jeudi 25 juillet 2019

L'Etape du Tour (2/2) : plein les yeux

Co-auteur du Dictionnaire des penseurs (Honoré Champion Editeur, 2018), le philosophe Christophe Schaeffer a couru L'Etape du Tour pour cyclistes amateurs en marge du Tour de France. Il s'agit de la vingtième et avant-dernière étape (135,5 kms, trois cols dont un hors-catégorie pour 4303 mètres de dénivelé positif) entre Albertville et Val Thorens. Voici la seconde partie de la chronique de notre Pétrarque de l'asphalte.


"À chaque fois qu’on traverse un village, les gens sont présents, applaudissent, nous encouragent d’une façon incroyable ; les enfants tendent leurs mains pour qu’on leur donne une petite tape au passage. On entend des cris, des cloches (on est en Savoie !), certains nous attendent avec de l’eau, remplissent les bidons à l’aide de tuyau d’arrosage en nous disant : « Bravo les gars ! C’est super ce que vous faites ! Ne lâchez rien ! » C’est quelque chose qui prend aux tripes. Nous, les petits cyclistes du « dimanche », pourquoi devrions-nous mériter de tels encouragements ? Sur le moment, on est dans le dur, on ne cherche qu’une seule chose : se rafraîchir, trouver de l’eau, un peu de répit aussi, du réconfort, sachant que le plus difficile est à venir.
Mais, après coup, en y repensant, ces encouragements m’ont permis de ne rien lâcher. La mythologie du vélo vient du Tour de France et d’y participer, même de façon anecdotique avec cette étape, fait vibrer une corde émotionnelle à travers les âges. Sans même le vouloir, mes camarades et moi, nous sommes entrés en résonance avec cette histoire centenaire, peuplée de héros, de légendes où le combat, la souffrance, le courage attisent perpétuellement le feu de la passion, redonnent sens à des valeurs de respect, de solidarité et de partage.
Dans les yeux de ces gens, à notre passage, j’ai eu la sensation que quelque chose de leur enfance comme de la mienne remontait à la surface du temps, un rêve de gosse qui s’actualise, un désir de dépassement, d’élévation aussi. Nous incarnions un peu tout ça à la fois parce que nous appartenions en ce jour au Tour de France, nous appartenions à ce mythe tellement puissant et vivace. Au fond, peu importe notre niveau de vélo... Pour l’avoir vécu de l’intérieur, assis sur ma selle, j'en frisonne encore, l'impression presque irréelle d’avoir participé, le temps d’un éclair, à cet horizon fraternel qu’ouvre sur sa route la grande caravane du Tour. Magique et inoubliable.
Kilomètre 102. Pied de la montée de Val Thorens. Hors Catégorie. 33,5 kilomètres d’ascension. Tout aussi inoubliable ! J’ai les pieds en feu, mal au cul. Mes cuisses sont tétanisées. Depuis cinq bornes, j’ai des crampes au ventre. Je fais un rapide calcul. À 10 km/h de moyenne (ce qui me semble être une estimation plus qu’optimiste compte tenu de mon état), il me reste… trois heures à tenir ! Horrible. Même si près du but, je me demande si je vais réussir à rejoindre la ligne d’arrivée.
J’attaque l’ascension en serrant les dents. Immédiatement, les crampes aux ischio-jambiers se réveillent. Elles n’attendaient que ça… Je ne regarde plus mon compteur. Il ne s’agit plus de contrôler quoi que ce soit. Je n’en ai plus les moyens. Il faut juste tenter de pédaler et de survivre, « ne pas lâcher, ne pas lâcher, tiens bon… » Sur le bas-côté de la route, je vois beaucoup de mes frères d’armes qui ont mis un pied à terre ou qui ont la tête dans les mains, assis sur un rocher. Ils prient, ils pleurent ou je ne sais quoi…
Deux ambulances me doublent.  J’entends des sirènes au loin. La chaleur, la fatigue, l’accumulation d’efforts ont eu raison de pas mal d’entre nous. Plus j’avance, au ralenti, plus j’ai l’impression d’être une sorte de zombie. Je ne sais pas à quoi je m’accroche. Mon obsession : arriver à calmer ces crampes au ventre et aux jambes. Si elles devaient être plus fortes encore, je serais obligé d’abandonner. Je ne peux pas l’envisager. Ce serait trop dur, trop cruel. Tous sont dans le même état que moi ou presque.
Le public assiste à une longue procession qui s’étire à perte de vue en direction d’un sommet improbable, si proche et si loin à la fois. Il règne maintenant sur l’étape un soleil et un silence écrasants. Chacun recueille sa souffrance à grosses gouttes et la bois jusqu’à la dernière. Je n’avance plus, je dois être à 6 ou 7 km/h. Mes bidons sont vides tout comme moi. Mon maillot et mon cuissard sont recouverts de sels à cause de la transpiration. Je ne sais même plus cracher ou me moucher sans m’asperger de mes propres miasmes. Chaque tour de pédale est une lutte acharnée contre la pesanteur. Les douleurs dans tout le corps deviennent insupportables.
