Héroïque, certes, mais surtout paradoxal... Après plus d'un siècle d'existence, le Stade Rochelais est devenu, samedi dans un stade vélodrome de Marseille en fusion, le champion de la compétition la plus ouverte. Héroïque dans la forme prise par ce succès, et paradoxal tant ce club cultive la discrétion, pour ne pas dire la mise au secret. Ainsi, à ses premières grandes heures, dans les années 1960, renforcé par un quarteron de Basques montés dans le Nord pour y trouver fortune de mer, il s'était hissé à trois reprises en quarts de finale du championnat de France - battu à chaque fois par Dax, qui a aujourd'hui disparu de l'élite - et cela semblait s'accorder à ses vertus.
Son palmarès comptait deux Coupes de la Ligue, en 2002 et 2003, défunt challenge de faible renommée, mais surtout trois titres de champion de France juniors acquis en 1971, 1973 et 1974 avec des équipes composées uniquement de jeunes joueurs de cru, jusqu'à aligner un peu plus tard en équipe première une ligne de trois-quarts à nulle autre pareille si l'on considère que les frères Désiré, Elissalde et Morin étaient tous natifs de Port-Neuf, ce quartier de La Rochelle où est situé le stade Marcel-Deflandre.
Après avoir flotté dans le milieu de tableau de la ProD2, mais toujours soutenu par un public fidèle, le Stade Rochelais a remonté le courant contraire, marée après marée. Géographiquement enclavé, éloigné des zones d'achalandises du rugby, hermétique au modernisme, suscitant rarement l'intérêt des médias, le Stade Rochelais n'avait aucune chance d'attirer un mécène. Mais ce qui constituait alors ses limites est devenu son point fort.
Sous la férule de son ancien flanker Vincent Merling devenu président, le Stade Rochelais a fédéré un demi-millier d'entreprises locales puis régionales, multiplié par trois son affluence en agrandissant son stade désormais à guichets fermés, et recruté sans discontinuer des sans-grades, puis des oubliés, et enfin des internationaux étrangers de renom en fin de carrière, avant d'être à même d'attirer des Tricolores en mal de temps de jeu.
La saison dernière, deux finales malheureuses préfiguraient ce sacre européen extrait au forceps sur la ligne d'avantage, final étouffant devant l'en-but irlandais soudain assiégé. Cet épilogue à suspense raconte la conviction mise à détruire la confiance d'une équipe du Leinster largement favorite et à bon droit considérant son parcours. Aux plaquages désintégrants qui éparpillèrent le jeu irlandais naguère si bien assemblé, à l'essai initial de Raymond Rhule inscrit au grand large dès la 12e minute, succédèrent les coups d'étrave au ras des rucks. Ils percèrent deux fois la ligne bleue, par Pierre Bourgarit à l'heure de jeu - toujours un moment clé - puis par Arthur Retière juste avant cette sirène libératrice.
Par l'inexorabilité de son jeu axé sur le défi frontal parfois contrebalancé par des jaillissements en bout d'ailes, par la puissance de son pack déterminé à briser patiemment les velléités adverses, par ses mâles certitudes au combat, et une solidarité sans faille quand le vent contraire frappe sa proue, le Stade Rochelais modèle 2022 ressemble à s'y méprendre, et pas seulement sur le terrain, à l'AS Béziers qui domina le rugby français des années 70.
Certes vertueux, le Stade Rochelais n'échappe pas à la loi d'un marché qu'il domine en maîtrisant les subtilités du "salary cap", garde-fou budgétaire mis en place pour éviter les dérives. De cette équipe construite pour vaincre droit au but, s'exileront à la fin de cette saison le demi de mêlée-ailier Arthur Retière, héros de Marseille, mais aussi le pilier Dany Priso, l'ouvreur Ihaia West - alors qu'il a enfin trouvé la bonne carburation après trois saisons de tâtonnement - et le centre Jérémy Sinzelle, joueur-clé du vestiaire et couteau suisse. Ainsi va le rugby professionnel, froid et sans grâce.
Par le plus grand des hasards, le Top 14 nous offre dimanche prochain à la tombée de la nuit une opposition de gala entre le vainqueur du Challenge européen et celui de la Coupe d'Europe, un Lyon - La Rochelle dont on peine à imaginer le contenu après les diverses célébrations qui n'ont pas manquées d'inonder les gosiers sur les berges du Rhône et les bords de l'Atlantique. Un choc à bascule dont l'issue s'annonce cruelle puisque, derrière Montpellier, Bordeaux et Castres déjà qualifiés pour la phase finale, La Rochelle, le Racing, Toulouse, Toulon, Lyon et Clermont, séparés au classement par cinq points seulement, luttent au finish pour s'arracher des mains les trois tickets d'entrée. Nous n'avons pas fini de vibrer.