C'est par une allusion à Jérôme Bosch - peut-être le lointain ascendant du talonneur argentin de l'Aviron bayonnais - qu'avec faconde Jean Viviès, membre du blog et habitué de notre club-house épistolaire, ouvre sa chronique avant le double épisode de la Coupe des Champions. Il a su prendre à hauteur le ballon que je lui proposais. Et percer. Cet Aixois anglophile est, entre autres, l'auteur d'un remarquable ouvrage (Rugby Station ! aux éditions Interstices) sur ce jeu de balle ovale que nous aimons tant et qui a fait récemment mes délices de lecture par son érudition et ses anecdotes inédites.
"Le rugby tire son origine légendaire d’un geste transgressif. Un adolescent de dix-sept ans, avec un beau mépris pour les règles en vigueur, a soudain pris le ballon sous le bras lors d’un match de football qui l’ennuyait et a traversé le terrain en courant pour le déposer dans les buts. William Webb Ellis, élève à l’école de Rugby dans le Warwickshire, orphelin d’un officier de l’armée britannique, ne se doutait pas qu’on ferait de lui l’Isaac Newton de ce sport et qu’il donnerait même son nom au trophée des vainqueurs de la Coupe du monde.
Que nous dit aujourd’hui cette naissance dans un jardin anglais ? Elle nous rappelle ce que Thomas Arnold, le headmaster de l’école, avait imaginé à partir du rugby un projet éducatif destiné à former et canaliser des jeunes gens enthousiastes. Mais son projet avait trouvé une heureuse alchimie entre la contrainte et la liberté. En effet, si le rugby abonde en règles complexes revues sans cesse pour s’adapter à l’évolution du jeu, il promeut aussi un éloge en acte de la liberté.
On joue : au pied et à la main ; on court, on passe, on fonce, on crochète, on botte, on plaque, on pousse, on saute. Que de paradoxes dans ce sport, si familiers qu’on les oublie presque : pour aller de l’avant, il faut passer le ballon… en arrière. Il fallait des Anglais, ces excentriques organisés, pour inventer ce principe contre-intuitif, sans parler de ce bel oxymore qu’est la « mêlée ordonnée ». Et qui d’autres que des Anglais pour songer à un ballon ovale, héritier de la vessie de porc de la cordonnerie Gilbert, aux rebonds capricieux, qui introduit à tout moment de l’incertitude et de l’aléatoire.
Les règles du rugby, par leur abondance même et leur complexité, à côté de laquelle "l’algèbre est une rêverie de berger toscan" (Kléber Haedens), produisent un jeu qui n’est jamais aussi beau que quand il est débridé, et où les plus beaux exploits ne sont jamais que des essais.
Peut-être est-ce ce paradoxe fondateur dont tend à s’éloigner le rugby devenu professionnel ? Les schémas tactiques, fondés sur des combinaisons préparées et nourris de statistiques et de datas, ne risquent-ils pas de brider des joueurs pleins de talent, qui peuvent redouter ballon en main de ne pas respecter le plan et de déplaire au coach ?
Le magnifique match de Top 14 entre l’Union Bordeaux-Bègles et le Stade Toulousain du dimanche 24 mars dernier a montré sur le pré des joueurs voulant jouer et marquer des essais, et ces princes du Matmut Stadium (une pensée pour Jacques Chaban-Delmas, ancien trois-quarts aile international) ont offert un spectacle plus exaltant que certains matches du rugby international où la partition à suivre l’emporte sur l’inspiration.
Les trente-six chandelles du rugby ne se trouvent pas, comme l’image semblerait
l’indiquer, dans les up and under précédés de petits trains ou d’injonctions arbitrales (« Use it ! »), mais dans la splendeur et l’éclat du beau jeu. Le public, connaisseur comme moins connaisseur, aime au plus haut point les joueurs transgressifs tels Cheslin Kolbe, Brian O’Driscoll ou, avant eux, le regretté Barry John et le toujours jeune Gareth Edwards, ce dernier auteur en 1973 à Cardiff avec les Barbarians opposés aux All Blacks d’un des plus beaux essais de l’histoire.
La France possède l’un de ces joueurs qui, quand il n’est pas là, manque, comme le sucre qui rend le café amer quand on n’en met pas, Antoine Dupont - j’allais écrire William Webb Dupont - aux gestes déroutants de magique simplicité, aux accélérations qui étonnent même encore ses coéquipiers. Il joue au plus haut degré des riches potentialités de ce sport : plaquages efficaces, coups de pied millimétrés, passes incroyablement précises et rapides, vision du jeu immédiate façon Michel Platini dans ses années de gloire du ballon rond.
Ce demi plein de panache (de mêlée et d’ouverture) ne fait pas les choses à moitié. Mais on s’interrogeait : au rugby à sept, allait-il s’adapter, allait-il briller ? Les deux, mon capitaine. Cette forme du rugby offrant plus d’espaces libres à ses courses, on a vite compris que le talent se rit de règles un peu différentes.
La leçon de William Webb Ellis, et celle des élèves de l’école huppée de Rugby où les jeunes aristocrates se forgeaient un esprit, un corps et un mental, réside peut-être là. Jouer, c’est avant tout exercer sa liberté. Certes, on l’exerce pleinement dans un système de règles (sans code de la route, quelle conduite automobile, et sans le droit quelle société ?) mais ce système ne doit pas oublier qu’il est avant tout un moyen, une condition de possibilité et non une fin en soi.
Le rugby contemporain est face à ce défi : on peut multiplier les arbitrages vidéo, les Television Match Official depuis douze ans maintenant et les bunkers de huit minutes, l’esprit du jeu, né il y a deux siècles d’une transgression, est ce qui doit guider instances, arbitres, entraîneurs et surtout joueurs. Le spectacle de la liberté de l’homo ludens est celui de la vie. Jouez donc, messieurs, mesdames, jouez pour notre plus grand bonheur."