Un panneau indique quatre kilomètres de l’arrivée. Je lève les yeux et j’aperçois plusieurs lacets très hauts, qui semblent toucher le ciel avec des cyclistes qui, d’où je suis, ressemblent à des jouets d’enfant tellement ils m’apparaissent petits (photo ci-dessus). La vue soudaine de ces lacets provoque chez moi un découragement complet, l’envie irrésistible de balancer mon vélo, de hurler comme un enragé. Je suis encore tellement loin d’eux ! La pente est à plus de 9% et je suis complètement rincé, dépouillé, je n’ai plus aucune force dans les jambes alors que je sais qu’il me reste à gravir le ciel. Qu’est-ce que quatre kilomètres quand on en a parcouru plus de cent trente ? L’éternité en enfer ! Tout cycliste sait à quel point, en montagne, ces quelques bornes, tellement dérisoires sur une carte, sont un véritable calvaire à passer pour celle ou celui qui est arrivé au bout du bout de ses forces.
Chaque mètre que je fais est un combat contre la souffrance et la désespérance, mais également une victoire sur moi-même au fur et à mesure que je progresse, malgré tout. C’est le mental qui me maintient en vie. Tout le reste est en pleine régression, en pleine déconfiture. Si lui lâche, tout lâche. Puis arrive le moment de la délivrance, celui que je n’attendais même plus : la flamme rouge ! Le dernier kilomètre, le Salut, le phare d’Alexandrie… Les gens sont massés autour des barrières (photo d'ouverture) et hurlent plus que jamais en tapant dessus pour nous encourager. « Ça y est ! Vous avez réussi ! Plus que quelques mètres ! »
En passant, j’ai envie de leur dire merci, de leur dire que je les aime. Je pense aussi à ma famille, j’aimerais qu’elle soit là, à l’arrivée, à mes côtés, car aucun mot ne pourra jamais être assez fort pour décrire ce que, tous, ici, nous sommes en train de vivre. Une femme lance à son homme-cycliste : « Bravo, je suis tellement fière de toi ! » J’aurais aimé que cette parole s’adresse à moi. Une autre fois peut-être. Je m’arrache. Il reste cinq cents mètres, une montée à plus de 10-12%. Interminable. J’aperçois la ligne d’arrivée. Quatre cents mètres, trois cents, deux cents, cent, dix mètres, cinq, quatre, trois, deux, un… Je la franchis. Enfin ! Des gars de l’organisation se précipitent vers moi et me poussent sur mon vélo pour m’éloigner de la ligne d’arrivée.
D’autres coureurs suivent… Tout s’arrête dans ma tête. Je n’entends plus rien. Complètement sonné, je pose mes avant-bras sur le cintre, et là, je bascule dans la descente de mes émotions. Je me mets à pleurer comme un gosse, de gros sanglots. Impossible de les retenir. Je ne sais pas pourquoi, un mélange d’épuisement, de lâcher-prise, un trop plein d’émotions relié à ce sentiment indicible d’être allé au bout, d’avoir côtoyé de si près le territoire de la souffrance et des limites. Je me suis caché derrière mes lunettes. J’ai appris plus tard que je n’étais pas le seul dans ce cas…
La suite, avant de redescendre à vélo vers Moûtiers pour rejoindre des amis, fut tout ce qu’il y a de plus salutaire. J’ai dû manger une bonne moitié de pastèque à moi tout seul et une dizaine de petits pains préparés par l’organisation, laquelle fut admirable jusqu’au bout tant par sa bienveillance que par sa convivialité. Une bénévole à qui je demandais si je pouvais remplir mon bidon avant de partir m’a répondu : « Bien sûr ! » Et elle s’est empressée de le faire pour moi. Puis elle m’a regardé, en me disant : « Vous savez, ce que vous avez fait, je suis pleine d’admiration. Bravo. Vraiment. » Encore un peu sonné, je lui ai dit merci. Puis je suis reparti. Je ne sais pas ce qui m’a retenu de la prendre dans mes bras.
Voilà donc comment l’aventure s’est terminée… Au final, je ne sais pas si je suis devenu un « vrai coureur », mais je sais aujourd’hui qu’il y aura avant et après L’Étape du Tour dans ma vie de cycliste et peut-être dans ma vie tout court, en lien avec ce dépassement de soi initié magistralement par la petite reine. Telle est d’ailleurs ma quête et qui continuera de l’être jusqu’à la fin."

