précisément l'heure de départ après les trois minutes réglementaires de ravitaillement. Les coureurs sont répartis en trois catégories : les professionnels, qui courent dans une équipe, les semi-professionnels et les touristes, routiers ou isolés, surnommés "les ténébreux". Ils sont partis de Brest et de nuit, à 2 h du matin ! Cette étape de 412 km sera remportée par le Calaisien Félix Goethals sur une bicyclette Thomann et pneus Dunlop. Il arrivera aux Sables d'Olonne en 16 heures, 28 minutes et 51 secondes, et figure au centre de cette photo. C'est sa septième et dernière victoire sur le Tour, qu'il terminera à la 25e place.
Nous sommes au kilomètre 208 de l'étape, à l'endroit où les coureurs doivent être contrôlés à la signature et se ravitailler en boissons, nourritures et pneumatiques ou boyaux. On peut reconnaître l'Italien Bartolomeo Aimo, le Belge Jules Huyvaert (qui prend d'entrée la tête du peloton sur ce cliché), son compatriote Alfons Standaert, mais aussi Ottavio Bottecchia (bicyclette Automoto, pneus Hutchinson), premier Italien à remporter le Tour, maillot jaune de la première à la dernière étape, record inédit pour l'époque. Il n'aura pas le temps de profiter de sa gloire. Trois ans plus tard, il sera découvert inanimé au bord d'une route du Frioul. L'hypothèse d'un crime politique en raison de ses prises de position antifascistes n'a pas été prouvée...
L'avant-veille de cette étape, à l'arrière de la Renault Torpédo du journal Le Petit Parisien, le reporter Albert Londres couvre ce Tour. Il révélera "l'affaire des frères Pélissier" dans un article qui fera date, titré "Les forçats de la route." Au Café de la Gare de Coutances, Henri Pélissier, vainqueur de la précédente édition, abandonne en compagnie de son frère Francis et de Maurice Ville. Devant un chocolat chaud, les révoltés, alors vedettes du Tour, occupent les trois premières places au classement général et confessent : "On n'est pas des chiens (...) Le sport devient fou furieux (...) C'est un calvaire (...) Nous marchons à la dynamite." Et ils sortent alors de leurs sacs des fioles de cocaïne et de chloroforme, des pommades et des pilules...
L'organisation du Tour infligera une amende aux "grévistes" et Albert Londres publiera un recueil intitulé Tour de France, Tour de souffrance. Pour cette édition, 321 coureurs sont inscrits, 157 prendront le départ et 60 seront à l'arrivée, soit 97 abandons et exclusions. Une hécatombe, comme chaque année. Le très autoritaire organisateur et directeur du Tour et de L'Auto interdit les dérailleurs alors qu'ils sont créés depuis 1914, interdiction qui prendra fin en 1938. Cette compétition met littéralement "la France sur le pas de la porte", mais également aux balcons et aux fenêtres. En effet, rares sont les têtes nues : calots de militaires, pompons de marins, képis de gendarmes, casquettes d'ouvriers, de pêcheurs et de paysans, bérets d'enfants, coiffes, canotiers, fedoras et charleston des femmes de notables...
Le palmarès d'Henri Pélissier, né en 1889, star des cyclistes français avant 1914 et après-guerre, est imposant : trois Tours de Lombardie, Milan - San Remo, Bordeaux-Paris, deux Paris-Roubaix, Paris-Bruxelles et le Tour de France 1923. Mais la fin du champion est dramatique : en 1935, il est abattu par sa compagne. Deux années avant, son épouse avait été retrouvée morte d'une balle dans la tête..."
Fabien Bordelès est l'auteur de Histoire du rugby à Madagascar, chez Hémisphères Editions (2023).

mercredi 3 juillet 2024

Un pour tous

Le rugby a, depuis longtemps, - et au-delà du cas particulier de la balle ovale le sport en général - associé la loi du sang et celle du sol. Argentins, Tongiens, Ecossais, Anglais, Australiens, Japonais, Américain, Espagnol, sans oublier un Français évoluant pour l'équipe nationale d'Italie, illuminèrent la dernière finale du Top 14 remportée de façon spectaculaire par le Stade Toulousain face à l'Union Bordeaux-Bègles dans un stade vélodrome porté à incandescence. Œuvre au rouge, au noir et de toutes les couleurs que cette rencontre - le mot est beau - dans la nuit marseillaise dont on sait qu'elle porte à toutes les exagérations.

La première édition de cette quête du Bouclier de Brennus en 1892, et celles qui suivirent, associaient sur le terrain Brésiliens, Péruviens, Anglais et Allemands, tandis qu'en coulisses, un Ecossais, Cyril Rutherford, et un Américain, Allan Muhr, tentaient de rallier à la cause du rugby français le sévère aréopage britannique qui était alors à la tête de l'IRB, réfractaire à l'entrée d'un peuple Bandar-Log - c'est ainsi que Rudyard Kipling que l'on qualifie généralement d'humaniste décrivait les Français - sur la scène internationale. Il y parvinrent. Merci à eux.

Avant de venir au monde en janvier 1906, le XV de France portait donc en lui un métissage salutaire. Et il a continué dans la foulée. Il n'y a qu'à se rappeler du capitanat d'Abdelatif Benazzi en 1996, pour ne prendre qu'un seul exemple qui signale qu'en rugby les frontières sont abolies, et je ne parle pas là seulement de barrières géographiques. Je pourrais évoquer aussi la Nouvelle-Zélande, qui trouva au XIXe siècle dans la pratique du rugby le lien capable d'unir colons et maoris sous un même maillot pour le résultat que l'on connait, rehaussé hier par la diaspora samoane et aujourd'hui par l'immigration tongienne et fidjienne.

En ces temps troublés où, au pays des Lumières, le rejet de l'autre fait malheureusement débat, où le droit à la différence - religieuse, sentimentale, etc. - est bafoué au nom de principes conservateurs et rétrogrades, il est bon de se replonger dans ce qui fait société. Eduqué dans mes jeunes années selon les principes de liberté, d'égalité et de fraternité au sein d'un club de rugby, - comme tous les lecteurs de ce blog, j'imagine -, j'ai compris très tôt que ce qui nous rassemblait en tant que partenaires d'une même équipe était beaucoup plus fort que ce qui nous éloignait par ailleurs.

