lundi 27 février 2023

Ah, cet essai !

Comme Philippe Sella avant lui, autour duquel les différents sélectionneurs construisirent leur XV de France entre 1984 et 1995 - premier sur la liste -, Gaël Fickou s'est inscrit dans le décor tricolore sans que depuis 2016 son nom fasse débat. On avait presque tendance à oublier à quel point sa présence sécurisait la défense française jusqu'à ce que les quinze plaquages assénés aux Ecossais - pour zéro raté - ne viennent le rappeler.
Il a aussi quelque chose de Yannick Jauzion: la haute stature, le délié facile, l'humilité non feinte, la discrétion assurée et surtout cette capacité à faire jouer autour de lui après qu'il ait fracassé la défense adverse. S'infiltrant aussi en déliés dans la faille pour en ressortir sans jamais faire le pas de trop. Il est - 77 sélections au compteur bleu - cette poutre maîtresse qu'un J.D. Salinger des comptes rendus ovales pourrait hisser haut !
Il y a quelques années de cela, nous devisions au calme dans le hall qui jouxte la salle de presse de Marcoussis, lui tout jeune appelé, peu au fait des us et coutumes tricolores. De l'histoire du XV de France, aussi. En particulier de cet art, typiquement français, d'une association des trois-quarts dans la vision généreuse, enjouée et altruiste du jeu construite au sein de l'Aviron bayonnais des années 10 et 20 du siècle dernier, sous la conduite du Gallois Owen Roe, et magnifiée ensuite par Jean Dauger, le père de tous les centres.
Un autre géniteur, plumitif celui-là, Denis Lalanne, s'était un jour étonné que Yannick Jauzion, qu'il avait rencontré aux Sept-Deniers, ne connaisse pas l'existence de Jean Dauger. De la même façon, Gaël Fickou - mais il n'était pas le seul - n'avait aucune idée de la place occupée dans la galerie des Illustres par celui qui était alors le manager de l'équipe de France, à savoir Jo Maso. J'espère que dans quatre décennies, pas un trois-quarts centre appelé à porter le coq ne restera coi lorsqu'on lui demandera ce que lui inspire le nom de Gaël Fickou.
Car à l'instar de ses glorieux devanciers - Dauger, Martine, M. Prat, les Boniface, Maso, Trillo, Bertranne, Sangalli, Belascain, Codorniou, Sella, Charvet, Bonneval, Castaignède, Jauzion - et ceux comme André Brouat, Patrick Nadal, Philippe Mothe et Henri Cistacq qui mériteraient d'avoir porté au moins une fois le coq sur leur cœur, le félin francilien marque son époque. On attend maintenant qu'il la transporte, l'inspire, l'élève vers ce sommet encore jamais atteint par un XV de France, à savoir ce titre mondial qui nous tend la main.
Avant le Crunch à venir, j'entends les critiques remonter mezzo voce concernant le succès bonifié obtenu au forceps face à l'Ecosse, dimanche dernier, au terme d'une rencontre chaotique, déstructurée, indécise et furieuse, dans un Stade de France en fusion. Mais rien n'est jamais parfait, et ce jeu ne dispose pas de note artistique pour satisfaire les jamais contents de la victoire, les ratiocineurs de la performance absolue. Tant mieux. 
Sublimant leur esprit de corps défensif en rage lucide pour conquérir un bonus offensif, utilisant chaque espace, chaque opportunité, chaque seconde des dix dernières minutes pour créer la cassure, les coéquipiers d'Antoine Dupont ont montré assez de ressources mentales, techniques et stratégiques pour réordonner à leur profit le chaos. Et celui qui, farouchement déterminé, déposa le ballon précieux dans l'en-but calédonien après avoir ouvert le côté fermé, s'est inscrit à cet instant précis dans notre mémoire ovale. En chimie comme en rugby, rien ne se perd, tout se transforme.