Bonus track. Durée : 8 h 10' 37'' ; vitesse moyenne : 17,9 km/h ; puissance moyenne pondérée : 158 watts ; puissance maximale : 560 watts ; fréquence cardiaque moyenne : 154 bpm ; fréquence cardiaque maximale : 181 bpm ; calories : 4130 kcal.



mercredi 24 juillet 2019

L'Etape du Tour (1/2) : quand s'ouvre la quête


Dimanche 21 juillet, mon ami Christophe Schaeffer (51 ans, 1,73m, 62 kg, soit le gabarit de Julian Alaphilippe, l'âge en plus), co-auteur du Dictionnaire des penseurs (Honoré Champion Editeur, 2018), philosophe et sportif émérite (entre autre demi de mêlée du Plaisir RC) a couru L'Etape du Tour, épreuve pour cycliste amateur organisée par ASO en marge du Tour de France qui consiste à emprunter le parcours des champions. Cette fois-ci, il s'agit de la vingtième et avant-dernière étape (135,5 kms, trois cols dont un hors-catégorie pour 4303 mètres de dénivelé positif) entre Albertville et Val Thorens. Il monte un vélo Canyon tout carbone de 7,2 kg (marque choisie par Movistar et Katusha), avec un pédalier Shimano (11 vitesses, plateaux 50/34 et cassette 11/32) et des roues DT Swiss (jantes basses en alu). Pour Côté Ouvert si bien nommé, notre Parménide des alpages livre une chronique aux jarrets feuilletonnée. Episode 1. 
"Pour les beaux yeux de la petite reine, je roule entre 8 000 et 10 000 kilomètres par an, participe à des challenges de type cyclo-sportif, pars chaque été à la montagne pour franchir les cols mythiques du Tour de France. Tout ceci pourrait amplement suffire à ma modeste vie de cycliste amateur… Mais voilà qu’un jour, au cours d’une discussion anodine avec un vélociste (devenu ami), je l’entends dire et à mon attention, un rien provocateur dans la voix : « Si tu n’as pas fait L'Étape du Tour, tu ne peux pas dire que t’es un vrai coureur cycliste ! » Allons donc. Intrigué, piqué au vif dans mon orgueil, moi qui croyais en être un, je veux dire de « vrai coureur cycliste », je lui réponds, sans trop réfléchir : « Ok, très bien ! Je vais m’inscrire, je vais la faire ton étape ! »
L'aventure commence donc ici. Six mois avant le jour J : 21 juillet 2019. Je suis dans le sas 14. « Nous partîmes mille, mais par un prompt renfort, nous nous vîmes quinze mille à Albertville, à nous voir rouler avec un tel visage, les plus épouvantés reprenaient de courage. »  Avant que le départ ne soit officiellement donné, j’attends à côté de mon vélo, parmi d’innombrables frères d’armes qui s’apprêtent à livrer une bataille contre cet adversaire redoutable qu’est la souffrance bien que tout le monde ne parle ici que de « prendre du plaisir ». Une manière de se rassurer peut-être ou d’assumer une forme de masochisme…
Dans un cas comme dans l’autre, je suis prêt. Sous mon dossard 14 055, les trois poches arrières du maillot sont bourrées à craquer : gels et barres énergétiques, une chambre à air de rechange, coupe-vent pour les descentes, quelques outils au cas où… La veille, j’ai essayé de me coucher tôt, mais le sommeil a joué à cache-cache avec moi. Le réveil a sonné à 5h30. À peine debout, je me suis forcé à engloutir deux œufs au plat avec du bacon sur une tranche de pain, plus un yaourt. Pas faim. Peu importe. La plus grande angoisse du cycliste, amateur ou pro, c’est la fringale. Alors, on avale ! Le vrai menu qui m’attend, lui, est XXL : plus de 4 000 mètres de dénivelé avec, dès les premiers kilomètres, une belle bosse à encaisser. Il va falloir être costaud.
8h45. C’est parti ! Comme le dirait Albert Londres, les forçats de la route sont lâchés. Un vrai sentiment de libération… Première sensation extraordinaire : les routes sont exclusivement pour nous et le public est venu nombreux pour nous encourager. Gendarmes, motos de direction de course, médecins, fléchages des îlots directionnels, bénévoles avec drapeaux ou sifflet pour signaler un danger,  tout y est… « Ma parole, je fais le Tour de France pour de vrai ! » L’émotion me submerge, mais c’est déjà la première bosse qui arrive après seulement deux kilomètres. La route s’élève. Je reste très concentré. Rouler en peloton s’apprend. Il y a des règles à respecter. La vigilance est de mise. Le paysage s’annonce magnifique, c’est cependant la roue du gars qui me précède que je ne perds pas de vue.
