Nous regardons ce qui nous échappe s'éloigner jour après jour, jusqu'à douter d'une reprise des championnats tant les cas de contamination s'intensifient et se multiplient. D'évidence, il est illusoire d'imaginer isoler complétement des jeunes et des moins jeunes joueurs d'une société de consommations qui additionne les tentations; et même les plus inoffensives commencent à inquiéter tant le moindre contact génère de complications. Il suffit d'un rien, d'une errance, pour que l'édifice précautionneusement construit menace de s'écrouler.
Jouer. Jamais ce simple verbe, inventé pour rendre compte de l'occupation de la Lydie par les troupes de Cyrus le Grand, si l'on en croit le Sarladais Etienne de la Boétie, n'a autant mis en danger la vie d'autrui. Jouer, en rugby, c'est toucher le ballon, plaquer l'adversaire, se lier : c'est affaire de contacts. Mais l'amour du jeu aux temps du Covid-19 est associé au pire des transferts : celui qui consiste à passer le virus.
Puisqu'il est contraint - deux billes au-dessus d'un masque -, jamais notre regard sur le rugby n'a été aussi acéré. "Que pensez-vous de ce que vous voyez ?". L'injonction de la philosophe Barbara Cassin s'enveloppe d'une actualité saisissante. Mon regard appelle impérativement à décrypter. Que vois-je ? Un ersatz de rugby, de jeunes adultes à l'arrêt, de la crainte et de l'envie. J'ai vu aussi des entraîneurs se désolidariser et d'autres faire front commun. Je verrai la LNR monter à l'assaut de la citadelle World Rugby à la façon de Michael Kohlhaas prenant les armes, une campagne électorale secouée par un vent mauvais qui déracine une forêt de bonnes résolutions mal plantées.
"Que pensez-vous que vous voyez ?" serait mieux ajusté à ce qui se déroule sous nos yeux et qu'il nous faut décrypter sans tarder du mieux possible. Les barbares sont aux portes. Barbares sont ceux qui "blablatent" : ils ne savent ni le grec ni le latin. Ils sont ceux qu'on ne comprend pas, les politiquement incorrects qui n'appartiennent pas à la cité. Ils n'obéissent pas à ses lois puisqu'ils ne les saisissent pas.
Ainsi, voir c'est comprendre. Et pour mieux regarder captons l'arrière-plan, sortons du cadre imposé, émancipons-nous des limites. Méfions-nous, surtout, de ce qui nous saute aux yeux. Au silence succède le vide, avons-nous chroniqué à de multiples reprises sur ce blog, et vous vous êtes faits l'écho de cet enchaînement d'inquiétudes. Allons-nous pouvoir continuer à jouer, à nous abreuver à cette source ludique si le rugby tel qu'il s'est bâti tend à détourner la partie de son lit originel ? Car il est désormais davantage question de jauge que de jeu, économie oblige.
Nous ne faisons que subir les événements et nous adapter. A l'évidence, nous avons échoué à imaginer le monde d'après. Nous n'avons rien transformé puisque nous n'avons même pas essayé. Nous n'avons rien à tenir puisque nos promesses s'écrivent sur du vent. Le monde d'avant, celui de mars - le mois, pas la planète - a soufflé plus fort que nos illusions. Je voulais être partie prenante de l'An I. Je ne suis que de saison. Et voici déjà la fin de l'été.