samedi 25 février 2023

Au révélateur écossais

Dans le numéro trois de l'excellent trimestriel Raffut, mon confrère et ami Arnaud David dresse, au terme d'une riche interview de Fabien Galthié, les commandements du nouvel Evangile, titre-t-il. 1- Passer le moins de temps possible dans son propre camp et utiliser en priorité le jeu au pied pour en sortir. 2- En attaque, ne pas tenir le ballon plus de vingt-deux secondes dans la zone qui va d'une ligne des 22 mètres à l'autre. 3- Ne pas commettre plus de quatre fautes par match dans cette zone, afin d'éviter les pénaltouches lesquelles débouchent trois fois sur quatre sur un essai. 4- Monter très vite en défense au centre du terrain pour faire reculer l'adversaire au plaquage.
Il y a deux semaines, aucun des quatre points de cette doctrine n'a été respecté face à l'Irlande, loin s'en faut. Le Racingman Gaël Fickou avouant la veille de France-Ecosse dans L'Equipe avoir "un peu trop voulu tenir le ballon alors que nous sommes une équipe qui marque sur des contre-attaques en très peu de temps de jeu". S'agissait-il d'une volonté délibérée des joueurs de toucher le ballon au lieu de s'en débarrasser ? Avaient-ils pour cela l'accord du staff ? La réponse à ces questions qui taraudent les observateurs depuis l'échec dublinois leur sera donnée dimanche après-midi à Saint-Denis.
Fabien Galthié - 32 matches en bleu, dont 25 victoires depuis janvier 2020 - a maintenant l'habitude d'assimiler le (très) haut-niveau au chaos : des éléments émotionnels parasitent, explique-t-il, la justesse des choix, floutent la lecture du jeu et grillent la communication sur le terrain. Se préparer à toutes les situations que génère le chaos n'est pas pour autant une garantie de réussite. Par définition, le tumulte et l'incohérence ne peuvent être anticipés. Mais vouloir dominer le chaos est-il pour autant illusoire ?
Dans les années 83-89 du siècle dernier, la théorie deleplacienne de la polyvalence des rôles trouva son acmé au Stade Toulousain sous la conduite du duo Villepreux-Skrela. Pour se rendre maître du désordre, rien de mieux que de le créer soi-même en proposant, debout, des séquences de déplacement du ballon par un jeu de passes et, d'une même foulée, en pénétrant par rangs serrés dans un intervalle collectivement identifié. 
Désarticuler la défense à partir d'une situation inédite - relance depuis son propre en-but, à la façon de Romain Ntamack face aux All Blacks en novembre 2021 - a toujours été la manière du XV de France depuis 1960 et l’avènement du French Flair. Et pour ceux qui auraient un doute concernant le Grand Chelem 1977, je leur conseille vivement de revoir l'essai dublinois de Jean-Pierre Bastiat, modèle d'improvisation, enchaînement spontané au cœur du chaos, justement.
Dans la Passion selon saint Fabien, il est question d'énergie, d'espace et du jeu adverse (le coach tricolore nomme cela "en face" et il aurait pu trouver mieux...). Les artifices sémantiques délimitent son territoire d'entraîneur, à l'instar de ces philosophes qui ne conçoivent leur pensée qu'à partir du logos qu'ils imposent à leurs disciples, lecteurs, suiveurs, exégètes, thuriféraires. Ce qu'avait bien compris Nietzsche qui, en philologue qu'il était, détestait ce maquillage verbeux. 
Mais vous auriez tort de croire que cryptage - en philosophie comme en rugby - n'est que vernis : ce peut être une recherche d'identité, car aucun mot n'est neutre. Comme pour les notes de musique, leur choix crée un univers articulé en fonction du rythme, des accords associés, de la mélodie dessinée, du contrepoint ajouté. Concernant le XV de France, on entend et on lit "kicking game", "jeu en black", "split", "taser", "poussée horizontale". Telle est sa petite musique de datas.
Dans ce Raffut de février - qui comporte par ailleurs quelques belles pages avec Antoine Blondin, Léon Mazzella, Guilhem Herbert, Gavin Mairs, Nicolas Espitalier - Fabien Galthié conclut son carnet d'entretien par une élévation d'une rare profondeur chez un entraîneur de rugby : "On essaye  de développer l'interaction maximale entre les joueurs. C'est ce qu'on appelle le rugby non joué. On est tellement connecté que ta décision, c'est ma décision, et je la sens. Je ne suis jamais seul. C'est un cercle vertueux. Et quand on arrive là, il y a quelque chose qui tient à l'irrationnel. C'est comme s'il y avait un fluide. Tout arrive, les passes, les plaquages, les messages. Sans se parler. C'est de l'ordre du mystique." 
Espérons maintenant que cette allégorie - ou allégresse - trouvera une ré-partition favorable sur la scène dionysienne, ce dimanche, face à un adversaire, l'Ecosse, qui a déjà piqué deux fois le XV de France du compositeur Galthié.