Kilomètre 21,7 : le pied du Cormet de Roselend, via le col du Méraillet. Première grosse difficulté de la journée. Vingt kilomètres d’ascension, répertoriés en Catégorie 1. C’est du sérieux. « Ne te mets pas dans le rouge ! Vas-y tranquille. Ne cherche pas à prendre la roue d’un mec s’il te dépasse… » C’est ce que je me répète. Sur mon compteur, je contrôle ma fréquence cardiaque, les watts développés et la cadence de pédalage. Ce sont les trois paramètres les plus essentiels. Je connais ma Fréquence Cardiaque Maximale (FCM) et donc le seuil anaérobie avec la zone où je vais commencer à produire du lactique, donc à me mettre dangereusement dans le rouge.
J’ai envie d’appuyer plus sur les pédales, mais je sais que ce n’est que le début des réjouissances. Il faut savoir se préserver, être patient. Je dois juste trouver le bon coup de pédale, la bonne carburation. Ni trop ni pas assez. Dans les premiers kilomètres du col, on entend encore parler. Il y a toujours des bavards dans un peloton. Des mecs qui racontent leur vie. Puis, progressivement, le silence se fait. On entend bientôt plus que les chaînes fredonner sur les pignons et les respirations en crescendo qui l’accompagnent. C’est la musique que je préfère. Un concerto en effort majeur.
J’arrive au sommet de Roselend (photo ci-dessus). Kilomètre 41,6. Mes sensations sont plutôt bonnes. Je sais maintenant que j’ai une vingtaine de bornes en descente qui m’attend. J’appréhende. Descendre est un art périlleux. Dans ce contexte, plus que jamais, car il y a énormément de trafic. De façon générale, descendre n’est pas le moment où l’on se repose (sauf à jouer les touristes). On est à bloc dans la concentration et la tension. Chaque virage doit être anticipé dans sa trajectoire en prenant en compte celle du gars qui est à côté de vous. C’est aussi le moment de s’alimenter : un gel, une barre, une banane, bref, il s’agit de recharger l’organisme en énergie pour les difficultés à venir. Surtout : ne pas oublier de boire ! Je regarde mon compteur, je suis à plus de 75 km/h.
Pas évident de gérer à cette vitesse l’ensemble de ces nécessités. Dans les virages en épingle à cheveux, je me retrouve presque à l’arrêt. Les coups de frein sont puissants et il faut savoir doser entre l’étrier de devant et celui de derrière sous-peine de partir en dérapage ou de bloquer la roue avant, donc de finir par terre ou, bien pire, dans le ravin. Le revêtement est bon, je sens que mes pneus accrochent bien l’asphalte dans les virages. Mais l’ennemi du cycliste, c’est le gravier. La chute peut survenir à n’importe quel moment. Je suis aux aguets.
Kilomètre 74,3. Pied de la côte de Longefoy. Catégorie 2. Environ quinze kilomètres d’ascension. Je déraille au pied ! Ça commence mal… Saut de chaîne dans un trou au moment de passer du grand au petit plateau à pleine vitesse. Un classique du genre. Je repars après deux minutes, les mains noires de graisse et de transpiration. La côte est difficile, mais je garde une bonne cadence de pédalage. Mon cardio est limite au seuil. La chaleur devient assommante. En haut de la côte, on bascule vers une nouvelle descente, beaucoup plus technique que la précédente. La chaussée est mauvaise et très étroite. Avec la fatigue qui pointe le bout de son nez, mes mains commencent à se tétaniser sur le cintre et les leviers de freins ; mes cervicales me rappellent à l’ordre. Je sens un début crampe aux ischio-jambiers.
Pas de panique. Je tente de faire quelques étirements sur le vélo, bois encore davantage. À la suite de la descente, un long faux plat montant d’une dizaine de kilomètres nous attend avant de se retrouver à Moûtiers, au pied de Val Thorens. Les difficultés s’enchaînent à un rythme soutenu. Ce type d’étape dite « courte » est en réalité bien plus exigeant que celles plus longues courues en montagne. La raison tient au fait qu’il n’y a aucune plaine parcourue entre deux ascensions. Or, c’est précisément là où il est possible de reprendre des forces, voire de se reposer, calé derrière la roue d’un équipier occasionnel."
La montée vers Val, à suivre jeudi 25 juillet...


