Il n'est pas envisageable de terminer la saison sans l'illustration de ce moment de fête, de bonheur et de joie. D'extase, osons le mot. Champion du monde moins de vingt ans ne donne pas droit à une étoile... Mais des étoiles, ils en ont plein les yeux, ces Bleuets ! Sacrés d'affilée, et donc double exploit. Juste se rappeler à quelles sauces la formation française a été mangée, ici et là, piétinée même. Comme si l'outil de Marcoussis désormais délégué aux centres de formation des clubs d'élite n'était pas capable de faire éclore le meilleur de nos générations bleues.
C'est chose entendue, et je ne pense pas que des Cassandre oseront revenir là-dessus : la formation française se porte bien, merci pour elle. Les oiseaux de mauvais augure iront se percher ailleurs. Le boulot effectué, la nouvelle formule lancée, la façon d'extraire le talent des jeunes pousses n'a rien à envier à personne. C'est d'ailleurs ce que disent, unanimes, certains entraîneurs étrangers : Steve Hansen pour les All Blacks, Heyneke Meyer chez les Springboks, en particulier, pour ne parler que des plus contemporains avec lesquelles j'ai évoqué le sujet.
Une fois ce constat gravé dans le marbre des carrières en devenir, la question reste entière : que vont-ils devenir ? Le DTN et ancien entraîneur-adjoint du XV de France, Didier Retière, dont les deux fils - Arthur et Edgar - pratiquent ce jeu à haut niveau, a souligné depuis quelques années déjà que le principal problème du rugby français et de sa relève se situait au moment où les jeunes joueurs quittaient la gangue formatrice - à vingt ans - pour devenir professionnels à plein temps.
Cette période de quatre saisons durant laquelle la quasi totalité de ces juniors passe sous les radars, Didier Retière l'a nommé "le trou noir". Lutter contre est compliqué, considérant la structure du rugby français. Nos meilleurs pousses préfèrent un salaire juteux dans un grand club même s'ils doivent cirer le banc (au mieux) à un début de carrière plus contraignant et moins lucratif en ProD2 ou dans le haut du tableau de Fédérale 1 : le temps de jeu ne contrebalance pas les émoluments. C'est dommageable.
Ceux qui brillent dans leur catégorie - c'est le cas des Français depuis deux saisons - manque cruellement de densité, de dureté, d'habitude au combat pour espérer, à un âge où pourraient s'ouvrir en grand les portes du XV de France, s'exprimer dans le Tournoi, les tests de novembre ou les tournées. Prenons le cas de Louis Carbonel et de Jordan Joseph, pour ne prendre qu'eux. Si les choses étaient bien faites, ils seraient déjà en partance pour le Japon.
Un qui n'y sera pas, c'est Mathieu Bastareaud. Franchement, à titre personnel, je pense que ça fait déjà un bout de temps qu'il ne devrait plus jouer en équipe de France. Si ça n'avait tenu qu'à moi, depuis 2009 et son mensonge pour protéger une table de nuit, lequel a quand même mobilisé deux Premiers Ministres et flouté l'image du rugby, je l'aurai laissé se consacrer aux joutes domestiques.
On tombe toujours par où on péche. Que l'entraîneur en chef tricolore, Jacques Brunel, n'appelle pas celui qui fut son capitaine en 2018 est d'une nullité affligeante. Ce staff de peu d'égards est désormais partagé sur une ligne de front : vitesse d'un côté, force de l'autre; l'option mouvement prônée par Galthié entré dans la bergerie, et l'approche conservatrice car rassurante maintenue par Brunel. Que François Cros, meilleur joueur de la dernière finale, ne soit pas dans les trente-et-un est pour moi péché.
Mardi débute la phase de préparation de la Coupe du monde 2019. Toutes les autres nations sont d'attaque. Pendant ce temps-là, à Marcoussis, ils n'étaient que huit pour aborder cette ligne droite. Huit parce que le Top 14 s'est éternisé et que priment les vacances. Il y a, comme ça, des raccourcis saisissants, des associations qui fâchent, des moments embarrassants, des visions qui s'entrechoquent que nous aimerions effacer : au moment où les Bleuets fêtent de retour en France leur double sacre, le groupe tricolore choisi pour disputer le Mondial au Japon pousse, dispersé, la grille de Marcoussis.
lundi 24 juin 2019
dimanche 16 juin 2019
Une saison Capitole
La saison ovale se termine sur un - presque - sans faute du Stade Toulousain, digne héritier de la Vierge Rouge avec seulement trois défaites dans une poule d'élite, exploit en forme de record, l'un des dix signés par l'équipe de Julien Marchand et de Jérôme Kaino. Davantage que cette finale remportée face à Clermont (24-18) avec deux essais de Yoann Huget - là encore, une première depuis 2005 -, c'est plutôt sur l'ensemble de sa saison que Toulouse impose le respect, une ascension commencée fin septembre 2018 après une défaite à domicile face à Castres, alors champion en titre.