Mais surtout, j'ai éprouvé au plus haut point la notion d'émancipation par le collectif à travers la solidarité et l'équité. Tous pour un, un pour tous, écrivait le coach Alexandre Dumas au tableau noir. Etre là où se trouve le ballon mais aussi l'autre, l'équipier, ou plutôt le coéquipier, celui avec lequel on partage le jeu. Donner et recevoir. Ne jamais s'accaparer le ballon mais le transmettre. Autant de valeurs qui deviennent au fil des matches des vertus. Accepter, aussi, le nouveau venu, celui qui vient pour jouer avec nous, l'intégrer, lui faire place. S'apercevoir qu'aussi fort qu'est le meilleur d'entre nous il n'est pas grand chose sans ceux qui l'entourent.

De tous temps, l'équipe de France a tendu la main à ses adversaires. Elle a aidé les nations éloignées du courant britannique dominant à émerger, je pense ici à l'Argentine - où elle est actuellement en tournée - mais aussi à l'Uruguay, dont elle a soutenu l'éclosion ovale et pour lequel elle a trouvé un rendez-vous en milieu de semaine. Chili, Brésil, Maroc, Tunisie, Algérie, Madagascar, Espagne, Portugal, Italie, Roumanie, Russie et Géorgie, entre autres, doivent beaucoup au rugby de France. A l'heure où s'érigent des clôtures afin d'empêcher les voyageurs de traverser une planète qui, rappelons-le, n'appartient à personne en particulier, il est bon de savoir que notre patrie, c'est le rugby.

samedi 22 juin 2024

Sur un coup de tête

A quoi reconnaît-on un "classique" ? A sa récurrence et au son que composent les supporteurs quand ils sont réunis pour le vivre. Il draine des vagues de passionnés, tonne, éructe, secoue les travées. Ses fanions volent sous une armée de voix. La raison disparait au coup d'envoi, emportée par un flot de vibrations. 

Toulouse versus La Rochelle : l'affiche est devenue depuis 2019 l'affrontement le plus prisé et certainement le plus intense du rugby français, dépassant Bayonne-Biarritz. Il faut remonter au Dax - Mont-de-Marsan des années 60, puis au Narbonne-Béziers des années 70 pour trouver trace d'un tel volcan en activité.

Jamais cinq sans six. Les Rochelais ne sont pas parvenus à vaincre leur bête noire - c'est sa vocation - en phase finale d'une compétition, qu'elle soit domestique, continentale ou internationale. Ils étaient pourtant bien partis pour réaliser l'exploit mais cette fois-ci, ce n'est pas une percée qui a scellé leur sort, mais deux coups de trop.

Un coup d'épaule, d'abord, puis un coup de tête. Que Uini Atonio ne puisse pas se baisser avec l'âge, lui qui brise les mêlées et les lignes d'avantage, personne ne lui en tiendra rigueur. Rouge, jaune, on pourra discuter longtemps de la couleur du carton qu'il a ou qu'il aurait dû recevoir, mais on n'enlevera pas aux Rochelais le courage, l'abnégation et l'envie dont ils firent preuve pour tenter de redresser la barre à quatorze.

En revanche, rien n'est plus impardonnable que le coup de tronche qu'asséna Reda Wardi au visage de son adversaire du soir et coéquipier en équipe de France, le talonneur toulousain Julien Marchand. C'est à la fois bête et méchant, triste et décevant. Je croyais ce type de réaction gommé du musée des horreurs à l'heure où le professionnalisme a lissé les comportements, policé les attitudes.

Un pilier restera toujours un pilier. On peut en rire. Après tout, à l'heure où, en France, la moitié des détenteurs d'une carte d'électeur s'apprête à voter pour le représentant d'un parti situé à l'extrémité du spectre politique, ce n'est qu'un sport, ce n'est que du rugby, mais, dans l'isoloir ou au sortir d'une mêlée, tout peut basculer sur un coup de tête.

Il est des victoires sans saveur et des défaites utiles, mais "pourquoi gagne-t-on ? " demeure la seule et unique question qui mérite d'être posée lorsqu'on pratique un sport ou tout autre activité, y compris politique. Pourquoi gagne-t-on, ou plutôt, "gagner, certes, mais pour en faire quoi ?" Additionner les ballons portés comme on collectionne les perles, multiplier les percussions axiales jusqu'à la nausée, peser de tout son poids sur la balance pour étouffer l'adversaire ?

Ce n'est pas ma conception du jeu de balle ovale tel que pratiqué au pays de Montaigne. Nous voulons des "Essais", dirait le sage de Dordogne, du haut de sa tour, mais "bien faits". Décoré de citations grecques et latines, son cabinet de réflexion raconte sous forme d'extraits plusieurs siècles de pensée. Si l'essai est une tentative qu'il faut oser, les initiatives déployées par les Rochelais et les Toulousains auraient plu à ce fin lettré.

"L'homme est intelligent parce qu'il a des mains", assurait Anaxagore. "Et parce ce qu'il s'en sert avec intelligence", répliqua Aristote. "C'est une belle harmonie quand le dire et le faire vont ensemble" : en livrant cet apophtegme, Michel de Montaigne relie les deux géants comme la passe au pied de Romain Ntamack déplace loin et large le jeu par-dessus la défense.

La demi-finale de vendredi soir entre Toulousains et Rochelais nous rappelle que deux préambules accompagnent depuis toujours le rugby : il s'agit d'un jeu de balle au pied (football) qui commence devant. Ce qui n'exclut pas d'y jouer à la main, ce que les Toulousains font à merveille ; ce qui n'autorise pas à cantonner l'action au près et au combat, ce dont les Rochelais abusèrent.