mardi 16 juillet 2019

Reliefs sur un plateau

On a tous un petit vélo dans la tête. Le mien est rouge, avec des chromes partout et deux stabilisateurs à l'arrière. Sur ce Pégase, je traversais l'espace, forcément immense, délimité par la maison de mon grand-père, la voie de chemin de fer, le talus au-dessus duquel passait la route et la barrière qui bloquait l'accès à la rue. J'ai pédalé des après-midi entiers dans le sens inverse des aiguilles d'une montre autour de cette esplanade, striant le mâchefer de mes grosses roues blanches. Alors, rien d'étonnant à ce que le tour d'enfance me sorte de la sieste chaque juillet.¨
Je n'ai pas oublié le premier nom de ma saga : Gimondi. Felice, de son prénom. Un patronyme de vicomte pourfendu par Merckx. Suivirent Aimar - Lucien - et Pingeon - Roger -, avant l'ère du Cannibale qui me laissa de marbre, bifurquant alors vers le rugby.  Plus tard, en 1992, j'ai eu le privilège de suivre pour L'Equipe cette grande boucle, rédigeant le portrait de chaque vainqueur d'étape, sans savoir qu'elle entrait alors à l'insu de notre plein gré dans le dopage organisé.
Chaque pur-sang (sic) - Chiappucci, Bugno, Jaskula, Rominger, Pantani, Ugrumov, Zulle, Riis, Ullrich, Virenque - avait ses raisons mais l'aveuglement coupable, et aussi quelques confidences du peloton, me firent rapidement décrocher. Elle ne sortit de cet abîme, la grande boucle, qu'après avoir rayé de son palmarès les sept premières places consécutives de Lance Armstrong, premier homme à avoir cyniquement marché dans et avec de la merde.
Depuis Bernard Hinault en 1985, pas un Français n'a remporté le Tour. Qui se souvient de Lino, Dojwa, Leblanc, Rinero, Simon, Dessel, Goubert, Le Mével, Gadret, nos meilleurs représentants, incapables de se hisser sur le podium ? Seuls, lors des dernières éditions, Romain Bardet et Thibaut Pinot sont parvenus à tutoyer ce sommet, apostrophant nos espoirs. La bonne nouvelle, pour cette édition centenaire du maillot jaune - couleur du papier de L'Auto - se nomme Julian Alaphilippe, et il nous sert des reliefs sur un plateau.
Après le plus long prologue de l'histoire (cinq étapes de Bruxelles à Colmar) histoire de chauffer les cuissots, le Tour a prolongé sa traversée de la France en bandoulière pour véritablement débuter - du moins c'est comme ça que je le vois - à Luz-Saint-Sauveur, samedi 20 juillet aux alentours de 14h00 avec l'ascension du premier col hors-catégorie de cette édition, le Tourmalet. Quatre suivront : Izoard, Galibier, Iseran et Val Thorens. Soit cent kilomètres vers les cieux pour constituer un classement final quand on sait que sur un seul kilomètre peuvent se gagner ou se perdre environ vingt secondes.
Mises bout à bout, ces portions géantes consacreront un vainqueur : stratège, généreux, calculateur ou flamboyant. Celles et ceux d'entre vous qui s'intéressent au cyclisme - j'en connais ici quelque uns - auront un aperçu du coup de jarret qui monte lors de la découverte du Mur de Pèguère avec ses deux passages à 18 %, puis tout de suite après dans la trouvaille de l'année, le Prat d'Albis, final d'une quinzième étape ariègeoise qui va sans aucun doute séparer les bons grimpeurs des authentiques champions.
Avant cela, trente-deux petits cols disséminés au creux des neuf premiers jours (dont trois de première catégorie pour la seule sixième étape entre Mulhouse et Plancher-les-Mines) auront permis à deux lions, Alaphilippe et Pinot, de s'extraire de la procession. Ils moulinaient pour vivre l'épopée en duellistes complices. Mais c'était sans compter sur la bordure d'Albi, fatale à quelques uns dont ce Pinot noir, la malchance n'étant qu'une façon polie d'évoquer la limite des moins doués.
A l'heure où je rédige ces lignes si éloignées de la préparation estivale du XV de France en route vers le Japon avec l'aide du GIGN, les principaux favoris de ce Tour 2019 sont éparpillés dans la nature. Déjà, vous avez noté, attentifs comme vous l'êtes, que trois cracks qui visaient la victoire sure les Champs, Chris Froome, Primoz Roglic et Tom Dumoulin, ont déclaré forfait avant la rase campagne, ce qui allège considérablement le porte-bagage du Français Julian Alaphilippe, en tête du classement depuis Belfort.
Au terme de la dixième étape et avant la première journée de repos, le Gallois Geraint Thomas et le Colombien Egan Bernal n'avaient qu'une grosse minute de retard sur le leader, un écart qui ne semblait pas les inquiéter outre mesure. Adam Yates, Nairo Quintana et Daniel Martin se retrouvaient pour leur part autour des deux minutes. L'infortuné Thibault Pinot pleurait, lui, toutes les larmes de son corps au moment de glisser de la troisième à la onzième place. Juste devant d'autres inconstants, à savoir Rigoberto Uran, Alejandro Valverde, Jakob Fuglsang, Romain Bardet et Warren Barguil, qui ont pris trois minutes dans le pédalier avant même que ne débute la belle semaine pyrénéenne.
Richie Porte repoussé à quatre minutes, restaient le cas de Vincenzo Nibali, largué complet à quatorze minutes, et celui de Greg Van Avermaet, déposé à un peu moins d'un quart d'heure de la tête de course au point qu'il semblait avoir laissé son plateau sur la Planche des Belles Filles. Autant de bizarreries qui ouvrent en grand les portes du succès pour un Français. Depuis le temps...