Passation de pouvoir, le club du contre-ruck a laissé celui du jeu debout lever le bouclier de Brennus, fort d'une certaine idée du rugby de mouvement, mais aussi capable de sceller son succès à grands renforts de plaquages désintégrants à en dégoûter tous les golgoths auvergnats. On pourrait raconter par le menu cette finale dont on attendait tant et qui, parfois, vira au mauvais concours de fautes de mains, ce dont les Clermontois particulièrement maladroits se mordront les doigts. Bardés de capteurs informatiques et de puces à datas, ils feraient mieux, les Jaunards, de bosser tout simplement la passe s'ils veulent progresser plutôt que d'engranger de l'informatique.
Résumer comme le font certains supporteurs ce dernier match à une décision d'arbitre - essai de pénalité ou pas ? - est du dernier mauvais goût : Clermont a surtout disputé sa quatorzième finale sans parvenir à se sublimer, à se surpasser, inhibé une fois de plus par l'enjeu pour commencer seulement à se lâcher à un quart d'heure de la fin, trop tard. Un champion n'est pas seulement celui qui gagne, c'est surtout celui qui inspire. Et c'est là où Toulouse est grand.
Je retiendrai de cette finale un moment d'intense émotion une fois la fin du match sifflée et la joie immédiatement partagée. Au moment d'aller lever l'œuvre de Brennus-Ambiorix Crosnier, dit Brennus, en tribune présidentielle, Jérôme Kaino, capitaine depuis février dernier et la blessure au genou de Julien Marchand, laissa le jeune talonneur s'avancer pour se saisir du bouclier tant convoité. Un petit geste discret du double champion du monde (2011 et 2015) en dit plus long qu'un discours.
Toute l'humilité et la grandeur, l'éducation et la générosité d'une légende du rugby contenue dans cet instant témoigne de ce qu'est l'esprit rugby, hommage d'un authentique champion à son jeune capitaine. On comprend, dès lors, pourquoi les All Blacks dominent de si haut le rugby mondial : leur vision de ce jeu n'est pas seulement à hauteur de pelouse, elle s'élève vers des hauteurs de point de vue qui ne sont pas atteignables par tous et demandent à ce qu'on s'éloigne des raccourcis tentants, ainsi que nous y invitait Pétrarque gravissant le mont Ventoux.
Avant de tirer un trait sur cette saison Capitole, signaler que sur les quarante-six joueurs inscrits sur la feuille de match, samedi soir à Saint-Denis, dix-neuf étaient originaires des îles Pacifique : Mauvaka, Faumuina, Ulugia, Uhila, Arnold, Vahaamahina, Tekori, Kaino, Yato, Lee, Faasalele, Tolofua, Timani devant, Ahki, Moala, Nanaï-Williams, Naqalevu, Raka et Toeava derrière. A l'heure où certains clubs du Top 14 font le forcing auprès de leurs Îliens pour qu'ils refusent de disputer la prochaine Coupe du monde, contrevenant au règlement de World Rugby, on est en droit de s'interroger sur l'équité et l'éthique sportive.
Passation de pouvoir, le club du contre-ruck a laissé celui du jeu debout lever le bouclier de Brennus, fort d'une certaine idée du rugby de mouvement, mais aussi capable de sceller son succès à grands renforts de plaquages désintégrants à en dégoûter tous les golgoths auvergnats. On pourrait raconter par le menu cette finale dont on attendait tant et qui, parfois, vira au mauvais concours de fautes de mains, ce dont les Clermontois particulièrement maladroits se mordront les doigts. Bardés de capteurs informatiques et de puces à datas, ils feraient mieux, les Jaunards, de bosser tout simplement la passe s'ils veulent progresser plutôt que d'engranger de l'informatique.
