Dans un peu moins d'un mois, samedi 20 novembre, très exactement, le XV de France lancera officieusement au Stade de France son programme de vol vers le trophée Webb-Ellis par un test-match, dans toute l'acception du terme, face aux All Blacks, lesquels Néo-Zélandais seront ses adversaires en match de poule et pas n'importe lequel puisqu'il s'agira du match d'ouverture du Mondial 2023. On fait difficilement plus symbolique que cette rencontre. Du coup, surgira l'occasion de baliser un territoire, de marquer les esprits, de prendre un avantage psychologique.
En attendant cet événement, l'heure est aux conjectures, et autant la composition du paquet d'avants tricolore ne suscite pas vraiment d'émoi, ni d'interrogations - sans doute parce qu'aucun des postulants ne semble se hisser nettement au-dessus de sa concurrence -, autant la perspective d'aligner prochainement une charnière et une ligne de trois-quarts à la lumière des performances des uns et des autres entrevue durant les récentes journées de Top 14, réveille autant la raison de connaisseurs que la passion des observateurs.
En échangeant avec l'ancien demi de mêlée et ouvreur tricolore Jean-Louis Bérot, m'est venue l'idée de cette chronique sur la polyvalence, concept développé par René Deleplace dès les années cinquante, mis en pratique au Stade Toulousain depuis le début des années quatre-vingt, et maintenu depuis avec la réussite que l'on sait. Polyvalence des rôles quel que soit le numéro du maillot, la situation de jeu déterminant l'attitude et le geste technique adapté.
Ainsi, avec Antoine Dupont, Matthieu Jalibert, Romain Ntamack, Gaël Fickou, Damian Penaud, Thomas Ramos et Romain Buros, le XV de France dispose de joueurs aux multiples facettes, susceptibles d'évoluer à deux voire trois postes différents : la mêlée et l'ouverture (Dupont), l'ouverture et le centre (Ntamack), l'ouverture et l'arrière (Jalibert, Ramos), le centre et l'aile (Fickou, Penaud), l'aile et l'arrière (Buros)... De quoi varier les plaisirs à l'infini.
J'imaginais un XV de France polymorphe modifiant sa composition en cours de match en intervertissant la position des sept titulaires, du 9 au 15... Ainsi pourraient alterner les ouvreurs (Ntamack, Jalibert, Ramos), les centres (Fickou, Penaud, Ntamack), les ailiers (Buros, Penaud, Fickou) et les arrières (Jalibert, Ramos, Buros) selon la phase de conquête et l'occupation du terrain, et surtout dans l'urgence maîtrisée du mouvement en fonction des besoins, les options tactiques restant ouvertes et libres d'interprétation.
En 1968, lassés de subir en Nouvelle-Zélande l'indigence de leurs sélectionneurs-managers, les internationaux français décidèrent de composer eux-mêmes les lignes arrière avant d'affronter les All Blacks à Auckland, pour le troisième et dernier test-match. Il y avait depuis deux ans débats endiablés au sujet du poste, double, de trois-quarts centre, et puisque la France alignait pléthore de talents avec Claude Dourthe, Jean-Pierre Lux, Jean Trillo et Jo Maso, les intéressés eux-mêmes choisirent de n'exclure personne.
C'est ainsi que Jean-Louis Bérot, ouvreur au Stade Toulousain, monta à la mêlée. Jo Maso occupant le poste d'ouvreur. Claude Dourthe et Jean Trillo furent associés au centre, tandis que Jean-Pierre Lux, le plus rapide de tous, glissait à l'aile gauche. Jean-Marie Bonal et Pierre Villepreux complétaient le dispositif. La France inscrivit trois essais aux All Blacks qui n'en marquèrent que deux, mais subirent a loi de Murphy, du nom de cet arbitre néo-zélandais qui leur refusa un quatrième essai parfaitement valable, enfouissant ce XV de France sous une avalanche de pénalités. Le New Zeland Herald titra : "La France a gagné les coeurs." Certes, mais elle avait perdu le match.
Mais toutes les forces vives du rugby français tourné vers l'attaque avaient été convoquées, ce jour-là et les acteurs de cette fête des sens n'ont jamais cessé d'en parler depuis, partageant toujours aujourd'hui une émotion intacte dès qu'il s'agit d'évoquer cette tournée au pays du long nuage blanc. Revenant à la perspective d'aligner cet automne une belle génération attaquants, Jean-Louis Bérot me faisait part d'une notion dont on parle peu mais qui pour lui est essentielle, à savoir celle d'équipier, celui qui fait équipe, qui s'associe, se lie, prend plaisir à partager, à vivre sa passion avec les autres. Romain Ntamack, Matthieu Jalibert et Damian Penaud en feront leur miel car sans ce prérequis, le talent n'est peu de chose.
Au plaisir de vous retrouver : pour la sortie en librairie de Jeux de lignes (éditions Privat), nous sommes invités, Benoit Jeantet et moi, à participer à une table ronde, dimanche 7 novembre à 14 h 30 (salle l'Ouvroir), dans le cadre de la Foire du Livre de Brive, sur le thème "Littérature et sports".