Si l'étape entre Toulouse et Bagnères-de-Bigorre, avec les cols de Peyresourde et Hourquette d'Ancizan, morceaux de première catégorie, n'a apporté aucune indication supplémentaire comme on s'y attendait, sinon que Lilian Calmejane est un peu court pour faire figure de prétendant à quoi que ce soit, le contre-la-montre du lendemain à Pau a conforté Julian Alaphilippe dans sa quête dorée.
Maintenant, place au Tourmalet, premier grand indicateur ! Si l'on extrait les deux journées de transition relativement plates et calmes qui mèneront de Nîmes à Gap, la traversée des Alpes en troisième semaine, trois étapes de folie au-dessus des nuages et des fatidiques deux milles mètres, déroutera les organismes pour rebattre presque toutes les cartes. Avant cela, les Pyrénées auront modifié l'agencement du top 10. Je gage que d'ici-là les soi-disant leaders qui cherchent leur second souffle, humiliés par le maillot jaune à Pau, se décideront à animer la course en tête plutôt que de s'enliser sous l'attente à oxygène.


samedi 13 juillet 2019

My big brother

Sa dédicace nous honorait : "Live your dreams". Les siens, de rêves, étaient peuplés d'anges et de démons. Des rêves en noir et blanc. Contrastés. Comme le fut son existence qui s'est arrêtée mercredi 10 juillet. J'ai pu compter James Small parmi mes amis. Je ne suis pas le seul et j'y associe mes confrères Renaud Bourel et Benoît Pensivy. Une existence au sommet, champion du monde à vingt-cinq ans, un bel âge pour jouir d'un tel sacre. Mais aussi dans les affres de l'angoisse qu'il n'avait pas su apprivoiser. On a beau s'être employé tout en effort féroce à annihiler l'effet Jonah Lomu lors de l'historique finale du Mondial 1995 à l'Ellis Park, vaincre une dépression par la seule force de caractère est un défi autrement plus violent. Jamesy n'y est pas parvenu.
Ce n'est pas faute d'avoir essayé. Sorti de l'ornière - drogue, gang, vols - grâce au rugby. James s'est toujours battu. Pour grandir en évitant les coups de ceinturon, côté boucle, d'un père qu'il a fini par ne plus croiser, puis ne plus voir. Un père épave. Avec sa gueule de beau gosse dur à cuire, sa fragilité jamesdeanienne, ses passions artistiques (photographie, graphisme, musique), son charisme animal, sa présence d'un bloc, mais aussi ses doutes, ses craintes, ses tensions, ce Small fut la première "star" du rugby sud-africain, loin devant le consensuel François Pienaar ou le lisse Chester Williams. Il était l'incarnation du Springbok en pleine lumière.
Bien avant Frédéric Michalak, il a défilé pour un couturier ; comme Teddy Thomas, il pouvait débarquer en retard à l'entraînement. Il suffisait aussi de prononcer son nom dans n'importe lequel des townships pour que s'ouvrent les portes car il était perçu comme le frère de tous, sans hypocrisie, sans convention. Ce que je sais, c'est qu'il craignait l'après-rugby, le moment où la gloire factice allait remplacer le frisson du terrain. Car James Small frissonnait. C'était même la raison pour laquelle nous avons sympathisé, en 1992, lors de la première tournée des Springboks de l'après-apartheid.
Il détonnait au milieu des Afrikaners bon teint, lui l'Anglais de racines. Dans le bus au milieu des colosses, il écoutait les Doors, et aussi Jeff Buckley, dans son casque. Seul, à part, atypique, mais pas isolé. Car il avait la dureté d'impact, la hargne congénitale, les sens du sacrifice et une certaine idée d'un jeu de défi propre aux Sud-Africains dont il est vite devenu le symbole. Malgré lui. Nous sommes allés, de concert, déposer une rose rouge sur la tombe de Jim Morrison au Père-Lachaise. Une époque où les joueurs étaient libres d'aller et venir où bon leur semblait entre deux entraînements.