Résumer comme le font certains supporteurs ce dernier match à une décision d'arbitre - essai de pénalité ou pas ? - est du dernier mauvais goût : Clermont a surtout disputé sa quatorzième finale sans parvenir à se sublimer, à se surpasser, inhibé une fois de plus par l'enjeu pour commencer seulement à se lâcher à un quart d'heure de la fin, trop tard. Un champion n'est pas seulement celui qui gagne, c'est surtout celui qui inspire. Et c'est là où Toulouse est grand.
Je retiendrai de cette finale un moment d'intense émotion une fois la fin du match sifflée et la joie immédiatement partagée. Au moment d'aller lever l'œuvre de Brennus-Ambiorix Crosnier, dit Brennus, en tribune présidentielle, Jérôme Kaino, capitaine depuis février dernier et la blessure au genou de Julien Marchand, laissa le jeune talonneur s'avancer pour se saisir du bouclier tant convoité. Un petit geste discret du double champion du monde (2011 et 2015) en dit plus long qu'un discours.
Toute l'humilité et la grandeur, l'éducation et la générosité d'une légende du rugby contenue dans cet instant témoigne de ce qu'est l'esprit rugby, hommage d'un authentique champion à son jeune capitaine. On comprend, dès lors, pourquoi les All Blacks dominent de si haut le rugby mondial : leur vision de ce jeu n'est pas seulement à hauteur de pelouse, elle s'élève vers des hauteurs de point de vue qui ne sont pas atteignables par tous et demandent à ce qu'on s'éloigne des raccourcis tentants, ainsi que nous y invitait Pétrarque gravissant le mont Ventoux.
Avant de tirer un trait sur cette saison Capitole, signaler que sur les quarante-six joueurs inscrits sur la feuille de match, samedi soir à Saint-Denis, dix-neuf étaient originaires des îles Pacifique : Mauvaka, Faumuina, Ulugia, Uhila, Arnold, Vahaamahina, Tekori, Kaino, Yato, Lee, Faasalele, Tolofua, Timani devant, Ahki, Moala, Nanaï-Williams, Naqalevu, Raka et Toeava derrière. A l'heure où certains clubs du Top 14 font le forcing auprès de leurs Îliens pour qu'ils refusent de disputer la prochaine Coupe du monde, contrevenant au règlement de World Rugby, on est en droit de s'interroger sur l'équité et l'éthique sportive.
lundi 10 juin 2019
Beau comme de l'attique
Considérant la faible intensité technico-tactique des barrages et des demi-finales, on est en droit de se demander s'il faut conserver le principe d'une phase finale réduite à trois étages. Le leader du Top 14 après vingt-six journées et son dauphin se retrouvent ainsi à Saint-Denis, et ce n'est que justice puisqu'on remarquera qu'il s'agit là, avec Toulouse et Clermont, des deux équipes qui proposèrent le meilleur rugby, voire le meilleur du rugby entre la fin-août et ce début juin.
A quoi s'attendre, samedi soir, au Stade de France ? A tout, sauf à un duel en toc. Il sera sans doute cantonné dans un premier temps sur la ligne d'avantage, là où les défenses tentent de s'imposer. Mais il n'y restera pas. Défendre demande tout - courage, abnégation, organisation, persévérance - sauf du génie. Et il se trouve que du génie, Toulousains et Clermontois en disposent. Citons seulement deux exemples de cracks, Cheslin Kolbe et Damian Penaud, capables de changer le cours d'un match à eux seuls et soudain cette finale s'enflamme dans nos esprits. Toulouse et Clermont alignent aussi des têtes pensantes, Sébastien Bézy et Greig Laidlaw, demis de mêlée qu'on n'attendaient pas à pareille fête.
Quelle que soit l'issue de ce match ultime, le Bouclier de Brennus sera levé par des mains expertes, posé ensuite sur des épaules de géants. Le Stade Toulousain (19 titres) et l'AS Clermont-Auvergne (13 finales) dominent le rugby français depuis plus d'un siècle. Aucun autre club impliqué dans cette phase finale n'aura maintenu son histoire dans l'élite sans jamais changer de division. Au-delà des classements, le rugby que Toulousains et Clermontois proposent ne date pas de la dernière considération tactique, des aléas du recrutement, de la soudaine envie d'un président, non... Il remonte aux origines.