Pour la première fois de sa jeune histoire débutée en 2006, l'Union Bordeaux-Bègles sera en fusion, direction Marseille et une finale face à son meilleur adversaire, le Stade Toulousain. Deux fois, les Bèglais (1969, 1991) l'affrontèrent et l'emportèrent. Jamais deux sans trois ? Difficile mais pas impossible, même si on a vu les Unionistes piocher dans leurs réserves en fin de match face au Stade Français dont le jeu, rude et direct, n'offrit qu'une porte de sortie, le ballon porté, arme fatale conçue il y a un quart de siècle par Yves Appriou et ses Rapetous.

mercredi 5 juin 2024

Chasse au trésor

La Coupe des champions s'est refermée sur un nouveau succès toulousain, et s'ouvre le dernier chapitre d'une saison de Top 14 dont l'épilogue, en forme d'ultime journée de classement puis de phase finale, n'a jamais été aussi disputé. De tous les championnats, celui qui nous occupe est certainement le plus relevé, le plus incertain, le plus suivi. Mis à part le Stade Toulousain, qui profitera d'une semaine de récupération avant les demi-finales, aucun autre club n'a pu s'assurer de position. Jamais depuis sa création, cette division d'élite n'a laissé autant de points d'interrogations, n'a généré autant de calculs. Chaque point de bonus perdu ou gagné pèse, au final, très lourd.
Difficile d'identifier les défaites qui auraient pu être évitées durant la saison domestique, les victoires au terme desquelles il manque un point de plus au classement pour un essai encaissé ou un autre manqué de peu dans les dernières secondes. D'août dernier à juin au cours duquel surgit une dernière levée explosive avant que la phase finale n'affute ses couperets, chaque journée - pour les avoir suivies - fut riche de révélations. Le classement n'a jamais été aussi serré et je ne sais quelle signification donner à un tel regroupement qui laissera forcément de côté deux ou trois méritants.  
De Vancouver à Madrid, Antoine "Goldfinger" Dupont a indéniablement boosté France 7 et deux succès à l'appui annoncent pour l'ovale tricolore le meilleur pour les Jeux Olympiques à venir après la déconvenue du dernier mondial à XV. Il est donc naturel d'imaginer que l'ex-meilleur joueur du monde apportera son talent au Stade Toulousain lors des deux dernières rencontres de la saison. Et ce même si son remplaçant, le tranchant Paul Graou, a été mieux qu'une doublure, proposant au ras des rucks des inspirations derrière lesquelles ses coéquipiers s'engouffrèrent. 
Malheureusement, trop souvent, les promesses du printemps s'éteignent lorsque s'enclenche la course au Brennus. Là où les relances transfiguraient le visage d'une partie dans le temps additionnel qu'on aurait voulu ne jamais voir s'arrêter, les joutes frontales reprennent une place écrasante. Plus question de lâcher les brides puisque les chevaux de trait labourent la pelouse. Depuis la nuit des temps de jeu, plus l'enjeu domine moins le mouvement s'épanouit. Les observateurs ne cessent de le rappeler : un titre de champion de France se gagne d'abord devant.
C'est bien la limite du rugby français des clubs d'élite que de resserrer en fin de saison sa palette pour n'offrir que les couleurs sombres des combats obscurs livrés dans les rucks ou dans les mêlées, jeu d'arcanes, de cache-ballon et de gagne-terrain, posture conservatrice qui profite du fait que la règle favorise celui qui va au sol au détriment de celui qui chercher à magnifier l'intervalle.
Le Stade Toulousain, aujourd'hui, fait la différence, par sa capacité à passer en deux passes de l'affrontement en petit comité au développement dans l'espace. On a vu, cette saison, une multitude de formes de jeu, de la plus classique à la plus débridée, mais rarement toutes exprimées en quatre-vingt minutes. Ce transfert du rude au gracile, Toulouse le maîtrise à la perfection. Son meilleur atout ? Ce rugby total devenu depuis 1985 son ADN. 
Là où la plupart des clubs fluctuent et varient en fonction de leurs entraîneurs respectifs, parfois contre nature - ou plutôt contre culture - rares sont ceux qui demeurent fidèles à leurs idéaux. J'ai en mémoire les critiques qui s'abattirent sur Ugo Mola lorsqu'il osa prendre la succession de ce monument qu'est Guy Novès. Si tu veux tracer droit ton sillon, accroche ta charrue à une étoile, écrit le poète. Des étoiles, le Stade Toulousain en fait constellation. 
En analysant ce que proposèrent depuis onze mois La Rochelle, le Stade Français, Bordeaux-Bègles, le Racing 92 et Toulon, on voit poindre l'absence de continuité dans leurs systèmes de jeu. Les moments d'euphorie, d'embellie et de confiance alternent avec des retours contraints et contrits à moins de prises d'initiatives et de risques au gré des déplacements et des contre-performances, des impératifs d'apothicaires et de la gestion d'effectif.
A l'heure où la dernière journée livre son verdict, je placerai à part Perpignan pour la bonne et simple raison que les Catalans n'ont jamais cédé à la facilité, trouvant assez d'énergie pour transformer leurs forts caractères en puissance collective parfois irrésistible. L'USAP mériterait le titre de meilleur second rôle tant ses performances, spectaculaires, ont animé cette saison au point de repousser Clermont, Castres, Lyon et Pau, que certains annonçaient hauts et forts.
A l'heure du bilan, Oyonnax, qui a révélé au grand public Reybier, Millet, Soulan, Bouraux, Miotti, Lebreton, Credoz, Phoenix, Raynaud, Geledan et Durand sous la férule de Joe El Abd - l'un des entraîneurs les plus sous-cotés de France - ne mérite pas de descendre en ProD2, même si Grenoble et Vannes feront de bons promus. Au ratio budget-buzz-résultats, c'est davantage Montpellier qui devrait occuper la dernière place, son staff pléthorique, son président médiatique et son effectif galactique sombrant dans le remugle des bruits de couloirs, des déclarations à l'emporte-pièce et des défaites affligeantes.
Le rugby est une histoire d'héritage. Il faut porter une idée avant de soulever le bouclier: elle consiste à initier les soutiens au porteur du ballon à cette aventure qui est plus grande qu'eux mais à laquelle ils participent. Comprendre comment se créent les intervalles emprunte à la vision globale qui n'est ni le combat, ni l'évitement mais le pouvoir d'allier les deux, et plus encore si affinités. Le rugby est un trésor, la chasse est ouverte.