Je n'imaginais pas alors à quel point sa part d'obscurité prenait de la place et l'envahissait. Une fois sa carrière terminée, il foisonnait de projets : restaurants, boutiques, voyages, famille à fonder, expositions de photos. Son âme d'artiste vibrait sans cesse mais les compromis ont eu raison de lui. Ces dernières années, il avait changé. Du moins lui ne se voyait plus comme il aurait aimé être et devenir. Les ruptures, y compris affectives, fissuraient son aura. Comme son modèle, Jim, qui avait chanté ses poèmes et n'avait plus rien à dire sur ce sujet, James avait joué, et plutôt bien, et n'avait plus rien à percer : son côté Rimbaud rugby, sans doute.
On ne prépare pas les champions de cet acabit à leur petite mort, celle du sportif adulé. Toutes proportions gardées, pour un Raphael Poulain qui trouva un jour la lumière dans la pensée philosophique alors qu'il était en train d'imploser, combien de Marc Cécillon abandonnés et d'un coup abonnés aux faits divers ? Partir à cinquante ans n'est pas anodin. Là aussi une rupture qui interroge. J'entends, suite aux décès de Ruben Kruger et de Joost van der Westhuizen, ses coéquipiers champions du monde 1995, le soupçon du dopage se propager sans retenue. Il n'est sans doute pas utile que James Small meure deux fois.
En 1995, Kitch Christie et Morné du Plessis, respectivement entraîneur et manager des Springboks, m'avaient permis de suivre au plus près les Springboks pour L'Equipe. Un privilège. Au plus près signifiait avoir accès à la vie de ce groupe, c'est-à-dire tout ce que le film réalisé par Clint Eastwood, Invictus, ne peut pas vous montrer : les parties de golf, les annonces de composition, les entraînements, les briefing d'avant-match, les échanges tactiques, jusqu'à la façon dont les Boks allaient défier les All Blacks en finale, en insistant pour que les phases de conquêtes soient disputées du côté droit, sur l'aile de Jonah Lomu, afin de restreindre son périmètre d'action.
Jamais Christie et du Plessis n'auraient permis que s'installe un dopage collectif, institutionnel, concerté. Le seul produit que prenait James Small, c'était de la créatine. Il le faisait devant moi, sans paraître gêné. Produit autorisé à cette époque. Masquant ? Sans doute suis-je encore naïf, à mon âge. En revanche, ce dont je suis certain, c'est de l'intensité de la préparation physique des Springboks avant cette Coupe du monde. La description que m'en fit James dépassait les limites alors tolérées par les internationaux des autres nations.
Suer jusqu'au sang ne faisait pas d'eux de meilleurs techniciens - d'ailleurs, les Français auraient pu les vaincre en demi-finale à Durban, préparés qu'ils étaient par Pierre Berbizier façon commando - mais des joueurs capables de disputer, si besoin, deux matches d'affilée avec la même intensité, ce que me confirmera le francophile Kobus Wiese, l'homme et demi des Boks.
Par respect pour la famille de James, sa fille, sa mère et sa soeur, dévastées, je ne vous parlerai pas de ma peine depuis l'annonce de la disparition brutale de cet ami. Elle nous invite - "Hey bro, lançait-il, continue d'avancer" - à cueillir encore mieux chaque jour qui passe, chaque rai qui perce. A nous réinventer quand après avoir été il nous faut vivre de tout notre être. Pleinement. Apprivoiser l'angoisse pour mieux cerner qui nous sommes vraiment, au fond de nous, là où nous seuls pouvons aller, puiser et remonter à la surface, sans doute un peu meilleurs, sûrement différents. Mais vivants.