Voici deux clubs immenses que presque tout oppose mais que l'essentiel réunit. Leurs histoires respectives n'ont rien en commun mais leur culture du jeu, même si elle ne colle pas à l'identique, recèle des trésors d'imagination, de recherche, d'organisation, de réflexion, et ce depuis toujours. Ugo Mola et Frank Azéma sont habités par le même exigence. Passés par la roche tarpéienne, les voilà en capitale pour un titre qui sacrera leur volonté de ne pas céder à la pression du résultat en restant fidèles à leurs convictions.
Le Stade Toulousain de Ugo Mola a écarté, en partie, le poids des gabarits pour lui préférer la vitesse, celle de Guitoune, Kolbe, Dupont, Bézy. Le Clermont de Frank Azéma panache ce registre avec de puissants finisseurs, Toeava, Raka, Moala. On aurait souhaité que leurs visions puissent s'exprimer au chevet d'un XV de France qui a bien besoin de convictions offensives plutôt que de rafistolages. En attendant cette reconnaissance méritée, la finale qui nous occupe doit davantage, et c'est heureux, à l'adhésion tactique qu'aux scores favorables, même si La Rochelle et Lyon furent de bons partenaires.
Faut-il supprimer la phase finale dans l'état actuel des choses, c'est-à-dire conçue pour remplir les caisses de la LNR ? La saison dernière, le titre est revenu à Castres, parfait outsider qui avait fait des vertus humaines son viatique. Cette fois-ci, le Bouclier de Brennus est placé sous le signe du jeu de mouvement et de la prise d'initiative, pas du contre-ruck. Reste à savoir si, comme c'est très souvent le cas en finale, l'enjeu de prendra pas le pas sur le jeu.
Clermont a connu l'échec, celui d'une saison blanche, ratée. Toulouse a pris le temps de construire l'après-Novès. Que ces deux géants, que ces deux pans d'histoire se retrouvent et s'affrontent demeure néanmoins un gage de qualité. Le choix des meilleurs sélectionnables présents sur la pelouse du Stade de France suffirait à redonner un peu de couleurs à notre équipe nationale. Voyez plutôt : Médard, Huget, Fofana, Guitoune, Ntamack, Penaud, Lopez, Bézy, Dupont, derrière, Iturria, Cros, Lapandry, Cancoriet, Vahaamahina, Mauvaka, Baille, Marchand, Tolofua, Kayser, Falgoux et Slimani, devant.
Toulouse-Clermont, la finale rêvée, attendue, imaginée ; un dernier rendez-vous après neuf mois de bagarres par tous les temps avant de tourner le page et de regarder vers le Japon. Le meilleur du rugby de France n'est pas à Marcoussis, malheureusement pour le XV de France, mais bien à Saint-Denis. C'est aussi l'enjeu de cette finale haut de gamme : en poussant le curseur du jeu, situer le vrai niveau d'un Top 14 si décrié.
A l'heure où je rédige ces lignes s'écartent avant le coup d'envoi les objections, les contrariétés et les malentendus. Notre plaisir est pensif devant tant d'heures d'heureuse exaltation. Je vous imagine, lecteurs, recevoir cette promesse au retour d'une promenade ou d'un dîner entre amis. Relisez cette chronique. Vous concevrez avec moi que le rugby n'est pas un accessoire divertissant ni le tintement des grelots assez inutile qui accompagne le "sérieux de la vie".
Le jeu est, comme l'art, l'activité véritablement métaphysique de cette vie. Paraphrasant les premières lignes de La naissance de la tragédie écrit par Friedrich Nietzsche en 1871, Clermont serait alors l'art apollonien et Toulouse l'art dionysiaque, "deux instincts qui marchent côte à côté, s'excitant mutuellement à des créations nouvelles et plus vigoureuses afin de perpétuer entre eux ce conflit des contraires qui recouvre en apparence seulement le nom d'art (que je change ici en rugby), qui leur est commun ; jusqu'à ce qu'enfin, par un miracle du "vouloir", ils apparaissent unis, et dans cette union finissent pas engendrer l'œuvre d'art " à la fois esthétique du rêve et de l'ivresse. Ce serait beau comme de l'attique.
dimanche 2 juin 2019
Le coeur qui se Serres
Samedi soir disparaissait Michel Serres. Avant lui, Jean Cormier, Jacques Verdier, Raoul Barrière, Pierrot Lacroix et Michel Crauste nous avaient eux aussi quitté, serviteurs de cette belle cause qu'est le jeu de rugby. Michel Serres appartient, lui, à ce magnifique aréopage de penseurs : entre autres Edgar Morin, Marcel Rufo, Boris Cyrulnik, Michel Onfray, Alain Badiou, André Comte-Sponville, Luc Ferry, Jacques Rancière et mon ami Christophe Schaeffer, ancien demi de mêlée de Plaisir, ce qui ne s'invente pas.
