Chaque être porte en lui un chef d'œuvre et, dans le temps long que constitue notre existence, la difficulté consiste à l'identifier, l'extraire et lui donner vie. Dans les derniers instants d'une finale étouffante et serrée dominée à grands coups d'épaules par des Rochelais regroupés en tortue dorée sur tranches, Romain Ntamack est parvenu à construire sa merveille après avoir touché quelques minutes auparavant le fond du désespoir pour un coup de pied stratégique manqué au plus fort de ce match captivant.
C'est à ce moment-là que la notion d'équipe prit toute sa dimension : au lieu de lui faire reproche d'un dégagement trop ambitieux et mal dosé, ses partenaires l'encouragèrent à oublier cet échec pour mieux repartir à l'assaut de la digue rochelaise. Il restait six minutes à jouer. Et jouer, c'est justement ce que Romain Ntamack sait faire de mieux. Sa rage, il sut la sublimer et transperça au coeur alors que son équipe se lançait dans un baroud désordonné, cafouilleux et sans canevas.
Les Rochelais, qui ont peu à se reprocher, n'auront sans doute pas assez de l'été pour ruminer cette défaite qu'ils n'avaient pas su voir venir. Pourtant, leur plan était tracé au cordeau : peser de tous leurs poids - Skelton, Bourgarit, Atonio, Botia, Alldritt, Danty - sur la ligne de défense toulousaine, offrir à leur ouvreur Antoine Hastoy la possibilité de bonifier quelques temps forts au pied ou, au choix, constituer une poignée de ballons portés derrière pénaltouche à proximité de l'en-but adverse.
Jusqu'à trois minutes de la fin de ce choc en petit comité, leur stratégie fut suffisante pour espérer soulever, enfin, le Bouclier de Brennus. Mais pousser n'est pas gagner, peser n'est pas vaincre, dominer n'est pas suffisant. Le génie, et c'est heureux, a encore et toujours son mot à dire. Le mental et la lucidité aussi. Surtout quand il ne reste plus que deux minutes - money-time - et qu'avant cela, il a fallu batailler dur pour le gain de chaque mètre.
Joyau ovale que cet essai, Antoine Dupont dérivant doucement d'un ruck en position de neuf et demi, dix moins le quart, pour adresser une longue passe à Romain Ntamack. Qu'a-t-il bien pu se passer dans la tête du centre UJ Seuteni pour si mal se tenir et monter seul en pointe sur l'écarteur toulousain ? Tel un torero, celui-ci frôla la corne et, buste droit, tête haute, ballon tenu sur la poitrine, s'engouffra dans l'intervalle ainsi dégagé.
Plus de soixante-cinq mètres de course rectiligne, d'accélération crescendo. Le French Flair personnifié, à l'état pur. Six Rochelais passés en revue, réduits à l'état de piétons, de spectateurs de leur propre déchéance, incapables d'assener un simple plaquage aux jambes, transformés en statues de sel de l'Atlantique. Comme si Romain Ntamack, enchanteur malin, leur avait jeté un sort en passant, sublime et détaché, au milieu d'eux...
Mais, cinq finales et deux titres européens depuis 2021, le Stade Rochelais n'a pas dit son dernier mot et, sauf catastrophe industrielle peu probable, décrochera bientôt ce Bouclier de Brennus qui lui a longtemps tendu les bras, samedi soir, mais continue de se faire désirer. Le Stade Toulousain, lui, référence du rugby qui plait et qui gagne, accroche in extremis son vingt-deuxième titre de champion. On espère juste que dans dans trois mois, ce mélange de puissance et de flair irriguera le XV de France dans sa quête.