"À chaque fois qu’on traverse un village, les gens sont
présents, applaudissent, nous encouragent d’une façon incroyable ; les enfants
tendent leurs mains pour qu’on leur donne une petite tape au passage. On entend
des cris, des cloches (on est en Savoie !), certains nous attendent avec de
l’eau, remplissent les bidons à l’aide de tuyau d’arrosage en nous disant :
« Bravo les gars ! C’est super ce que vous faites ! Ne lâchez rien !
» C’est quelque chose qui prend aux tripes. Nous, les petits cyclistes du
« dimanche », pourquoi devrions-nous mériter de tels encouragements ?
Sur le moment, on est dans le dur, on ne cherche qu’une seule chose : se
rafraîchir, trouver de l’eau, un peu de répit aussi, du réconfort, sachant que
le plus difficile est à venir.
Mais, après coup, en y repensant, ces encouragements m’ont permis de ne rien lâcher. La mythologie du vélo vient du Tour de France et d’y participer, même de façon anecdotique avec cette étape, fait vibrer une corde émotionnelle à travers les âges. Sans même le vouloir, mes camarades et moi, nous sommes entrés en résonance avec cette histoire centenaire, peuplée de héros, de légendes où le combat, la souffrance, le courage attisent perpétuellement le feu de la passion, redonnent sens à des valeurs de respect, de solidarité et de partage.
Dans les yeux de ces gens, à notre passage, j’ai eu la sensation que quelque chose de leur enfance comme de la mienne remontait à la surface du temps, un rêve de gosse qui s’actualise, un désir de dépassement, d’élévation aussi. Nous incarnions un peu tout ça à la fois parce que nous appartenions en ce jour au Tour de France, nous appartenions à ce mythe tellement puissant et vivace. Au fond, peu importe notre niveau de vélo... Pour l’avoir vécu de l’intérieur, assis sur ma selle, j'en frisonne encore, l'impression presque irréelle d’avoir participé, le temps d’un éclair, à cet horizon fraternel qu’ouvre sur sa route la grande caravane du Tour. Magique et inoubliable.
Kilomètre 102. Pied de la montée de Val Thorens. Hors Catégorie. 33,5 kilomètres d’ascension. Tout aussi inoubliable ! J’ai les pieds en feu, mal au cul. Mes cuisses sont tétanisées. Depuis cinq bornes, j’ai des crampes au ventre. Je fais un rapide calcul. À 10 km/h de moyenne (ce qui me semble être une estimation plus qu’optimiste compte tenu de mon état), il me reste… trois heures à tenir ! Horrible. Même si près du but, je me demande si je vais réussir à rejoindre la ligne d’arrivée.
J’attaque l’ascension en serrant les dents. Immédiatement, les crampes aux ischio-jambiers se réveillent. Elles n’attendaient que ça… Je ne regarde plus mon compteur. Il ne s’agit plus de contrôler quoi que ce soit. Je n’en ai plus les moyens. Il faut juste tenter de pédaler et de survivre, « ne pas lâcher, ne pas lâcher, tiens bon… » Sur le bas-côté de la route, je vois beaucoup de mes frères d’armes qui ont mis un pied à terre ou qui ont la tête dans les mains, assis sur un rocher. Ils prient, ils pleurent ou je ne sais quoi…
Deux ambulances me doublent. J’entends des sirènes au loin. La chaleur, la fatigue, l’accumulation d’efforts ont eu raison de pas mal d’entre nous. Plus j’avance, au ralenti, plus j’ai l’impression d’être une sorte de zombie. Je ne sais pas à quoi je m’accroche. Mon obsession : arriver à calmer ces crampes au ventre et aux jambes. Si elles devaient être plus fortes encore, je serais obligé d’abandonner. Je ne peux pas l’envisager. Ce serait trop dur, trop cruel. Tous sont dans le même état que moi ou presque.
Le public assiste à une longue procession qui s’étire à perte de vue en direction d’un sommet improbable, si proche et si loin à la fois. Il règne maintenant sur l’étape un soleil et un silence écrasants. Chacun recueille sa souffrance à grosses gouttes et la bois jusqu’à la dernière. Je n’avance plus, je dois être à 6 ou 7 km/h. Mes bidons sont vides tout comme moi. Mon maillot et mon cuissard sont recouverts de sels à cause de la transpiration. Je ne sais même plus cracher ou me moucher sans m’asperger de mes propres miasmes. Chaque tour de pédale est une lutte acharnée contre la pesanteur. Les douleurs dans tout le corps deviennent insupportables.
