Forcément, on se sent un peu honteux. Deuxième nation mondiale en terme de licenciés, la France a quitté le Japon à l'issue des quarts de finale. C'est quand même un exploit - mesurez le paradoxe - considérant que les observateurs avisés, dont Côté Ouvert fait partie, imaginaient les Tricolores rentrer piteusement dès la fin des matches de poule après avoir été battus par l'Argentine puis l'Angleterre. Honteux car avec autant de moyens - financiers, sportifs, humains, structurels - le rugby français n'a pas été capable de fourbir un projet viable pour décrocher le titre mondial. Ce que les Anglais avaient su faire pour 2003 et risquent bien de rééditer samedi, à Yokohama.
Honteux parce qu'à force de se payer de mots, c'est-à-dire de multiplier les déclarations d'intentions qui n'engagent que ceux qui les écoutent, les dirigeants fédéraux français se sont décrédibilisés. Alors quoi, nous ne sommes pas capables de structurer un projet de quatre ans et de trouver les hommes pour le mener à bien ? Les Anglais, eux, y sont parvenus, et quelle que soit l'issue de leur finale contre les Springboks - arbitrée par Jérôme Garcès, seule présence française au plus haut niveau faut-il le signaler - ils auront prouvé qu'une nation qui se soude autour d'un objectif commun sera toujours plus forte qu'un pays riche de talents qui tirent chacun de leur côté en fonction de leurs intérêts propres et de leur agenda personnel.
Un championnat professionnel qui phagocyte l'élite ? Comme nous, les Anglais l'ont. Des JIFF ? Comme nous, ils ont créé leur EQP (England Qualified Played). Des clubs qui déconnent avec le salary cap ? Les voilà très emmerdés avec les Saracens, qui trichent. Des internationaux qui déconnent ? Nous en avons quelques uns, et Sébastien Vahaamahina, qui a craqué en quart de finale face aux Gallois, en est un exemple parmi d'autres ; eux les virent avant qu'ils fassent du grabuge. Exit donc Dylan Hartley, Ben Te'o et Mike Brown. Pas de sentiment, de justification, d'excuse, de faux-semblant : manager, c'est parfois ne pas ménager.
Des variations pied/main, large/près et haut/profond, un système que font coulisser deux ouvreurs, des jeunes flankers inoxydables, une conquête millimétrée, des combinaisons d'attaque huilées : le jeu de la Rose respire la précision, la confiance et l'intelligence collective. Tout est réfléchi, validé et approprié. Les Anglais n'ont pas de grands penseurs ovales, d'intellectuels du rugby adulés, de chapelles qui s'affrontent, de bataille prosélyte à gagner, non. Juste un objectif dont ils ne s'écartent pas : être sacrés champions du monde.
Malin mais surtout lucide, leur coach, l'Australo-japonais Eddie Jones, avait même annoncé aux médias anglais qu'il serait en difficulté lors de sa troisième saison. Après un Grand Chelem en 2016 dans le Tournoi et une série de dix-huit victoires consécutives, c'est exactement ce qui est advenu. Un trou d'air. Mais il était anticipé. Car à chaque période d'apprentissage et de progression suit une phase régressive, effet du principe d'homéostasie. Mais ça n'a jamais été suffisant pour remettre quoi que ce soit en question.
Après leur fiasco de 2015 - élimination dès les matches de poule de la Coupe du monde qu'ils organisaient - les Anglais ont su réaliser un audit honnête et mesurer ensuite les bonnes décisions pour conquérir ce qu'ils avaient laissé échapper. A la même époque, nous étions dans un cas presque semblable : débâcle sportive à Cardiff face aux All Blacks mais surtout chienlit au sein du XV de France. Le constat réalisé par la FFR et les réponses apportées ne furent pas suffisantes pour éviter un nouvel échec en 2019 : élimination en quarts de finale. Comme en 1991, la pire édition bleue.
Alors oui, le coude de Vahaamahina (qui a la force narrative du nez de Cléopâtre) ; alors oui, cinq points renvoyés par le poteau; alors oui, deux occasions de drop-goal oubliées et une foirée; alors oui, une domination territoriale stérile ; alors oui, deux mêlées éclatées sans que personne ne se soucie d'ajouter un huitième homme pour faire la maille... Mais perdre de deux points (19-20) face à des Gallois hagards du morne n'est que la partie émergée d'un iceberg qui s'avance vers le grand bateau bleu pour le faire sombrer.
Quand on voit les avants français les mains sur les hanches au bout de vingt-cinq minutes face aux Gallois, et que le meilleur tricolore se nomme Virimi Vakatawa, aucune minute de préparation cet été, appelé de la dernière minute tranchant et percutant (merci à Philippe Mothe pour l'éclairage), on est en droit de se poser des questions. Les Anglais, eux, ont trimé pendant quatre ans sous la férule d'Eddie Jones qui s'est pris les critiques des entraîneurs de clubs en pleine gueule au motif que les internationaux revenaient cassés des stages et des séances d'entraînement qu'il leur concoctait chaque semaine. Il n'a jamais changé de cap, Eddie. Ready. Steady. Résultat : aujourd'hui, ses joueurs sont durs au mal, au point de concasser du All Blacks de la première à la dernière minute d'une demi-finale stratosphérique.
L'Ecosse et l'Italie éliminées des poules, l'Irlande et la France sorties en quarts, le pays de Galles battu en demie, l'Angleterre, qui a inventé ce jeu, s'impose comme la nation phare de l'hémisphère nord. Il lui reste maintenant une marche à franchir pour prendre de nouveau place au sommet. Pour la première fois, j'encourage les Rosbifs et nous sommes nombreux dans ce cas. Pour autant, j'aurais aimé mettre mon cœur à pousser derrière le XV de France, même si mon métier n'est pas d'être supporteur mais narrateur. Elle se situe sans doute dans ce transfert, la pire défaite tricolore. Mais je ne veux pas gâcher la dernière levée matutinale.
Mon ami Thierry Roudil, entraîneur au plus haut niveau, m'a fait parvenir ce texte qui paraphrase la nouvelle écrite par Joseph Conrad en 1902 et intitulée "Jeunesse". "Je ne dis pas qu'une équipe française ou argentine n'aurait pas livré ce match mais je doute qu'elle l'ait fait de la même façon. Il y avait là une perfection, quelque chose de solide comme un principe et impérieux comme un instinct. Une révélation de quelque secret, de ne je sais quoi de caché, ce don qui fait la différence des cultures en bien ou en mal, et que façonne le destin des nations." Alors cueillons la jeunesse finale et, samedi matin, allons voir si cette rose est éclose.