Tout commence, pour Benoit, par un essai. Plus précisément une percée, sans laquelle ou plutôt par laquelle il deviendra plus tard écrivain : fulgurance dans l'espace soudain ouvert par la magie d'une passe, trait de lumière striant la finale entre Toulouse et Toulon. Celle de 1989. Chacun d'entre nous dorlote son joli souvenir, parfois une révélation quand d'autres fêtent l'épiphanie. Demain, un auteur en herbe racontera son exploit en rouge et en noir, celui de Cheslin Kolbe prenant appuis à Toulouse pour débouler à Toulon, soudainement revalorisé. Reste que, tous, nous pouvons dater le moment où le rugby est entré dans notre existence pour la nourrir. "Courir ! S'il existe une activité plus réjouissante, plus euphorisante, qui nourrisse davantage l'imagination, j'ignore laquelle", assure l'auteure Joyce Carol Oates.
Denis Charvet, qui s'adonne à l'écriture depuis son départ des terrains, ne courait pas, non, il survolait cette rencontre et ne devait plus toucher terre après cela, joignant ses mains comme pour remercier cette forme aboutie de providence horizontale qu'est le jeu de ligne, ce style d'attaque où le regard précède toujours le geste, lequel supplante les autres mouvements par son invitation à aller de l'avant en se tournant vers l'arrière pour y transmettre le ballon comme on se passe le mot. Sorti d'une mêlée épistolaire qui dura une année est donc entre vos mains Jeux de Lignes, publié chez Privat. Nous l'avons imaginé comme une passerelle construite à quatre mains qui relie littérature et rugby, et dans cet ordre pour toutes les raisons qui alimentent l'ouvrage.
Notre ouvreur est un demi de mêlée, et pas n'importe lequel : Dimitri Yachvili, digne successeur de Pierre Albaladojo et de Fabien Galthié dans le petit écran, fin stratége dont on connaissait la précision et la pertinence du jeu au pied. Lui aussi a découvert la puissance régénétratice de l'écriture une fois ses crampons remisés et nous a offert en premières lignes une partie de son "je" à la main. "Ainsi l'écriture a réveillé ma confiance", avoue-t-il dans une préface subtilement délivrée en profondeur. Et plus loin, cette évidence distillée du bout des doigts : "La littérature anime et bonifie souvent le sportif dans tout son Être", au sens philosophique du terme.
La petite bibliothèque paternelle, principalement ovale, fut mon premier terreau, terrain d'entraînement à la lecture des Anciens, Denis Lalanne et Henri Garcia, comme on parle d'Homère et d'Horace. Ils me firent voyager dans l'hémisphère sud et tourner le regard vers Colombes. Si je peux me permettre de paraphraser Friedrich Nietzsche, les deux compères, magnifiques conteurs bleus, me procurèrent un ravissement artistique inégalé par l'effet de cette langue écrite en mosaïque de termes, "où chaque mot par son timbre, sa place dans la phrase, l'idée qu'il exprime, fait rayonner sa force à droite, à gauche et sur l'ensemble, dans l'énergie des signes. Tout cela est noble."
Ma première évasion ovale s'intitulait Quinze Coqs en colère, odyssée publiée à l'issue d'une tournée de géants en Afrique du Sud où Pierre Villepreux, Christian Darrouy, Jean-Pierre Lux, Claude Dourthe, Jean Trillo, Claude Lacaze, Guy Camberabero, Michel Sitjar, André Quilis, Christian Carrère, Benoît Dauga et Walter Spanghero illustrèrent à la fois le French Flair et la confusion, l'esprit de corps et la rébellion, "non seulement parce que c'est beau mais aussi parce que ça gagne." De cet axiome, doublé d'une spectaculaire démonstration, naquit ma vocation : écrire autant d'odes que possible au rugby. Et s'il me fut donné plus tard l'occasion de rencontrer certains de ces mythes de jeunesse, dont quelques-uns me font l'honneur de leur amitié, jamais pareille gratification n'avait enveloppé mes rêves.
Dans un entretien placé en épilogue, Pierre Villepreux, auteur en 2011 de son autobiographie, trace quant à lui un trait d'union entre littérature et rugby sur la base du rythme, considéré comme l'une des composantes du style : "Si tu n'es pas en phase avec le rythme, tu ne joues pas juste. La capacité à se trouver au bon endroit, au bon moment, tu ne peux l'avoir que si tu maîtrises la notion de rythme. Si tu arrives trop tôt, tu ne passes pas ; si tu arrives trop tard, tu ne passes plus." On trouvera difficilement meilleure image pour illustrer ce qui assemble à la fois la littérature et le rugby.
Dans notre ouvrage, il est aussi question d'Albert Camus et de Jackson Pollock, d'Ernest Hemingway et d'Arthur Honegger, de James Ellroy et de Robert Delaunay, de Boris Vian et de Matthias Sindelar, de Zinedine Zidane et de San Antonio, de Jim Harrison et de Rutebeuf, de Georges Perec et de Stendhal, d'Annie Ernaux et de Françoise Sagan, de Julio Cortazar et de Ian Fleming, décalages créés par le souhait pluriel qui fut le nôtre au long de cette rencontre rebondissante entre deux univers. Et, ludus pro scriptura, notre bibliothèque "idéale" - là-même où commença notre association - figure dans un temps additionnel qui recèle d'autres surprises.
En conclusion, parce qu'il faut savoir clore ce qu'on a engagé, partageons la réflexion offerte par l'ami Christophe Schaeffer, ancien demi de mêlée de Plaisir et nouvel héraut de la reliance, en prolongement d'une pensée du philosophe Vladimir Jankélévitch (qui enseigna à Paris de 1952 à 1975) au sujet du Sixième chant d'Homère : "Quand Ulysse rejoint finalement Ithaque, il se trouve en prise avec un sentiment nostalgique effroyable. Il comprend à ce moment que sa quête, c'est le voyage, pas le but atteint. Sa quête, c'est le manque permanent qui va lui permettre de cheminer encore. C'est un désir infini, qu'il porte en continu." Ce même désir que, je l'espère, vous découvrirez en sous-texte dans nos jeux de bouts de lignes, hissés que nous fûmes, Benoit et moi, sur les épaules de géants.