Il faut imaginer qu'au pied de la colline, Sisyphe, remontant inlassablement son rocher, a su trouver au fil de ses efforts mal récompensés une façon à chaque fois plus efficace et donc moins éreintante d'agripper son bloc de granit pour le faire rouler face à la pente. Pas sûr pour autant que les Rochelais, qui viennent de dégringoler samedi soir de ce sommet européen érigé à Twickenham, parviendront à être heureux dans la défaite. Ils n'ont pas encore l'impression d'avoir quelque chose à retirer de cet échec, et pourtant... Ils n'ont pas perdu, en tout cas pas tout : ils ont simplement permis à Toulouse de l'emporter.
Jamais dans l'histoire d'une finale de Coupe d'Europe l'équipe la plus dominée, la plus martyrisée, arc-boutée devant sa ligne d'en-but, repoussée à chaque impact, n'a été ainsi en mesure d'être sacrée. Jamais équipe aussi compacte, puissante, dévastatrice, même réduite à quatorze, n'a vu tous ses efforts si mal bonifiés, ses élans si peu concrétisés. Car il s'en est fallu d'une passe allongée au bon moment, dans le bon timing et dans la bonne direction, juste une passe, pour que le Stade Toulousain déverrouille cette finale étouffante.
Cette passe au large de Romain Ntamack a sauté les générations, le fils retrouvant son capitaine de père, Emile, à l'autre bout de l'arc familial comme un trait d'union qui relie maintenant Cardiff 1996 à Twickenham 2021. Ce sentiment d'appartenance - qui est aussi dans leurs cas un lien fraternel qui traverse les âges et les époques - a dû certainement habiter Ugo Mola et Didier Lacroix, respectivement entraîneur et président, eux aussi sacrés de la première heure, quand le Stade Toulousain voyait, en soulevant ce trophée en forme de poteaux de rugby, son rêve réalisé, rêve de compétitions internationales, d'émancipation extra-muros, de développement hors des frontières.
Cinq titres européens : ce n'est plus une obsession, c'est une histoire d'amour. Reste maintenant aux Rochelais à choisir le type de postérité dans laquelle ils s'inscriront au moment de recevoir Pau puis de se rendre à Clermont avant d'aborder la phase finale du Top 14. Leur potentiel collectif est immense, impressionnantes sont leurs ressources mentales. Battus, sauront-ils pour autant remonter leur déception vers un nouveau sommet en la transformant, match après match, en ambition renouvelée ?
Tout comme Montpellier un cran en-dessous, les Toulousains ont de leur côté déjà sauvé cette saison et, ainsi allégés du poids de la réussite, s'avanceront certainement vers le bouclier de Brennus avant d'autant plus d'efficacité qu'ils n'ont maintenant plus rien à prouver - sinon ajouter du plaisir à la joie. Et recevoir Clermont puis se déplacer à Bordeaux pour aborder le dernier sprint peut se nourrir de détachement, ou tout le moins de sérénité.
Le vrai supplice n'est donc pas celui de Sisyphe, dont il est possible de tirer profit pour peu qu'on parvienne à sublimer l'absurde, mais plutôt celui de Tantale qui voit les fruits se flétrir ou les sources se tarir devant lui chaque fois qu'il s'approche de l'objet de ses convoitises, et on pensera plus particulièrement dans ce cas à Pau, Lyon et Toulon qui ont beaucoup misé et peu remporté, beaucoup investi pour n'obtenir à cette heure que des espoirs au mieux, au pire des tracas.
Cette fin de championnat s'annonce donc aussi indécise que cruelle, à l'image de la finale européenne que nous laissons derrière nous. Un mauvais plaquage et une longue passe peuvent changer le cours d'un match, et ces détails prendront de plus en plus d'importance à mesure que s'annonce l'ultime coup de sifflet. Comme l'écrivait l'immense Antoine Blondin : "L'initiative du plus fragile peut abolir un labeur de bâtisseurs de cathédrales." Avant d'ajouter, et ce sera notre conclusion en forme de prédiction : "Et s'il faut de tout pour faire un monde, sur le pré, il faut du monde pour faire un tout."