Le rugby a tissé un profond cousinage avec la littérature (Mac Orlan, Blondin, Perret, Haedens, Gracq...), la peinture (Delaunay, Lhôte...), la musique (Honneger...) et donc la philosophe. Dans ce blog grand ouvert à tous les talents (Sylvie Colliat, Benoît Jeantet, Laurent Bonnet...), le choix de Christophe - avec lequel j'ai eu le bonheur de publier "Le dictionnaire des penseurs" - pour rédiger une chronique en hommage à cette immense figure, à ce parangon d'intelligence qu'est Michel Serres, est pour moi une évidence. A toi de jouer, Christophe :
"Il y a quelques jours, je perdais un ami cher, Michel Crauste. Aujourd’hui, c’est un autre Michel qui s’en va,
évoluant, lui aussi, au poste de troisième ligne durant ses plus jeunes années.
On dit que les grands esprits se rencontrent, ce sera donc ici dans l’au-delà
de l’Ovalie… Heureux celles et ceux qui se trouveront à leur côté. En
attendant, le S.U. Agen pleure son premier supporter, tandis que la philosophie
pleure son dernier Socrate.
Il s’en était fallu d’un rien
pour que l’ultime « Grand entretien » de feu Flair-Play soit
avec Michel Serres, une manière de finir en beauté dans cette grande aventure
humaine. Tout était prêt mais le rendez-vous n’a jamais eu lieu, bien que nous
étions voisins, à portée de drop. L’échec de la tentative fut certainement lié
à la santé précaire du philosophe et à une fatigue trop prolongée.
Voisins, disais-je. Oui. Par la
géographie. Mais pas seulement. La philosophie est une cartographie de l’esprit
qui réunit autant les aventuriers du ballon ovale que les péripatéticiens de la pensée. Tout est toujours une question
de repère et d’orientation. Si cet entretien avait eu lieu, j’aurais justement
proposé à Michel Serres d’être Socrate, ce patriarche à la figure de sage et à
l’esprit si aiguisé, tout comme lui.
Qu’est-ce que ce grand philosophe
aurait donc à dire sur le rugby d’aujourd’hui ? Nous ne le saurons jamais. Je
reste cependant convaincu que la carrure de notre troisième ligne agenais, avec
ses pensées « côté ouvert », n’aurait pas éludé la question, de même
qu’il aurait su dire en quoi la philosophie et le rugby sont intimement liés.
« Au fond, quelle serait la différence de nature entre les deux ? »
Voilà peut-être ce que nous aurait demandé Michel Serres avec la simplicité et
la profondeur qui étaient les siennes.
La philosophie occidentale est en
effet née d’un combat engagé sur un pré qu’on appelle l’agora. Avec, en son
centre, trois préceptes majeurs, formulés par Socrate : « Connais-toi
toi-même »; « Je sais que je ne sais
rien »; « Mieux vaut subir
l’injustice que de la commettre ».
Nul doute que Michel Serres
aurait éclairé le rugby et la philosophie à partir de ces préceptes, et montré
notamment en quoi Socrate a formulé ici les bases d’un jeu (de société) qui,
fondamentalement, apprend à se connaître en faisant face à autrui. S’agissant
de l’idée que notre plus grand savoir porte sur notre ignorance, l’humilité qui
en découle ne s’inscrit-elle pas au fronton de toutes les écoles de rugby et de
la vie ? Quant à subir l’injustice ? « Bien sûr, Monsieur l’arbitre ! Ce
n’est pas moi qui ai fait la faute mais je sors… »
Voilà donc comment la philosophie
est née et comment elle se pratique sur tous les terrains, chaque dimanche,
sauf à vouloir tout mettre par terre, à dénigrer cette énergie vitale en jouant
les cyniques. Alors, merci Monsieur Serres de nous rappeler d’où nous venons et
pourquoi il est encore possible de croire en ce monde, malgré tout. Vous avez
été un guide et vous continuerez de l’être pour celles et ceux qui se tiendront
sous vos chandelles de pensées éclairées et éclairantes."
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