dimanche 12 février 2023

Claque de fin

Nous attendions beaucoup de ce sommet dublinois entre les deux meilleures nations du moment au classement World Rugby. Nous n'avons pas été déçus. C'est même l'admiration qui l'emporte, principalement pour la pugnacité, l'inventivité et la constance irlandaise. Aussi pour l'initiative prise par Damian Penaud contre toute raison dans ses vingt-deux mètres au moment de récupérer le ballon poussé vers lui par deux mauvaises passes - Romain Ntamack dans le vide, Thomas Ramos d'une claquette.
Un seul essai français, donc, à l'Aviva Stadium, mais quel éblouissement ! Une inspiration digne des plus glorieux anciens - Jacky Bouquet, Serge Blanco, Emile Ntamack, Vincent Clerc. Un choix de jeu au culot, bien fait pour défier l'entendement, la raison, la rigueur, bref, tout ce qui éteint la magie. C'est pour ce genre d'action née de rien, voire de moins que rien, qu'on aime le rugby et qu'on attend l'exploit enchanteur, ce contre-ut ovale qui tranche l'air.
Mais ce n'est pas avec du génie et des coups de folie, des contre-attaques fulgurantes et de séduisantes arabesques que ce XV de France deviendra champion du monde dans sept mois, d'autant qu'il n'est pas parvenu à museler cette équipe d'Irlande qui rêve de Grand Chelem depuis son succès à Cardiff en ouverture d'un Tournoi plus serré qu'imaginé en attendant la venue de l'Angleterre à Dublin en clôture, le 18 mars prochain.
Victorieuse au finish de l'Australie et de l'Afrique du Sud à l'automne dernier, laborieuse face au Japon et à l'Italie, l'équipe de France n'a pas su et pu sceller un quinzième succès d'affilée, rien de surprenant compte tenu du changement de stratégie qu'elle s'est infligé, préférant désormais la conservation du ballon dans son camp au jeu de dépossession qui avait fait jusque là sa réussite. Pour ajouter une corde à son arc, masquer ses véritables intentions, considérer que la nouvelle interprétation du jeu au sol pénalise les gratteurs, ou répondre à une demande des joueurs ?
L'ère contemporaine offre une place de choix aux datas, ce qui influe lourdement sur le contenu des analyses de match, trop focalisées sur les statistiques et les pourcentages. Il y en a pourtant un qui m'interroge : 4. En pourcentage, le temps passé par les Français dans les vingt-deux mètres adverses. Significatif d'une impuissance - je l'espère momentanée - à construire un jeu efficace face à la nation numéro un. Contrairement à ce qu'affirmait Romain Ntamack à la fin de ce match, jamais l'équipe de France n'a été en position de l'emporter à Dublin. D'où mon inquiétude.  
Après cette défaite, il nous faudra maintenant prendre les aubaines comme elles viennent, match après match - oui, je sais. Et donc accueillir les Ecossais en toute humilité, l'esprit libéré de scories, à commencer par ce fantasme de Grand Chelem et de l'étiquette de favori inconsidérément collée par d’indécrottables optimistes ; revenir aux fondamentaux du Tournoi patinés par un siècle de rencontres ; aussi à des tactiques simples et rodées en desserrant les carcans pour laisser cette jeune génération - Baille, Marchand, Flament, Jelonch, Dupont, Ntamack, Moefana, Penaud et Dumortier - s'éclater comme elle l'entend.
Ah, ce bon vieux France-Ecosse à venir... Longtemps, les Calédoniens furent nos pires ennemis. Au début - entre 1910 et 1953 -, ils ne voulaient pas de nous dans les Cinq Nations au motif que l'argent distribué aux internationaux par les clubs et les mauvaises manières de notre public à Colombes n'avaient pas leur place entre gens de bonne compagnie. L'Auld Alliance réinitiée, les Ecossais d'aujourd'hui - futés, adroits et inspirés dans le sillage de leur ouvreur Finn Russell - nous enchantent. A cappella, leur Flower of Scotland n'a pas d'équivalent. A Saint-Denis, leur fougue mettra nos intentions à l'épreuve. C'est heureux.
Chez les cousins d'Amérique, sublime et historique 57ème Super Bowl conclu par la victoire des Chiefs de Kansas City (38-35) sur les Eagles de Philadelphie. 