lundi 20 mai 2024

Enfants du pays

Avant que Toulousains et Parisiens soient assurés, dimanche soir dernier, de disputer la phase finale, Didier Codorniou avait annoncé officiellement, trois jours plus tôt, sa candidature aux élections fédérales prévues le 19 octobre prochain. Toujours autant passionné - après vingt ans de carrière politique - par le sport qui lui a donné ses plus belles émotions et un palmarès fourni - Bouclier de Brennus avec Narbonne en 1979 puis Toulouse dix ans plus tard, première victoire en terre néo-zélandaise le 14 juillet 1979, Grand Chelem dans le Tournoi des Cinq Nations en 1981 - le Petit Prince relance de loin, sans liste préétablie, sans programme figé. 
On peut légitiment imaginer que monsieur le maire de Gruissan, premier vice-président de la région Occitanie et enfant chéri de la Septimanie, s'y connait en élections, lui qui n'en a perdu aucune depuis qu'il s'est soumis pour la première fois au suffrage universel en 2001. Son approche est participative et elle consiste à d'abord prendre le pouls du rugby amateur français avant de cerner ses priorités. Pour cela, il a envoyé un questionnaire aux 1 900 présidents de clubs.
Mais si Codor est reconnu en son pays, ce n'est pas le cas de tous. J'avoue ma tristesse quand dimanche j'ai su qu'au passage de la flamme olympique à Tarbes, un enfant du pays là-aussi, Philippe Dintrans, talonneur et capitaine du Stadoceste Tarbais et du  XV de France, avait été oublié. Lui qui a fait "Jésus" toute sa carrière entre deux piliers qui ne furent pas les plus coquins, il peut méditer sans trop ruminer sa frustration légitime les paroles prononcées par le célèbre nazaréen. « Je vous le dis en vérité, aucun prophète n’est bien reçu dans sa patrie ». Les édiles tarbais et les organisateurs du trajet de la flamme olympique l'ont malheureusement confirmé.
Parmi les cinquante-et-un relayeurs, nous trouvons notre confrère de Canal Plus Guilhem Garrigues, natif de Montauban, mais aucune trace de Philippe Dintrans ou, a minima, d'un des héros de l'équipe de rugby finaliste du championnat de France en 1988. Le rugby à 7 est devenu sport olympique, et l'ami Thierry Janeczek s'engagea pendant vingt ans, joueur, entraîneur puis manager de France 7 pour faire vivre cette forme particulièrement spectaculaire de jeu. La FFR n'a  pas oublié ce grand serviteur de la discipline mais c'est à Auch, loin de chez lui, qu'il a porté la flamme olympique. On cherche à comprendre pourquoi.
L'occasion m'est donné ici et maintenant d'évoquer l'ouvrage que le poète Olivier Garochau a consacré l'année dernière (Dintrans, une épopée de rugby, aux éditions Cairn) au "Lorrain", une somme assez impressionnante à laquelle participent Jean-Pierre Rives et Jean Glavany. Ce livre massif couvre toute l'histoire de ce talonneur pas comme les autres qui symbolisa l'engagement jusqu'à laisser son corps sur la ligne d'avantage après avoir tant donné et reçu.
De livres, il en sera question à Saint-Paul-lès-Dax, ce week-end, du 24 au 26 mai, avec Benoit Jeantet, Philippe Darmuzey, Fabien Bordelès et votre serviteur dans le cadre de la nouvelle édition du Grand Maul. Deux documentaires seront aussi projetés qui mettent en lumière Jacques Fouroux et François Moncla, deux légendes du XV de France : ils sont l'œuvre de Maxime Boilon et de Patric La Vau. Deux expositions (le rugby dans le Gers et à Madagascar), deux spectacles (le grand slam de Jean-Michel Agest, les contes d'Olivier de Robert), un éclairage sur l'arbitrage (avec Jonathan Dufort et Michel Lamoulie), l'histoire du rugby au féminin avec les quatre sœurs Lacommère (Herm) et la présence de dessinateurs et scénariste (Lasserpe, Lafon, Cormary) promettent de fructueux moments ovales.

jeudi 9 mai 2024

Le tempo de l'éveil

 

Le jeu de rugby ne manque pas d'avatars. Quel que soit le contexte - Top 14 ou Coupe des Champions - , il nous faut répondre à la même question : que se passe-t-il dans ce théâtre à l'ancienne ? Le coup d'envoi est donné comme un rideau se lève, nous regardons, nous attendons, nous recevons et nous comprenons, pourrait répondre Roland Barthes. Le match est terminé, gagné ou perdu selon nos attentes de supporteur ou d'observateur, et nous nos souvenons. Ce faisant, nous ne serons plus les mêmes qu'avant.

Les philologues grecs auraient aimé le rugby. Il correspond parfaitement à leur vocabulaire. Pour qu'une rencontre se joue sur la scène d'un terrain, il doit se passer plusieurs choses. Par ordre chronologique un fait, une action, un hasard, une surprise, une issue. Rien ne vient à nous, en rugby, qui ne soit immédiatement accompagné du sens que nous lui donnons. Mais le jeu qui se déploie devant nous demeure une substance entêtée.

Et si l'art du rugby consistait à faire voir, simplement, les choses telles que manipulées par les joueurs au moment où ils disposent en une fraction de seconde seulement du ballon ? Comme un secret partagé qu'ils laisseraient passer, comme un grain que le peintre disperse sur la toile. Si nous voulions philosopher, nous dirions que le jeu de balle ovale est dans la légèreté et non dans la lourdeur, dans l'espace utilisé et non dans la conservation obtuse du ballon, dans l'éphémère et non les datas.

Victorieux dimanche dernier des Harlequins, le Stade Toulousain produit son effet dans un dosage de répartition, de combinaisons, phases de jeu inimitables ponctuées de gestes qui sont autant de griffures dans la défense adverse. Parfois un fouillis de passes emporte tout le monde, dirait mon parrain de cœur Jacky Adole chez qui, à Limeuil, je regardais cette demie. Ces passes, debout, sont un va-et-vient parfois intense, et à d'autres moments une approximation, des trainées de courses sortantes, entrantes, au large, au ras, qui se recouvrent parfois.

Il faut feindre de rater pour mieux réussir, et de tous ces ratages superposés nait une sorte de palimpseste qui donne au jeu collectif la profondeur d'un réseau, quand les joueurs passent des uns aux autres ce ballon. Pour autant, chaque geste a pour but d'installer une matière rugbystique. Faut-il lui donner un nom, comme on nomme une toile ? L'évocation ne peut-elle pas suffire ? Il existe toujours dans le jeu une forme de hasard : on appelle aussi cela l'inspiration. Et cette force créatrice est un bonheur d'étonnement.

Au cœur d'un collectif s'émancipe souvent une individualité. Celle du Stade Toulousain se nomme Antoine Dupont. D'une passe, d'une course, d'un soutien, dans l'intervalle ou l'interstice, il produit l'événement, aère le jeu, énergie subtile qui permet à son équipe de mieux respirer. Le philosophe Gaston Bachelard appelait cela "l'imagination ascensionnelle". Le XV de France n'a pas pu, pas su, en profiter pleinement l'année dernière quand la Coupe du monde fouettait nos attentes. Toulouse d'ici fin juin, et France 7 dans les semaines qui suivront, auront sans doute plus de chance que quinze coqs enfoncés dans le purin.

