Même si le Japon a enthousiasmé la planète ovale avec son succès sur l'Irlande, ex-numéro on mondial, s'il ne fallait retenir qu'un seul match ce serait celui-là. Désordonné, viscéral, inattendu, une rencontre profondément attachante conçue hors du moule convenu qu'on nous sert depuis le début de ce Mondial japonais. Des en-avants en pagaille mais du suspense découpé au hachoir pour accoucher du succès le moins programmé de tous, une victoire de l'Uruguay (30-27), ce voisin dont on ne parle jamais, ou si peu, sur des Fidjiens annoncés comme la sensation du moment après leur demi-heure de folie jubilatoire face à l'Australie et s'éteignant au fil des passes, touchés par un mélange rebutant de morgue, de fainéantise et d'individualisme.
Les Uruguayens, eux, dont les fleurons évoluent dans notre ProD2, ont montré de quoi le rugby était fait, démontré que sans cœur et sans cerveau, sans passion et sans amour, il n'y a pas de jeu possible. Quand les garnements tricolores, puérils et ridicules mais ça ne tue pas, s'amusent à cibler les journalistes, coupables de publier avant l'heure la composition d'une équipe que le monde entier nous envie avant l'arrivée du typhon Mitag sur Fukuoka mercredi, les Uruguayens nous rappellent que le rugby n'est pas un sport mais un état d'esprit et, même, un un art de vivre une belle jeunesse à plusieurs, serrés, soudés, solidaires, un élan de compacts et d'épais portant autant au cœur de la défense adverse le ballon qu'en eux cette joie de jouer.
C'était un match de Tier 3, ce qui est péjoratif je le concède, mais une réalité qui saute aux yeux. Des ballons tombés, des mauvais choix sidérants de bêtise côté fidjien, du jeu à une passe, des petits tas et des actions de raccrocs côté uruguayen. Le genre de match à ne pas montrer dans une école de rugby. Encore que. C'est un conte, ce résultat contre toute attente, et même une allégorie.
Nous avons tous envie de nous plonger dans son sens profond, caché, dans ce qu'il nous dit de cette activité, cette discipline devenue spectacle à tout prix et qui finalement sombre, match après match, dans les canevas stéréotypés. Pour preuve : ce samedi j'ai arrêté de regarder Argentine-Tonga au bout de la demi-heure de jeu pour vous écrire. De toute façon, les grosses nations boursouflées du biceps, des pectoraux et de l'égo n'ont que trente minutes dans les jambes et dans la tête tant leurs ressources créatives sont limitées. Le bonus offensif acquis, elles saturent. Et nous aussi.
Mis à part l'intense choc entre la Nouvelle-Zélande et l'Afrique du Sud (23-13) du deuxième jour, et ce tonitruant Irlande-Japon qui a vu le pays hôte lancer enfin son Mondial avec un succès enthousiasmant (19-12) et un style de jeu qui devrait faire florès, cette compétition nous livre, avouons-le, beaucoup trop de surgelé par ailleurs qu'on avale sans fin avec une pointe de wasabi. Et comme si cette orgie de rencontres formatées façon Top 14 avec sa litanie de ballons portés et de pick-and-go, de combinaisons téléphonées et de coups de pieds dans la boîte derrière des rucks statiques, ne suffisait pas voilà que World Rugby, l'instance mondiale sensée protéger l'avenir de ce sport, s'est prend à son maillon le plus exposé et donc le plus sensible : l'arbitrage !
Au bout d'une semaine de compétition, les gros pardessus sont en effet tombés à bras raccourcis sur leurs directeurs de jeu au motif qu'ils ne distribuaient pas assez de cartons rouges,. Sans doute veulent-ils légaliser le rugby à quatorze, voire à treize, ce qui n'est idiot s'ils souhaitent dégager des espaces à ce jeu qui en demande de plus en plus et en offre de moins en moins. Mais ce désaveu choquant fragilise surtout la profession ovale la plus exposée.
C'est un signal inquiétant envoyé d'en haut parce qu'il va ruisseler jusque dans les séries régionales de chez nous. Inquiétant car la recherche d'un bouc-émissaire - et le rugby est une société à part entière - est toujours le signe d'un modèle essoufflé. Et, pour le cas qui nous occupe et nous inquiète, à l'image d'une mêlée en difficulté il indique une éthique fléchissante.