Je n'imaginais pas, au moment de l'écrire pour L'Equipe, que cette phrase était destinée à mener un lecteur assidu, Sylvain Pebay, jusque sous les poteaux d'Ibos pour transformer, samedi 27 août, le terrain de la Bianave en stade Roland Bertranne. De quoi faire mentir l'adage qui veut que l'on ne soit jamais prophète en son pays. Ainsi, à 73 ans, le plus modeste des champions, deux Grands Chelems (1977 et 1981) au palmarès et recordman des sélections (69) de 1981 à 1989 - soit entre Benoît Dauga et Serge Blanco, excusez du peu - trouve grâce aux yeux de ses plus proches contemporains. Coéquipiers et adversaires, eux, connaissent depuis longtemps - dès 1969 si j'en crois son maître, mentor et ami Jeannot Gachassin - les mérites et la gloire dont ce discret serviteur du jeu a refusé de s'envelopper.
Au printemps 1983, nous rédigions avec l'ami Jacques Rivière un ouvrage - Rugby au centre - appelé à magnifier le rugby "à la Française" dans ce qu'il doit à la subtilité du jeu des trois-quarts centres, de René Crabos à Didier Codorniou, soit un siècle d'attaques millimétrées et de complicité affirmée en guise de viatique autour du monde. L'immense Jean Dauger nous avait alors confié cette appréciation au sujet de Roland Bertranne, à l'époque jeune retraité : "Bertranne, c'est le centre exemplaire. J'aurais aimé jouer avec lui, l'avoir à mes côtés. On peut compter sur un joueur comme lui dans les coups durs. En attaque comme en défense, il a toujours tenu son poste avec efficacité."
Jean-Pierre Lux, Jean-Martin Etchenique, Claude Dourthe, François Sangalli, Christian Badin, Joël Pécune, Christian Belascain, Didier Codorniou, Patrick Mesny et aussi Yves Lafarge, ses partenaires par ordre d'apparition au centre en équipe de France, n'ont jamais exprimé autre chose que cette parfaite symbiose qu'ils ressentirent au contact de leur frère de jeu, soutien explosif et dynamiteur de défense, certes, mais aussi associé aux plus tranchantes des inspirations offensives. Au point que Jacques Fouroux, son capitaine en 1977 et son entraîneur en 1981, confiera un jour où le XV de France, surclassé lors d'une tournée en Australie, manquait de mordant : "Donnez-moi quinze Bertranne et je battrai toutes les équipes du monde !" De mémoire, je n'ai pas souvenir qu'un autre que lui ait reçu pareil compliment.
Humble, ce lion préférait l'ombre à l'éclat médiatique mais, pour autant, la mairie d'Ibos a voté en novembre 2021 l'installation d'une plaque à l'entrée du terrain de la Bianave, désormais baptisé "Stade Roland Bertranne", dût la modestie de l'enfant du pays en souffrir. Plus de deux cents convives sont attendus samedi, pour la plupart partenaires d'un jour, amis de toujours. Rendez-vous est donné peu avant midi sur la place d'Ibos. Quant à l'inauguration prévue à 16h30, elle sera suivie d'une rencontre entre Bagnères et Lannemezan, à deux semaines de la reprise du championnat de Fédérale 1, d'un vin d'honneur puis d'une troisième mi-temps, qui s'annonce pour le moins festive compte tenu des invités attendus. Nul doute que certains "anciens" encore verts auront des envies de cavalcade dans les mollets...
L'acte de naissance de Roland Bertranne au XV de France est daté du 27 février 1971 à Twickenham. Autant dire un baptème de choix dans le Temple... Titulaire au centre sous le capitanat de Christian Carrère, il inscrivit l'un des deux essais tricolores du match nul (14-14). Placé ensuite un temps à l'aile, comme André Boniface avant lui, puis Philippe Sella ensuite, il imposa sa présence au centre à partir de novembre 1974, tous muscles bandés. A l'exception de frères - Behoteguy, Camberabero, Spanghero, Boniface, Ntamack, Lièvremont et consorts - jamais XV de France n'a associé deux natifs d'un même village, Ibos en l'occurrence, sous le maillot bleu. Ce fut son cas, aux côtés de Joël Pécune à sept reprises entre 1974 et 1976.
Entre l'alter ego et le héros, les liens se sont au fil des rencontres nourris d'estime réciproque, au point que l'un n'aurait pour rien au monde manqué samedi les réjouissances en l'honneur de l'autre. Des liens que chacun des participants aura tout loisir de retisser. Ainsi Pierre Berbizier : "Je ne peux pas oublier ce moment : c'est Roland qui m'a accompagné pour ma première sélection (17 janvier 1981, contre l'Ecosse). Nous avons pris l'avion depuis l'aéroport de Tarbes-Lourdes, puis le taxi ensemble à Paris. J'ai senti l'ancien qui prenait le petit nouveau sous son aile. C'était initiatique," avoue le Bigourdan, venu en voisin. "Roland s'est toujours mis au service du collectif, sans chercher à briller." Et l'ancien demi de mêlée, capitaine et entraîneur du XV de France de conclure : "Samedi, ce sera son jour de lumière..."