Le (magnifique, fulgurant, formidable, remarquable, tonitruant : choisissez) succès écossais face à l'Angleterre, sans oublier l'excellent Irlande-Galles bourré jusqu'au bout de suspense, place la victoire tricolore dans un vélodrome de Marseille vide au tiers très loin des canons actuels du rugby international. Et encore ne parle-t-on ici que de la pratique de l'hémisphère nord et pas encore de la tournée dantesque qui attend le XV de France en Nouvelle-Zélande dans quatre mois.
Au lendemain de ce vilain succès bleu qui met fin, enfin, à une série de huit rencontres infructueuses, une partie du staff échangeait avec une poignée de journalistes dans le club-house du stade d'Aix-en-Provence. Dehors, une pluie fine. Dedans, un voile posé sur ce match de bas de gamme. A côté de moi Jérôme Bianchi, debout et à l'écart. Discret. Trente ans d'amitié indéfectible. Le genre de mec avec lequel tu es en phase une fois pour toutes, sans avoir à régler de nouveau la longueur d'onde.
Ostéopathe pour les équipes de France de Coupe Davis et de Fed Cup, membre du staff de Sharapova et maintenant de celui de Wawrinka, Jérôme vit moitié au sud de Los Angeles moitié à Aix, sa vie d'après rugby consacrée au tennis, sport dans lequel il excelle. Nous avons quitté un peu avant la fin la conférence de presse tricolore pas vraiment convaincus par ce que nous y avions entendu. Une phrase faisait néanmoins écho chez Jérôme, habitué au très haut niveau international.
«On a des problèmes pour jouer ensemble». Je ne sais plus qui a prononcé cette phrase; Jean-Baptiste Elissalde, peut-être, qui débute dans la profession d'entraîneur national. Elle a enclenché chez Jérôme Bianchi la machine à remonter le temps. «Je me souviens de ce que nous disait Daniel (Herrero, bien sûr) : "L'initiative, c'est ce qu'il y a de plus important en rugby. On ne fait que 10% de bons choix dans un match. Alors, pour que l'équipe tourne dans le bon sens, on fait comment avec les 90% restant ? Et bien on s'adapte. Et le plus vite possible." Il faut réagir. Ce qui permet que la mauvais choix devienne le bon.» Je me serais cru de retour à Toulon, dans les années 80.
Comme tout le monde depuis vendredi soir et cette victoire sans âme ni neurones du XV de France face à de vaillants mais limités Italiens, Jérôme Bianchi, qui n'a pas perdu sa fibre ovale, tente de comprendre ce qui cloche. «La qualité des joueurs est là», assure-t-il en évoquant les Tricolores, ses frères, lui qui fut international en 1986. «Mais ce qui me frappe, c'est qu'ils ne réagissent pas les uns en fonction des autres. Un joueur prend une option mais personne autour de lui ne la comprend en temps réel.»
Il est bien placé pour le mesurer. Passé du sport le plus collectif qui soit, le rugby, au sport éminemment individuel qu'est le tennis, Jérôme Bianchi insiste sur ces notions de «réaction au partenaire» qui fait, pour lui, «la différence entre un sport individuel et un sport collectif.» Implacable. «Dans un sport individuel, il n'y a pas d'autres intervention que la tienne. Il n'y a pas de mouvement, pas de spirale ascendante ou descendante. Cette spirale, ajoute-t-il, qui est la clef du plaisir du jeu de rugby, par exemple, et du plaisir d'être ensemble pour le pratiquer. Dans un sport collectif, il y a du mouvement. Et il est créé par l'adaptation.»
Le haut niveau, précisent les experts, se construit à partir de la vitesse et la précision. Dans tous les domaines. La vitesse, c'est souvent ce qui fait qu'un excellent joueur de club ne peut pas franchir le cap international. On y ajoutera le mental. A ce sujet, j'y reviens, le XV de France n'a toujours pas de préparateur mental intégré, de développeur de la performance. Même les Ecossais s'y sont mis. Depuis quatre saisons. Et ça a l'air de leur réussir. Mais ils n'ont pas chez les joueurs d'ego à protéger et du côté du staff de pouvoir à maintenir. Là aussi, le rugby français est dépassé.