Souvenez-vous de la banderole brandie en 1989 à Twickenham : Villepreux 11 - France 0 ! A l'époque, le rugby anglais nous enviait nos fins techniciens et nos joueurs les plus tranchants, tels Philippe Sella et Serge Blanco, après avoir fait de Jean-Pierre Rives un parangon de flamboyance distinguée. Il y a trente ans débutait cette saga du Crunch avec ses décoctions de phalanges, ses déclarations fracassantes et ses rencontres frontales peu amènes.
Ce choc en blanc a remplacé des face-à-face tendus avec l'Ecosse entre 1910 et 1931, quand les dirigeants calédoniens ne souhaitaient plus affronter un XV de France de voyous trop peu au fait des manières de gentlemen livrées avec ce jeu de football tel que pratiqué à Rugby. Puis survint l'époque où le pays de Galles et son rugby pendulaire s'imposèrent entre 1966 et 1979 tel un partenaire susceptible d'élever nos aspirations.
Aujourd'hui, le Crunch emporte tout et il est bien navrant que ce sommet d'animosité, de mauvaise foi, d'acrimonie, de frustration et d'intensité entre deux nations qui se détestent et se toisent surgisse si tôt dans le Tournoi. Comme si l'Acte I de cet opéra oblong sans cesse rejoué détenait toute la signification du livret au point qu'il n'est pas utile d'en écouter la suite. Certes, on saura - si le XV de France version Galthié dispose d'un potentiel - mais nous n'étions pas à deux mois près...
Rencontre intemporelle avec ces montées défensives rectilignes d'internationaux aux jambes glabres qui favorisaient si bien l'expression romantique du French-Flair de la génération Dauga-Maso-Villepreux à Colombes, France-Angleterre, ce sont aussi les prises de balle d'autorité en touche du géant Maurice Colclough sous le maillot d'Angoulême face à la grande tribune de Chanzy du temps où les amateurs rochelais allaient parfois soutenir leurs voisins.
Avec cette guerre en temps de paix, explosent les charges d'auroch de Laurent Rodriguez pour sauver une dernière fois l'essentiel au Parc des Princes, avant que les quinze sujets de sa Gracieuse Majesté ne révolutionnent en 1989 la pratique de cette activité sportive, réduisant leur consommation de bière la semaine d'avant-match et utilisant le reste du temps internet, à la demande de leur manager visionnaire Geoff Cooke, pour communiquer le contenu de leurs séances d'entraînement individualisé.
C'est un défi à la Rose qui ouvrit le stade de Saint-Denis au rugby en 1998 sous le capitanat de Raphaël Ibanez, taureau furieux. C'est encore France-Angleterre qui scella, en 2010, le neuvième et dernier Grand Chelem en date du XV de France dont le point d'orgue fut une mêlée conquérante : il n'y a pas de bonne soupe qui ne se fasse dans les vieux pots, comme en témoigne la finale du Mondial 2019 que les Anglais ont laissé filer à travers cette épreuve de force si particulière.
J'apprécie la pertinence du Comte de Tocqueville et cette citation extraite de son livre de référence, De la démocratie en Amérique, au sujet des relations particulières qui animent les rencontres entre Anglais et Français. Elle date de 1835 mais s'adapte parfaitement à l'affrontement qui s'annonce dimanche : "Les Français ne veulent reconnaître aucune supériorité. Les Anglais ne supportent que ceux qu'ils jugent inférieurs. Le Français lève les yeux avec anxiété, l'Anglais les baisse avec satisfaction. Des deux côtés, c'est de la fierté mais exprimée de manière différente."
Fierté, aussi, au souvenir de la publication de l'ouvrage Une guerre ovale de cent ans (Glénat, 2014) écrit avec Sophie Surrullo, Antoine Aymond et Nemer Habib sur l'histoire de cette rivalité et de mésententes, de matches épiques et de joutes rugueuses qui convoquent W.H. Crichton et Jean Prat, Michel Crauste et Will Carling, Brian Moore et Serge Betsen. Ce même Nemer Habib que nous rejoindrons au soir du Crunch pour vivre le Super Bowl LIV entre les San Francisco 49ers et les Kansas City Chiefs, à Miami. Jennifer Lopez et Shakira donneront le la aussi. Parce que si la balle est ovale ici et là, il n'y a pas que le rugby dans la nuit.