Un panneau indique quatre kilomètres de l’arrivée. Je lève les yeux et j’aperçois plusieurs lacets très hauts, qui semblent toucher le ciel avec des cyclistes qui, d’où je suis, ressemblent à des jouets d’enfant tellement ils m’apparaissent petits (photo ci-dessus). La vue soudaine de ces lacets provoque chez moi un découragement complet, l’envie irrésistible de balancer mon vélo, de hurler comme un enragé. Je suis encore tellement loin d’eux ! La pente est à plus de 9% et je suis complètement rincé, dépouillé, je n’ai plus aucune force dans les jambes alors que je sais qu’il me reste à gravir le ciel. Qu’est-ce que quatre kilomètres quand on en a parcouru plus de cent trente ? L’éternité en enfer ! Tout cycliste sait à quel point, en montagne, ces quelques bornes, tellement dérisoires sur une carte, sont un véritable calvaire à passer pour celle ou celui qui est arrivé au bout du bout de ses forces.
Chaque mètre que je fais est un combat contre la souffrance et la désespérance, mais également une victoire sur moi-même au fur et à mesure que je progresse, malgré tout. C’est le mental qui me maintient en vie. Tout le reste est en pleine régression, en pleine déconfiture. Si lui lâche, tout lâche. Puis arrive le moment de la délivrance, celui que je n’attendais même plus : la flamme rouge ! Le dernier kilomètre, le Salut, le phare d’Alexandrie… Les gens sont massés autour des barrières (photo d'ouverture) et hurlent plus que jamais en tapant dessus pour nous encourager. « Ça y est ! Vous avez réussi ! Plus que quelques mètres ! »
En passant, j’ai envie de leur dire merci, de leur dire que je les aime. Je pense aussi à ma famille, j’aimerais qu’elle soit là, à l’arrivée, à mes côtés, car aucun mot ne pourra jamais être assez fort pour décrire ce que, tous, ici, nous sommes en train de vivre. Une femme lance à son homme-cycliste : « Bravo, je suis tellement fière de toi ! » J’aurais aimé que cette parole s’adresse à moi. Une autre fois peut-être. Je m’arrache. Il reste cinq cents mètres, une montée à plus de 10-12%. Interminable. J’aperçois la ligne d’arrivée. Quatre cents mètres, trois cents, deux cents, cent, dix mètres, cinq, quatre, trois, deux, un… Je la franchis. Enfin ! Des gars de l’organisation se précipitent vers moi et me poussent sur mon vélo pour m’éloigner de la ligne d’arrivée.
D’autres coureurs suivent… Tout s’arrête dans ma tête. Je n’entends plus rien. Complètement sonné, je pose mes avant-bras sur le cintre, et là, je bascule dans la descente de mes émotions. Je me mets à pleurer comme un gosse, de gros sanglots. Impossible de les retenir. Je ne sais pas pourquoi, un mélange d’épuisement, de lâcher-prise, un trop plein d’émotions relié à ce sentiment indicible d’être allé au bout, d’avoir côtoyé de si près le territoire de la souffrance et des limites. Je me suis caché derrière mes lunettes. J’ai appris plus tard que je n’étais pas le seul dans ce cas…
La suite, avant de redescendre à vélo vers Moûtiers pour rejoindre des amis, fut tout ce qu’il y a de plus salutaire. J’ai dû manger une bonne moitié de pastèque à moi tout seul et une dizaine de petits pains préparés par l’organisation, laquelle fut admirable jusqu’au bout tant par sa bienveillance que par sa convivialité. Une bénévole à qui je demandais si je pouvais remplir mon bidon avant de partir m’a répondu : « Bien sûr ! » Et elle s’est empressée de le faire pour moi. Puis elle m’a regardé, en me disant : « Vous savez, ce que vous avez fait, je suis pleine d’admiration. Bravo. Vraiment. » Encore un peu sonné, je lui ai dit merci. Puis je suis reparti. Je ne sais pas ce qui m’a retenu de la prendre dans mes bras.