L'homme providentiel ne fait jamais rien éclore seul. Sans lui, les autres avancent peu, avec lui ils peuvent tout. Ce qui a manqué au PSG dans sa quête toute ronde d'un Graal européen ? Que Kylian Mbappé montre le chemin en se mettant au service de ses coéquipiers avant de les tirer vers le haut, vers le but... C'est bien le poids d'un démiurge qui différencie aujourd'hui le Stade Toulousain de tous ses adversaires. Mais c'est à la fois gracieux et dangereux.

Si l'on veut bien mettre entre parenthèses le temps de cette chronique la fin haletante d'un Top 14 qui délivrera au compte-gouttes ses tickets d'entrée en phase finale, pour mieux se projeter sur la finale de la Coupe des Champions entre la province irlandaise du Leinster et la pléiade toulousaine qui ne manquera pas de bientôt surgir, l'opposition des écoles - la dublinoise et celle de la ville rose - propose les deux faces d'une même pièce.

A l'organisation huilée, millimétrée, calibrée, très apollonienne du rugby, se distingue une façon plus dionysiaque d'aborder le jeu. Antoine Dupont serait alors ce feu dans les jambes dont chaque foulée joue un rôle si particulier, ce fils de Webb Ellis dont on attend qu'il fertilise la balle quand il surgit par surprise. Dernier passeur, premier soutien, dit mon ami Philippe Glatigny, éducateur landais. Rien n'est lisible qui puisse profiter à l'adversaire. De tous, Antoine Dupont est bien celui qui met le plus en valeur, aujourd'hui, une culture ovale née dans le triangle Bordeaux-Toulouse-Bayonne, il y a plus d'un siècle, de l'offrande et du crochet. On espère juste qu'il parviendra à aller au bout de sa course.

mercredi 17 avril 2024

Dédé Boni d'un trait

 


Boris Vian, qui n'y connaissait rien en rugby, se demandait qui ou que choisir entre la comotive et le zoizillon. André Boniface, poète à ses heures, n'a vraisemblablement pas lu Cantilènes en gelée, mais s'il avait connu le trompettiste de Saint-Germain-des-Prés dans les lieux qu'ils fréquentèrent tous deux, il lui aurait évité d'avoir à effectuer ce choix. En effet, l'Apollon de la Chalosse fut à la fois la locomotive du rugby français et cet oiseau rare, voire unique, dont on ne retrouvera pas le moule de sitôt.
Avec André Boniface s'en est allé l'intransigeance. Ses aînés Jean Dauger et Maurice Prat partis avant lui, le Montois était le dernier de sa caste, comme on parle des taureaux. Joueur, entraîneur, supporteur puis téléspectateur, ses colères pour une passe mal ajustée resteront légendaires. Personne n'incarnait mieux que lui le rugby d'attaque, personne n'avait eu l'idée de dessiner ce jeu de lignes sur du papier à musique, comme on écrit une partition.
Fixation, cadrage-débordement, passe-croisée : le French Flair qu'il avait "inventé" à l'orée des années soixante trouva son acmé au Lansdowne Road de Dublin le 26 janvier 1963. Pour mémoire, voici la composition du XV de France qui surclassa l'Irlande dans la boue et la brume, 24-5, quatre essais à un : Razat - Besson, Guy et André Boniface, Darrouy - (o) Albaladejo, (m) P. Lacroix (cap.) - J. Fabre, Crauste, Lira - Mommejat, Saux - F. Mas, Rollet, Zago.
Dédé avait "ses têtes", choisissait ses partenaires, décidait à qui il allait passer le ballon. Aucun de ses coéquipiers tricolores ainsi ostracisés ne s'en ouvrit par respect pour lui tant était grande son aura. André commandait tout dans l'excès le plus total, au point de diriger le jeu des trois-quarts comme il l'entendait, ce rugby offensif qu'il considérait avoir construit. Exerçant sur son frère un ascendant quasi-hypnotique, il était aussi le héros des grandes plumes parisiennes qui construisirent son piédestal, posant en retour sur eux un peu de la lumière dont il était nimbé.
Intarissable trois-quarts centre né pour le rugby, il mit son égo surdimensionné au service de ceux qu'il jugeait aptes à servir ce jeu d'attaque sans frein, préférant pour sa part la passe à l'essai. Dans les clubs français où son talent était, certes, reconnu mais pas accepté, son nom servait aussi de repoussoir. A mon père Jean-Claude qui occupait à cette époque à La Rochelle le poste de centre et s'amusait de feintes et de crochets, l'entraîneur Arnaud Elissalde lança un "Ne fais pas ton Boniface!", reproche mi-sérieux mi-goguenard dont j'image bien qu'il encouragea mon géniteur à préférer le plaisir d'évoluer en équipe réserve à la perspective d'avoir à contenir ses inspirations.
En imposant à ses vis-à-vis, André Boniface finissait par les faire déjouer et il y aurait beaucoup à raconter au sujet des calvaires du dimanche après-midi qu'endurèrent ceux de ses adversaires qui n'avaient pas d'autres solutions que de monter hors-jeu en défense, de le retenir par le maillot, de le plaquer à retardement et parfois de l'insulter voire de lui cracher au visage dans l'espoir, toujours déçu, que ces offenses l'empêchent de donner sa pleine mesure. La liste est longue de ceux qui regrettèrent, une fois leur carrière sportive terminée, de s'être ainsi avilis tandis que lui continuait à rayonner.
Aujourd'hui, au poste qui fut le sien, Emilien Gailleton, Nicolas Depoortere et Paul Costes prolongent l'idée qu'il est toujours possible de créer au centre du terrain des intervalles pour leurs partenaires tandis qu'ailleurs prévaut la force brute lancée tête baissée dans la défense adverse. Premier joueur nourri de diététique et endurci par l'ascèse d'un entraînement individuel quotidien, André Boniface a ouvert une voie, sillage dans lequel n'ont cessé de s'engager, génération après génération, les meilleurs attaquants français.
Comme me le signalait Jean-Pierre Elissalde, il y a du André Boniface chez Antoine Dupont, dans sa faculté à voir le jeu plus vite et mieux que ses adversaires, à savoir comment tirer profit des situations qui s'offrent ainsi à lui et surtout pouvoir mettre en œuvre concrètement en temps réel grâce à des qualités physiques hors-normes ce qu'il a imaginé quelques nanosecondes plus tôt. Soixante kilomètres séparent Montfort-en-Chalosse - où quelques grands noms du rugby s'étaient donnés rendez-vous lundi pour un dernier hommage à Dédé Boni - de Capbreton où "Toto" s'entraîne avec France 7 dans la perspective de disputer les Jeux Olympiques à Paris cet été. Comme un trait d'union.

