Il nous faut vivre dans l'urgence renouvelée : l'agenda ovale n'offre aucune place à l'insouciance. Et pourtant, étonnamment étranger à cette frénésie survient le Tournoi. C'est notre heure bleue. Placé dans l'oeil du cyclone, ce bel anachronisme nous exfiltre des frasques et du fatras. Attendu, le calendrier des Six Nations occupe la plus belle des places, l'essentielle, d'où montent les hymnes quand les persiennes se referment et que le temps s'arrête à l'instant où nos coeurs battent plus forts.
Accompagner ce moment est un privilège qui m'est donné depuis quelques années, déjà, et que je savoure sans retenue. Cette fois-ci, il s'agit de raconter le Tournoi en quinze histoires, connues ou revisitées. Pour l'occasion, Henri Garcia, Christian Darrouy, Pierre Berbizier et Dimitri Yachvili, mais aussi Richard Astre, Victor Boffelli, Pierre Villepreux, Alain Marot, Yann Delaigue et Philippe Saint-André, ont plongé dans leurs souvenirs pour faire revivre des tranches de vie, de jeu, de match.
Aujourd'hui, donc, sort en kiosque le nouveau hors-série rugby de L'Equipe en quinze étapes, voyage épistolaire qui part de Colombes en 1911 pour se terminer à Twickenham en 2015. Placé en position d'ouvreur, poste qu'il a occupé à Saint-Junien, Limoges, Niort et Colmar entre 1965 et 1982, qui mieux que Jean Colombier pouvait lancer le jeu ? Avec l'appétit d'un junior, l'auteur de ce chef d'oeuvre de littérature ovale qu'est Beloni n'a pas manqué le coup d'envoi : son avant-propos - en fait une véritable nouvelle au long cours - offre rugby sur l'ongle un florilège d'anecdotes savoureuses et de réflexions glissées en profondeur...
"Victoire ou défaite, écrit-il, grand match ou match ennuyeux, n'est-ce pas là, au gré des rencontres, des rires, des amitiés éphémères, des misères de celui-ci, des aubaines de celui-là, des promesses et des paris, d'une langue ou d'un verre partagés, n'est-ce pas là qu'on l'on vit un peu plus fort, que l'on ouvre soudain les bras aux autres, bonheur bien sûr fugitif, euphorie adossée au confort provisoire d'une week-end loin de ses bases (...) N'est-ce pas là que respire la magie du Tournoi. "
Un peu plus loin, il relance comme on trinque : "En somme, le Tournoi c'est ça, des souvenirs de beuveries, de moqueries, de lendemains douloureux ? Alors tes revendications esthétiques, l'amour du beau jeu, des relances folles, du French Flair, c'est dont là que ça se termine, dans ces pubs ou ces bistrots qu'étourdissent les rigolades des poivrots..." La force d'un écrivain consiste à rendre universel le contenu d'une expérience personnelle.
Ami d'Antoine Blondin et de Jean Cormier dont les débordements trouvaient à s'amplifier au coeur des troisièmes mi-temps, Jean Colombier ajoute au sujet du Tournoi la composition de nos émotions, "la communion d'une foule, les adversaires sans ennemis, les cris sans haine, un stade comme une chapelle, le respect d'une cérémonie qui paraît vieille comme le monde, les matches toujours les mêmes et toujours nouveaux, les habitudes prises pour ne point vieillir, la nostalgie année après année du temps qui passe et, avec elle, l'idée insidieuse qu'un jour il faudra quitter cette grande famille, mais rien ne presse parce qu'au fond de nous palpite cette certitude qu'avec le Tournoi la terre continue de tourner dans le bon sens." Ici quinze fois plutôt qu'une.