vendredi 5 juillet 2019

Pays de cocagne

Je vous écris d'un vallon cerclé dans la montagne où le vert est roi. Apaisant. Mais tellement nuancé qu'il en devient instable, presque volatil malgré sa présence enveloppante. Spécialiste des couleurs, Michel Pastoureau écrit : " Le vert représente tout ce qui bouge, change, varie. Le vert est la couleur du hasard, du jeu, du destin, du sort, de la chance..." Ici, dans ces hauteurs arides d'Espagne, le rugby n'existe pas. Et si je regrette (avant de vous retrouver ici même début août) de passer à côté d'une finale de Super Rugby déjà entrée dans l'histoire quel qu'en soit le résultat, j'avoue mon besoin de couper avec un sport dont les avatars prennent chaque jour d'avantage de place quand il faudrait, au contraire, se recentrer sur l'essentiel.
A l'issue de la finale de Top 14 entre Toulouse et Clermont, plusieurs entraîneurs de Top 14 m'ont avoué avoir envie de s'affranchir du diktat des datas, des statistiques, des chiffres, des GPS, des drones qui filment les séances technico-tactiques pour retrouver le plaisir du jeu, ce qui fait écho aux propos du tennisman Roger Federer : la simple joie permet parfois de renverser le sort contraire, d'éviter un revers. Les inspirations de Kolbe, la grinta argentine, le bonheur version Federer : autant de pistes à suivre pour un XV de France qui prépare, cet été, son mondial japonais.
J'ai quitté le rugby, cette saison, sur l'impression laissée par le congrès fédéral de Nantes, sentiments mitigés qui oscillent entre irritation et espoir. Irritation d'entendre Bernard Laporte rehausser son premier vrai bilan par des saillies de meeting populiste. Espoir de savoir les jeunes pousses bleus, doubles champions du monde, accompagnés au sein d'une "deuxième" équipe de France dédiée. Mais ce qui m'a surtout choqué, c'est de constater à quel point Guilhem Guirado et ses coéquipiers n'ont aucune prise sur notre imaginaire.
"Je voudrais poser une question à Guillaume Guirado..." C'est ainsi qu'un président de club de Fédérale prit la parole pour s'adresser au capitaine du XV de France. Guillaume... Rien d'un conquérant. On ne peut même pas trouver ça affligeant tant c'est significatif d'un désamour, voire d'un désaveu. Car s'il fut énormément question, lors des dits de Nantes, de la nouvelle génération, de France 2023 et de l'avenir qui s'annonce forcément radieux, les mots furent comptés, comme les jours, au sujet des chances de la France au Japon. Comme s'il fallait vite tourner la page en anticipant la chute, le fiasco, l'humiliation d'une élimination dès la phase de poule.
Joueurs, entraîneurs, méthodes, finances, infrastructures : notre rugby dispose de tout l'arsenal. Mais depuis deux décennies, il a oublié l'essentiel, à savoir le sens du récit, de l'épique, la construction du mythe, la valorisation de son histoire. Dénigrer, à force d'ironie, le French Flair creuse un déficit d'image. Il suffit de regarder le visage des Tricolores - dont Guirado est le porte-tristesse - pour s'apercevoir qu'ils ne croient en rien, ni en eux et encore moins dans leur jeu, simulacre de modernité, ersatz d'expression, sorte d'obligation qu'il faut présenter mais qui n'accroche personne.
Jusqu'à la fin octobre à Rodez, au musée Soulages, une exposition temporaire célèbre l'œuvre du plus fameux des inventeurs de bleu, Yves Klein, marque déposée, qui a fait avec cette couleur ce que Pierre Soulages, ancien rugbyman, réalisa pour le noir. Bleu, couleur des Barbares - toujours selon Michel Pastoureau -, de l'étranger, et donc de l'étrange. Avant qu'au XIIe siècle, il devienne symbole de lumière. La guède, herbe-arbuste, était cultivée dans certains régions d'Allemagne, d'Italie, et autour de Toulouse, constituée en boules appelées coques dans le midi, d'où l'expression "pays de cocagne".
Ce paradis de rugby est à reconstituer, pièce par pièce. Aucun international actuel ne connait l'importance de Jean Prat ou de Lucien Mias dans la construction du XV de France. Ne peut mesurer l'impact de Walter Spanghero ou de Jo Maso, l'influence de Jacques Fouroux et de Jean-Pierre Rives, pour ne parler que des plus médiatiques des grandes figures de notre jeu. L'histoire bleue est toujours à écrire, mais surtout à transmettre. Les visages fermés et les regards éteints de certains Tricolores jurent avec la fierté, l'énergie et l'élan des Jaguares, antichambre des Pumas que nous allons affronter dans deux mois et demi. Peut-on passer outre ?