A quoi reconnaît-on un "classique" ? A sa récurrence et au son que composent les supporteurs quand ils sont réunis pour le vivre. Il draine des vagues de passionnés, tonne, éructe, secoue les travées. Ses fanions volent sous une armée de voix. La raison disparait au coup d'envoi, emportée par un flot de vibrations.
Toulouse versus La Rochelle : l'affiche est devenue depuis 2019 l'affrontement le plus prisé et certainement le plus intense du rugby français, dépassant Bayonne-Biarritz. Il faut remonter au Dax - Mont-de-Marsan des années 60, puis au Narbonne-Béziers des années 70 pour trouver trace d'un tel volcan en activité.
Jamais cinq sans six. Les Rochelais ne sont pas parvenus à vaincre leur bête noire - c'est sa vocation - en phase finale d'une compétition, qu'elle soit domestique, continentale ou internationale. Ils étaient pourtant bien partis pour réaliser l'exploit mais cette fois-ci, ce n'est pas une percée qui a scellé leur sort, mais deux coups de trop.
Un coup d'épaule, d'abord, puis un coup de tête. Que Uini Atonio ne puisse pas se baisser avec l'âge, lui qui brise les mêlées et les lignes d'avantage, personne ne lui en tiendra rigueur. Rouge, jaune, on pourra discuter longtemps de la couleur du carton qu'il a ou qu'il aurait dû recevoir, mais on n'enlevera pas aux Rochelais le courage, l'abnégation et l'envie dont ils firent preuve pour tenter de redresser la barre à quatorze.
En revanche, rien n'est plus impardonnable que le coup de tronche qu'asséna Reda Wardi au visage de son adversaire du soir et coéquipier en équipe de France, le talonneur toulousain Julien Marchand. C'est à la fois bête et méchant, triste et décevant. Je croyais ce type de réaction gommé du musée des horreurs à l'heure où le professionnalisme a lissé les comportements, policé les attitudes.
Un pilier restera toujours un pilier. On peut en rire. Après tout, à l'heure où, en France, la moitié des détenteurs d'une carte d'électeur s'apprête à voter pour le représentant d'un parti situé à l'extrémité du spectre politique, ce n'est qu'un sport, ce n'est que du rugby, mais, dans l'isoloir ou au sortir d'une mêlée, tout peut basculer sur un coup de tête.
Il est des victoires sans saveur et des défaites utiles, mais "pourquoi gagne-t-on ? " demeure la seule et unique question qui mérite d'être posée lorsqu'on pratique un sport ou tout autre activité, y compris politique. Pourquoi gagne-t-on, ou plutôt, "gagner, certes, mais pour en faire quoi ?" Additionner les ballons portés comme on collectionne les perles, multiplier les percussions axiales jusqu'à la nausée, peser de tout son poids sur la balance pour étouffer l'adversaire ?
Ce n'est pas ma conception du jeu de balle ovale tel que pratiqué au pays de Montaigne. Nous voulons des "Essais", dirait le sage de Dordogne, du haut de sa tour, mais "bien faits". Décoré de citations grecques et latines, son cabinet de réflexion raconte sous forme d'extraits plusieurs siècles de pensée. Si l'essai est une tentative qu'il faut oser, les initiatives déployées par les Rochelais et les Toulousains auraient plu à ce fin lettré.
"L'homme est intelligent parce qu'il a des mains", assurait Anaxagore. "Et parce ce qu'il s'en sert avec intelligence", répliqua Aristote. "C'est une belle harmonie quand le dire et le faire vont ensemble" : en livrant cet apophtegme, Michel de Montaigne relie les deux géants comme la passe au pied de Romain Ntamack déplace loin et large le jeu par-dessus la défense.
La demi-finale de vendredi soir entre Toulousains et Rochelais nous rappelle que deux préambules accompagnent depuis toujours le rugby : il s'agit d'un jeu de balle au pied (football) qui commence devant. Ce qui n'exclut pas d'y jouer à la main, ce que les Toulousains font à merveille ; ce qui n'autorise pas à cantonner l'action au près et au combat, ce dont les Rochelais abusèrent.
Pour la première fois de sa jeune histoire débutée en 2006, l'Union Bordeaux-Bègles sera en fusion, direction Marseille et une finale face à son meilleur adversaire, le Stade Toulousain. Deux fois, les Bèglais (1969, 1991) l'affrontèrent et l'emportèrent. Jamais deux sans trois ? Difficile mais pas impossible, même si on a vu les Unionistes piocher dans leurs réserves en fin de match face au Stade Français dont le jeu, rude et direct, n'offrit qu'une porte de sortie, le ballon porté, arme fatale conçue il y a un quart de siècle par Yves Appriou et ses Rapetous.