mercredi 3 avril 2024

Le jardin d'Ellis

C'est par une allusion à Jérôme Bosch - peut-être le lointain ascendant du talonneur argentin de l'Aviron bayonnais - qu'avec faconde Jean Viviès, membre du blog et habitué de notre club-house épistolaire, ouvre sa chronique avant le double épisode de la Coupe des Champions. Il a su prendre à hauteur le ballon que je lui proposais. Et percer. Cet Aixois anglophile est, entre autres, l'auteur d'un remarquable ouvrage (Rugby Station ! aux éditions Interstices) sur ce jeu de balle ovale que nous aimons tant et qui a fait récemment mes délices de lecture par son érudition et ses anecdotes inédites.

"Le rugby tire son origine légendaire d’un geste transgressif. Un adolescent de dix-sept ans, avec un beau mépris pour les règles en vigueur, a soudain pris le ballon sous le bras lors d’un match de football qui l’ennuyait et a traversé le terrain en courant pour le déposer dans les buts. William Webb Ellis, élève à l’école de Rugby dans le Warwickshire, orphelin d’un officier de l’armée britannique, ne se doutait pas qu’on ferait de lui l’Isaac Newton de ce sport et qu’il donnerait même son nom au trophée des vainqueurs de la Coupe du monde. 

Que nous dit aujourd’hui cette naissance dans un jardin anglais ? Elle nous rappelle ce que Thomas Arnold, le headmaster de l’école, avait imaginé à partir du rugby un projet éducatif destiné à former et canaliser des jeunes gens enthousiastes. Mais son projet avait trouvé une heureuse alchimie entre la contrainte et la liberté. En effet, si le rugby abonde en règles complexes revues sans cesse pour s’adapter à l’évolution du jeu, il promeut aussi un éloge en acte de la liberté. 

On joue : au pied et à la main ; on court, on passe, on fonce, on crochète, on botte, on plaque, on pousse, on saute. Que de paradoxes dans ce sport, si familiers qu’on les oublie presque : pour aller de l’avant, il faut passer le ballon… en arrière. Il fallait des Anglais, ces excentriques organisés, pour inventer ce principe contre-intuitif, sans parler de ce bel oxymore qu’est la « mêlée ordonnée ». Et qui d’autres que des Anglais pour songer à un ballon ovale, héritier de la vessie de porc de la cordonnerie Gilbert, aux rebonds capricieux, qui introduit à tout moment de l’incertitude et de l’aléatoire. 

Les règles du rugby, par leur abondance même et leur complexité, à côté de laquelle "l’algèbre est une rêverie de berger toscan" (Kléber Haedens), produisent un jeu qui n’est jamais aussi beau que quand il est débridé, et où les plus beaux exploits ne sont jamais que des essais. Peut-être est-ce ce paradoxe fondateur dont tend à s’éloigner le rugby devenu professionnel ? Les schémas tactiques, fondés sur des combinaisons préparées et nourris de statistiques et de datas, ne risquent-ils pas de brider des joueurs pleins de talent, qui peuvent redouter ballon en main de ne pas respecter le plan et de déplaire au coach ?

Le magnifique match de Top 14 entre l’Union Bordeaux-Bègles et le Stade Toulousain du dimanche 24 mars dernier a montré sur le pré des joueurs voulant jouer et marquer des essais, et ces princes du Matmut Stadium (une pensée pour Jacques Chaban-Delmas, ancien trois-quarts aile international) ont offert un spectacle plus exaltant que certains matches du rugby international où la partition à suivre l’emporte sur l’inspiration. 

Les trente-six chandelles du rugby ne se trouvent pas, comme l’image semblerait l’indiquer, dans les up and under précédés de petits trains ou d’injonctions arbitrales (« Use it ! »), mais dans la splendeur et l’éclat du beau jeu. Le public, connaisseur comme moins connaisseur, aime au plus haut point les joueurs transgressifs tels Cheslin Kolbe, Brian O’Driscoll ou, avant eux, le regretté Barry John et le toujours jeune Gareth Edwards, ce dernier auteur en 1973 à Cardiff avec les Barbarians opposés aux All Blacks d’un des plus beaux essais de l’histoire. 

La France possède l’un de ces joueurs qui, quand il n’est pas là, manque, comme le sucre qui rend le café amer quand on n’en met pas, Antoine Dupont - j’allais écrire William Webb Dupont - aux gestes déroutants de magique simplicité, aux accélérations qui étonnent même encore ses coéquipiers. Il joue au plus haut degré des riches potentialités de ce sport : plaquages efficaces, coups de pied millimétrés, passes incroyablement précises et rapides, vision du jeu immédiate façon Michel Platini dans ses années de gloire du ballon rond. 

Ce demi plein de panache (de mêlée et d’ouverture) ne fait pas les choses à moitié. Mais on s’interrogeait : au rugby à sept, allait-il s’adapter, allait-il briller ? Les deux, mon capitaine. Cette forme du rugby offrant plus d’espaces libres à ses courses, on a vite compris que le talent se rit de règles un peu différentes. La leçon de William Webb Ellis, et celle des élèves de l’école huppée de Rugby où les jeunes aristocrates se forgeaient un esprit, un corps et un mental, réside peut-être là. Jouer, c’est avant tout exercer sa liberté. Certes, on l’exerce pleinement dans un système de règles (sans code de la route, quelle conduite automobile, et sans le droit quelle société ?) mais ce système ne doit pas oublier qu’il est avant tout un moyen, une condition de possibilité et non une fin en soi. 