Voilà donc comment l’aventure s’est terminée… Au final, je ne sais pas si je suis devenu un « vrai coureur », mais je sais aujourd’hui qu’il y aura avant et après L’Étape du Tour dans ma vie de cycliste et peut-être dans ma vie tout court, en lien avec ce dépassement de soi initié magistralement par la petite reine. Telle est d’ailleurs ma quête et qui continuera de l’être jusqu’à la fin."
Mais, après coup, en y repensant, ces encouragements m’ont permis de ne rien lâcher. La mythologie du vélo vient du Tour de France et d’y participer, même de façon anecdotique avec cette étape, fait vibrer une corde émotionnelle à travers les âges. Sans même le vouloir, mes camarades et moi, nous sommes entrés en résonance avec cette histoire centenaire, peuplée de héros, de légendes où le combat, la souffrance, le courage attisent perpétuellement le feu de la passion, redonnent sens à des valeurs de respect, de solidarité et de partage.
Dans les yeux de ces gens, à notre passage, j’ai eu la sensation que quelque chose de leur enfance comme de la mienne remontait à la surface du temps, un rêve de gosse qui s’actualise, un désir de dépassement, d’élévation aussi. Nous incarnions un peu tout ça à la fois parce que nous appartenions en ce jour au Tour de France, nous appartenions à ce mythe tellement puissant et vivace. Au fond, peu importe notre niveau de vélo... Pour l’avoir vécu de l’intérieur, assis sur ma selle, j'en frisonne encore, l'impression presque irréelle d’avoir participé, le temps d’un éclair, à cet horizon fraternel qu’ouvre sur sa route la grande caravane du Tour. Magique et inoubliable.
Kilomètre 102. Pied de la montée de Val Thorens. Hors Catégorie. 33,5 kilomètres d’ascension. Tout aussi inoubliable ! J’ai les pieds en feu, mal au cul. Mes cuisses sont tétanisées. Depuis cinq bornes, j’ai des crampes au ventre. Je fais un rapide calcul. À 10 km/h de moyenne (ce qui me semble être une estimation plus qu’optimiste compte tenu de mon état), il me reste… trois heures à tenir ! Horrible. Même si près du but, je me demande si je vais réussir à rejoindre la ligne d’arrivée.
J’attaque l’ascension en serrant les dents. Immédiatement, les crampes aux ischio-jambiers se réveillent. Elles n’attendaient que ça… Je ne regarde plus mon compteur. Il ne s’agit plus de contrôler quoi que ce soit. Je n’en ai plus les moyens. Il faut juste tenter de pédaler et de survivre, « ne pas lâcher, ne pas lâcher, tiens bon… » Sur le bas-côté de la route, je vois beaucoup de mes frères d’armes qui ont mis un pied à terre ou qui ont la tête dans les mains, assis sur un rocher. Ils prient, ils pleurent ou je ne sais quoi…
Deux ambulances me doublent. J’entends des sirènes au loin. La chaleur, la fatigue, l’accumulation d’efforts ont eu raison de pas mal d’entre nous. Plus j’avance, au ralenti, plus j’ai l’impression d’être une sorte de zombie. Je ne sais pas à quoi je m’accroche. Mon obsession : arriver à calmer ces crampes au ventre et aux jambes. Si elles devaient être plus fortes encore, je serais obligé d’abandonner. Je ne peux pas l’envisager. Ce serait trop dur, trop cruel. Tous sont dans le même état que moi ou presque.
Le public assiste à une longue procession qui s’étire à perte de vue en direction d’un sommet improbable, si proche et si loin à la fois. Il règne maintenant sur l’étape un soleil et un silence écrasants. Chacun recueille sa souffrance à grosses gouttes et la bois jusqu’à la dernière. Je n’avance plus, je dois être à 6 ou 7 km/h. Mes bidons sont vides tout comme moi. Mon maillot et mon cuissard sont recouverts de sels à cause de la transpiration. Je ne sais même plus cracher ou me moucher sans m’asperger de mes propres miasmes. Chaque tour de pédale est une lutte acharnée contre la pesanteur. Les douleurs dans tout le corps deviennent insupportables.