dimanche 5 février 2023

Gens de Dublin

C'est grotesque. A ce (haut) niveau de compétition, dix-huit fautes témoignent d'une faille. Surinvestissement et excès de zèle ? Manque de maîtrise et de lucidité ? Sans doute un peu de tout cela, et autre chose encore. Car comment expliquer l'indiscipline tricolore face à des Italiens, certes accrocheurs, mais loin du niveau qu'on voulait bien leur prêter après leurs succès au Pays de Galles il y a un an et face à l'Australie en novembre dernier ? 
Avouons-le, pendant un quart d'heure, de la 51e à la 67e minute, nous avons craint que ce XV de France ne s'incline à Rome et ouvre une semaine d'inquiétude. Pas tant pour regretter le changement de système de jeu tel que voulu cette année par le staff technique, à savoir le passage de la dépossession - présentée hier comme la panacée - à l'initiative, histoire d'ajouter une corde à la lyre bleue dans la perspective du Mondial à venir, que s'interroger sur l'impact qu'a eu sur Antoine Dupont et ses coéquipiers le climat délétère qui plombe le rugby français (crise à la LNR et à la FFR, invitation de Bernard Laporte à Capbreton au chevet des Tricolores, tension au sein d'Ovale Ensemble qu'on croyait insubmersible).
Comme les Irlandais à Cardiff, les Français ont récolté une victoire bonifiée. Mais l'écart entre ces deux succès est abyssal : les approximations de coqs qui courraient parfois sans tête contrastent avec la rigueur clinique des porteurs de tréfle ; le jeu bleu erratique n'a rien de commun avec l'horlogerie verte. Tous les bonus ne se valent pas. Pourtant, après un peu moins de trente minutes, les Français, comme les Irlandais, avaient rempli les trois-quarts du contrat. "Les erreurs sont les portes de la découverte", écrit James Joyce dans Gens de Dublin. On ne conseillera jamais assez aux Tricolores de lire cette oeuvre avant de s'embarquer pour l'Irlande.
L'antipasti avalé, reste maintenant à imaginer à quoi ressemblera le premier grand sommet de Six Nations 2023. Il a d'abord un avant-goût de quart de finale de Coupe du monde, puisque les chemins irlandais et français se croiseront peut-être à ce stade-là de la compétition. Mais si l'on veut bien rester à hauteur de Tournoi, le vainqueur du défi de Dublin, samedi après-midi, poursuivra cet hiver sa route nimbé d'une aura, ou du moins d'un important capital-confiance. Car c'est bien de cela dont il s'agit.
A Rome, on a senti les Tricolores hésitants, on les a vu maladroits, empruntés parfois, cherchant des solutions dans l'entre-jeu, là où d'habitude ils se débarrassaient du ballon au pied pour mieux contrer l'adversaire. Je ne serais pas surpris si pour Dublin et d'un coup de balancier, ce XV de France peu assuré revenait samedi à ses penchants de novembre afin de ne pas s'offrir inutilement à son adversaire...
Bonne nouvelle, il n'y aura pas de journée de Top 14, ce week-end. On respire. Nous pourrons ainsi savourer comme il se doit cet Irlande-France qui nous fait saliver par avance. Disons-le, ces doublons de calendrier sont la tare du professionnalisme, presque une insulte aux clubs qui ne méritent pas l'indifférence du grand public et surtout des médias. Toujours la même antienne : franchement, il y a bien moyen de caler deux journées ailleurs que durant le Tournoi, non ? On ne saccage pas un tel monument.
En attendant, privé de ses internationaux, le Stade Toulousain, victorieux sans séduire d'un Aviron Bayonnais décomplexé, trottine en tête du classement, loin devant le Stade Français et La Rochelle battu à domicile par Lyon. On tient là un top 4 très provisoire qui s'efface car notre regard est désormais tourné vers Dublin, comme celui d'Ulysse scrutant Ithaque. On espère qu'à l'image du personnage de l'Iliade les Tricolores, en pleine guerre des trois (Irlande, Ecosse et France invaincus), useront de la mètis tels les héros de la mythologie grecque dont ils partagent désormais une forme d'odysée.