Le rugby contemporain est face à ce défi : on peut multiplier les arbitrages vidéo, les Television Match Official depuis douze ans maintenant et les bunkers de huit minutes, l’esprit du jeu, né il y a deux siècles d’une transgression, est ce qui doit guider instances, arbitres, entraîneurs et surtout joueurs. Le spectacle de la liberté de l’homo ludens est celui de la vie. Jouez donc, messieurs, mesdames, jouez pour notre plus grand bonheur."

vendredi 22 mars 2024

Karma 3

A force d'insister pour tout nous expliquer, il va finir par lasser. Et sans doute nous obliger à détourner notre regard vers d'autres centres d'intérêt - d'ailleurs, il n'y a pas que le rugby dans la vie. Ceci dit, relativisons : Fabien Galthié ne s'adresse pas à nous quand, à grands coups de datas et de sémantique d'entreprise, il force une défaite à ressembler à un succès. Son objectif consiste plutôt à gagner l'adhésion du grand public et des décideurs, la reconnaissance du supporteur lambda et l'indulgence des patrons du CAC 40, chez lesquels il sait pouvoir trouver la pige.
Durant la période antique, le bouc-émissaire était sacrifié pour sauver le peuple fautif. Il entrait par la porte située le plus à l'est, traversait le lieu de culte et sortait par la porte la plus occidentale. Ainsi était-il purifié, prêt pour un nouvel emploi. Je ne sais pas où est situé la porte du vestiaire des arbitres au Stade de France mais, clairement, notre entraîneur national continue de charger M. O'Keefe de tous les mots, ainsi qu'en témoignent les derniers interviews. Façon insistante de lui montrer la porte de la sortie.
Que le siffleur néo-zélandais n'ait pas livré sa meilleure prestation ce jour d'octobre 2023 à Saint-Denis, nous en sommes tous conscients, et il n'est pas besoin de convoquer une armada d'analystes vidéo pour étayer ce sentiment : un peu d'observation suffit. Mais il ne fut pas le seul ce jour-là à officier juste au-dessus du niveau requis : le staff tricolore et quelques joueurs-cadres du XV de France - on ne citera pas leurs noms par charité - peuvent être aussi soupçonnés d'impéritie.
Ainsi donc, si l'on écoute Fabien Galthié, la date de péremption du dernier France - Afrique du Sud n'est pas dépassée puisqu'il nous sert encore ses justifications. Mais pour combien de temps encore ? Franchement, tout ce cirque médiatique commence à devenir gênant. Surtout pour lui. "Il gère sa com", m'envoie par sms un ancien international. "Il se fout un peu de notre gueule", ajoute un autre. Si quelqu'un s'est incliné, c'est d'abord Fabien Galthié. Le cerveau mangé par Rassie Eramus quatre jours avant le coup d'envoi, Eramus qui aligna sa deuxième charnière (Reinach-Libbock) pour laisser les premiums (De Klerk-Pollard) finir le travail. Aujourd'hui, malgré un tombereau de démonstrations rhétoriques, le XV de France n'a toujours pas gagné son quart, mais c'est l'ego qui perd Galthié.
Avant que les Tricolores - avec ou sans Dupont ? - ne retrouvent le Japon et la Nouvelle-Zélande à l'automne, les jeunes pousses françaises auront été toucher du doigt cet été l'âpreté du haut niveau international en Argentine. Je serais curieux de savoir ce que les Pumas pensent du peu de cas que nous faisons d'eux en leur jetant en pâture dans la pampa nos Espoirs, sorte de France B déguisée en tremplin.
Retour, donc, au Top 14. Ou plutôt au top 6, cette table ovale autour de laquelle douze clubs rêvent de s'assoir, jeu de chaises musicales qui ne manquera pas de fausses notes. En effet, la moindre défaite prenant déjà une ampleur démesurée, les polémiques vont éclore, assurant aux arbitres, ici aussi, le rôle pour lequel, à leur corps défendant, ils semblent éternellement condamnés : celui de bouc-émissaire. Ne dit-on pas de l'exemple vient d'en haut. Malheureusement, l'effet de ruissellement semble pervers.
Championnat de France, Coupe des champions et Tournoi des Six Nations femmes parviendront peut-être à nous aérer l'esprit. C'est à souhaiter. Pour ma part, vous l'avez senti, mon intérêt pour le jeu, et uniquement le jeu, ne cesse de me nourrir. A ce titre, j'ai aimé l'Italie, libérée par Gonzalo Quesada. Elle méritait mieux qu'une cinquième place dans ce Tournoi ouvert à tous les vents, le plus mauvais détournant un ballon frappé par l'infortuné Paolo Garbisi sur l'un des poteaux lillois. S'il n'était pas tombé au pire moment, ce ballon aurait changé la face du score et plongé le XV de France dans un abîme de honte et de détresse. Au lieu de quoi, une décision arbitrale aidant à Murrayfield et une autre crucifiant l'Angleterre au final ont offert au XV de France un bilan tout juste passable, transformé en deuxième place qui cache la forêt.
Comme aimait à le répéter le sage Henri Bru, l'arbitre est toujours convoqué en cas de défaite mais jamais dans la victoire. Sous l'angle ainsi fourni, nous avons encore un paquet de chroniques à rédiger avant de savoir si, à Sydney en 2027, un coup de sifflet nous sera enfin favorable. Espérons que d'ici là, le rugby que nous aimons et qui nous fait nous retrouver entre les lignes de ce blog nous aura proposé autre chose que de mauvaises justifications et des coupes d'amertume.