Un panneau indique quatre kilomètres de l’arrivée. Je lève les yeux et j’aperçois plusieurs lacets très hauts, qui semblent toucher le ciel avec des cyclistes qui, d’où je suis, ressemblent à des jouets d’enfant tellement ils m’apparaissent petits (photo ci-dessus). La vue soudaine de ces lacets provoque chez moi un découragement complet, l’envie irrésistible de balancer mon vélo, de hurler comme un enragé. Je suis encore tellement loin d’eux ! La pente est à plus de 9% et je suis complètement rincé, dépouillé, je n’ai plus aucune force dans les jambes alors que je sais qu’il me reste à gravir le ciel. Qu’est-ce que quatre kilomètres quand on en a parcouru plus de cent trente ? L’éternité en enfer ! Tout cycliste sait à quel point, en montagne, ces quelques bornes, tellement dérisoires sur une carte, sont un véritable calvaire à passer pour celle ou celui qui est arrivé au bout du bout de ses forces.
Chaque mètre que je fais est un combat contre la souffrance et la désespérance, mais également une victoire sur moi-même au fur et à mesure que je progresse, malgré tout. C’est le mental qui me maintient en vie. Tout le reste est en pleine régression, en pleine déconfiture. Si lui lâche, tout lâche. Puis arrive le moment de la délivrance, celui que je n’attendais même plus : la flamme rouge ! Le dernier kilomètre, le Salut, le phare d’Alexandrie… Les gens sont massés autour des barrières (photo d'ouverture) et hurlent plus que jamais en tapant dessus pour nous encourager. « Ça y est ! Vous avez réussi ! Plus que quelques mètres ! »
En passant, j’ai envie de leur dire merci, de leur dire que je les aime. Je pense aussi à ma famille, j’aimerais qu’elle soit là, à l’arrivée, à mes côtés, car aucun mot ne pourra jamais être assez fort pour décrire ce que, tous, ici, nous sommes en train de vivre. Une femme lance à son homme-cycliste : « Bravo, je suis tellement fière de toi ! » J’aurais aimé que cette parole s’adresse à moi. Une autre fois peut-être. Je m’arrache. Il reste cinq cents mètres, une montée à plus de 10-12%. Interminable. J’aperçois la ligne d’arrivée. Quatre cents mètres, trois cents, deux cents, cent, dix mètres, cinq, quatre, trois, deux, un… Je la franchis. Enfin ! Des gars de l’organisation se précipitent vers moi et me poussent sur mon vélo pour m’éloigner de la ligne d’arrivée.
D’autres coureurs suivent… Tout s’arrête dans ma tête. Je n’entends plus rien. Complètement sonné, je pose mes avant-bras sur le cintre, et là, je bascule dans la descente de mes émotions. Je me mets à pleurer comme un gosse, de gros sanglots. Impossible de les retenir. Je ne sais pas pourquoi, un mélange d’épuisement, de lâcher-prise, un trop plein d’émotions relié à ce sentiment indicible d’être allé au bout, d’avoir côtoyé de si près le territoire de la souffrance et des limites. Je me suis caché derrière mes lunettes. J’ai appris plus tard que je n’étais pas le seul dans ce cas…
La suite, avant de redescendre à vélo vers Moûtiers pour rejoindre des amis, fut tout ce qu’il y a de plus salutaire. J’ai dû manger une bonne moitié de pastèque à moi tout seul et une dizaine de petits pains préparés par l’organisation, laquelle fut admirable jusqu’au bout tant par sa bienveillance que par sa convivialité. Une bénévole à qui je demandais si je pouvais remplir mon bidon avant de partir m’a répondu : « Bien sûr ! » Et elle s’est empressée de le faire pour moi. Puis elle m’a regardé, en me disant : « Vous savez, ce que vous avez fait, je suis pleine d’admiration. Bravo. Vraiment. » Encore un peu sonné, je lui ai dit merci. Puis je suis reparti. Je ne sais pas ce qui m’a retenu de la prendre dans mes bras.
Voilà donc comment l’aventure s’est terminée… Au final, je ne sais pas si je suis devenu un « vrai coureur », mais je sais aujourd’hui qu’il y aura avant et après L’Étape du Tour dans ma vie de cycliste et peut-être dans ma vie tout court, en lien avec ce dépassement de soi initié magistralement par la petite reine. Telle est d’ailleurs ma quête et qui continuera de l’être jusqu’à la fin."
Bonus track. Durée : 8 h 10' 37'' ; vitesse moyenne : 17,9 km/h ; puissance moyenne pondérée : 158 watts ; puissance maximale : 560 watts ; fréquence cardiaque moyenne : 154 bpm ; fréquence cardiaque maximale : 181 bpm ; calories : 4130 kcal.