lundi 11 mars 2024

L'arme fatale

On ne le répètera jamais assez : le jeu de balle ovale porte un nom - Football-Rugby - qui raconte sa pratique mieux qu'une thèse ne le ferait, et a fortiori cette chronique. Il y a presque un siècle de cela, le drop-goal était le geste le mieux payé du rugby : jusqu'en 1948, il rapportait quatre points. L'atypique demi de mêlée toulousain Yves Bergougnan frappa le dernier, avant que le rapport qualité-prix du coup de pied tombé soit ramené à trois. C'était d'ailleurs face à l'Angleterre.
L'Histoire nous offre parfois de belles coïncidences. Cette année 1948, dans le Tournoi renaissant, le XV de France battit pour la première fois les Gallois chez eux. Dimanche dernier, c'est un record de points inscrits que les Bleus du capitaine Alldritt ont déversé sur Cardiff, quarante-cinq, au terme d'une rencontre contrastée : du rugby à 7 en première période à force de laisser la défense ouverte, avant d'offrir une performance plus compacte.
La veille, la Rose et son Marcus avaient marqué l'Irlande au fer de la plus grande frustration. D'un drop-goal, donc, l'ouvreur remplaçant anglais crucifia les espoirs de Grand Chelem de ses adversaires à la façon d'un Jonny Wilkinson décrochant le titre mondial en 2003 devant l'Australie médusée. Un drop, c'est cruel et ça pique, c'est un coup d'estoc. En l'occurrence, un point final placé par ce Mr. Smith qui ne s'imaginait pas connaître pareille fête.
La plaie n'est toujours pas refermée. En creux, j'ai immédiatement pensé à ce qui avait manqué au XV de France pour vaincre les Springboks en octobre dernier. Un drop-goal à la dernière minute, mais c'est bien sûr... Au lieu de râler contre l'arbitre. Un drop de Thomas Ramos, d'Antoine Dupont, de qui vous voulez, pour que la France affronte l'Angleterre en demi-finale de ce Mondial. Sous la pluie. A voir la joie immense des Anglais, j'imaginais celle que les Tricolores nous auraient fait partager...
Notre bon vieux Tournoi, et c'est une de ses forces, va nous offrir cette affiche pour clore la présente édition. Difficile d'imaginer meilleur scenario. L'Irlande, l'Angleterre, voire l'Ecosse et la France mais ce sera plus difficile, peuvent décrocher au finish la première place. Le drop-goal de Marcus Smith dans un Twickenham en transe et le bonus offensif français à Cardiff ont changé la donne. Un Crunch ne manque jamais de mordant, et ce France-Angleterre promet d'être, en plus, savoureux. A plus d'un titre.
Libérée et parfois en maîtrise, équilibrée dans ses lignes et tranchantes à l'occasion, l'équipe de France rajeunie par obligation au moment où le doute pouvait s'immiscer dans les esprits n'a pas failli devant l'obstacle qui se présentait à Cardiff et dont personne, avant le coup d'envoi, ne pouvait imaginer qu'il serait sauté avec autant de facilité. On a vu, à l'occasion, quelques "anciens" reboostés au contact de la nouvelle génération. Trajectoire rectifiée, donc.
Mais une victoire, dans le Tournoi, n'a de valeur qu'à l'aune du prochain match. Par principe. Tout succès demande confirmation. Fort en symboles, ce France-Angleterre place donc les hommes de Fabien Galthié sur une étroite corniche le long de laquelle il leur faudra avancer sans verser. Aujourd'hui, ils sont plus grisés que stressés, plus impatients qu'inquiets. L'emporter, samedi soir, et s'ouvrirait une nouvelle ère. Chuter après le petit sommet de Cardiff impliquerait de remonter un bloc de contrariétés. Une telle perspective ne rend personne heureux.

dimanche 3 mars 2024

Miser sur Cardiff

Pour un euro, offrons-nous un club de rugby plus que centenaire, cinq fois champion de France. Jamais forces divergentes ne furent autant à l'œuvre qu'à Biarritz. A l'heure où le XV de France convoque pléthore de Toulousains pour les faire jouer contre-nature un jeu de dépossession pour lequel ils ne sont pas formatés, on se souvient que les Galactiques - Brusque, Traille, Bernat-Salles, Peyrelongue, Yachvili, Th. Lièvremont, Harinordoquy, Betsen, Thion, Couzinet, Avril, August - décorèrent pendant une décennie l'équipe nationale dans le Tournoi, les Coupes du monde et les tournées.

Ce triste épisode raconte à quel point aujourd'hui la plupart des clubs d'élite est dépendante de mécènes, de sponsors, de partenaires industriels, mais surtout de milliardaires-propriétaires pour exister. Et si l'un d'eux, pour diverses raisons, venait à manquer, alors la chute serait quasi-immédiate. Et sans filet, comme le prouve le retrait de la famille Gave, venue investir du côté d'Aguilera après la fin de la décennie dorée généreusement soutenue par Serge Kampf, qui vit le Biarritz Olympique s'illustrer entre 2002 et 2012. 

D'autres clubs historiques ont connu semblable déroute. La palme de la disparition la plus spectaculaire revient sans conteste au Football Club Lourdais, académie de référence qui structura sous la férule de Jean Prat le jeu français comme aucun club ne l'avait fait avant. Puisque nous sommes en attente d'une performance tricolore de référence dans ce Tournoi d'après-mondial, et que nous tournons nos regards vers Cardiff, Lourdes fut en 1958 le sauveur d'un XV de France qui livra à l'Arms Park son match le plus abouti.

Référence de notre métier, mentor en ce qui me concerne, l'historien Henri Garcia me racontait il y a peu à quel point l'émotion le chavira au coup de sifflet final quand il vit les joueurs gallois accompagner respectueusement leurs adversaires vers le vestiaire tandis que le public - qui est toujours dans ce lieu à constitué d'anciens joueurs, de connaisseurs et de supporteurs respectueux - applaudissait à tout rompre ce succès français acquis avec la manière, standing ovation qui mit les larmes aux yeux de mon estimé confrère. 

Après avoir placé toute sa confiance dans les perdants du quart de finale d'octobre dernier, notre entraîneur national est désormais contraint de lancer, et pour seulement un tiers, une nouvelle génération tricolore - Nicolas Depoortere, Emilien Gailleton, Nolann Le Garrec, Marko Gazzotti, Posolo Tuilagi - qu'il est impossible d'ignorer. Les Gallois, eux, on déjà effectué cette bascule et alignent des gamins talentueux qui n'ont qu'une vingtaine d'années et enthousiasment par leur fraîcheur, leur culot et leurs prises d'initiative. De ce point de vue, nous sommes déjà battus. 

En période de doublons, le Stade Toulousain nous régale. Alors pourquoi ne pas profiter de cette dynamique pour donner au XV de France le style qui lui convient le mieux, celui du jeu à la main, ce jeu debout que, depuis Pierre Villepreux jusqu'à Ugo Mola en passant par Guy Novès, les techniciens toulousains ont porté à incandescence ? Plutôt que de persévérer dans la dépossession qui finit par ressembler à une négation de rugby, surtout quand on sait qu'aujourd'hui, les arbitres internationaux sanctionnent allégrement le gratteur...

Avouons-le, cela fait maintenant plus de six mois que le XV de France nous laisse sur notre faim, aligne de molles prestations plutôt que de solides performances et, qu'en l'absence de son capitaine Antoine Dupont parti s'amuser comme un petit fou à 7 devant les tribunes vides de Vancouver et de Los Angeles, ses anciens coéquipiers peinent à se faire trois passes dans le bon tempo et ne parviennent pas à remporter convenablement des matches à leur portée qui finissent, à notre grand dam, par leur échapper. Il est temps de miser sur Cardiff.