samedi 27 mars 2021
Je vote Dulin
dimanche 21 mars 2021
Du bout des doigts
Rembobinez l'histoire et vous constaterez que le jeu de rugby passe par le centre, cette zone où les attaquants, comme les défenseurs, sont le plus éloignés, celle où s'allongent les passes, où la plus petite fraction de temps peut changer la face d'un match. Celle où s'ouvrent et se referment les intervalles par la grâce d'un geste retardé à dessein, d'une foulée raccourcie comme un leurre, d'un regard qui n'est jamais ni complétement figé ni totalement occupé à précéder la passe.
De Jean Dauger à Gaël Fickou, la lignée des centres créateurs s'inscrit dans une tradition française de haute technicité, palette souvent invisible au profane faite de millimètres et des micro-secondes, de buste et de doigté, de regards et de courses. Samedi soir, au moment où l'horloge sonnait le glas, la ligne de trois-quarts tricolore s'ouvrit au large pour délivrer au finish un modèle d'attaque maîtrisée vers Brice Dulin, mi-arrière mi-ailier. Ainsi s'écrivent à l'essai les légendes.
En casoar et gants blancs, cette dernière offensive rappellera aux pisse-froids que le French Flair, contrairement à ce qu'ils aimeraient nous faire croire, n'est pas une invention de journaliste anglais - Pat Marshall, en l'occurence - en mal de superlatifs mais bien notre culture, travaillée en amont, répétée jusqu'à satiété, préservée tel un joyau dans son écrin de rucks et de ballons portés pour briller quand des abîmes de désolation nous aspirent.
Ce fut le cas lors de cette "finale" avant la lettre, quand quatre arbitrages vidéo défavorables aux attaquants et de trop nombreuses vérifications par l'image cassèrent un tempo superbement enlevé - ce rugby au super que finirait par nous envier l'hémisphère sud -, brisèrent l'élan qui nous portait, et il y a bien longtemps que nous n'avions pas autant vibré. Il faudra vite s'interroger sur la voie que prend l'arbitrage filmé qui ne laisse que peu de champ au directeur de jeu, et surtout pas le choix d'harmoniser une partition écrite par les joueurs, certes, mais qu'il peut néanmoins orchestrer à sa guise.
Trop de vidéo tue l'émotion et la quête effrénée pour plus de vérité nous éloigne à chaque match davantage de l'éthique de cette discipline qu'on appelle "jeu de football pratiqué à Rugby", d'abord discipline de soi, dquand il est question d'accepter l'injustice avec élégance, l'erreur avec recul, l'affront avec dédain et l'agression sans envie de vengeance. A trop vouloir redéfinir le réel à grand renfort de ralentis, on en perd l'âme du jeu, le temps présent, ce ici et maintenant qui nous ramène à notre condition humaine à la fois magnifique et insignifiante, riche de perspectives et confronté à l'absurde.
Cette finale retardée, les Tricolores du capitaine Ollivon la disputeront vendredi soir. Il est doux désormais de la savourer, mais on ne remerciera pas pour autant les écarts Covid du groupe France, même s'ils nous offrent, par l'effet d'un report dont on ne soupçonnait pas sur le moment toute la portée, une conclusion qu'on espère à la hauteur des espoirs entrevus en l'espace d'une action de grâce signée du bout des doigts.
En revanche, il faut dans l'esprit se réjouir de la présence de cinq des onze des titulaires écossais pour ce très attendu baisser de rideau, leurs employeurs anglais n'ayant pas eu les mêmes largesses que leurs homologues du Top 14 qui laissent tous les sélectionnés tricolores à la disposition du XV de France en route vers une victoire finale dans le Tournoi pour peu qu'il multiplie par cent la dernière offensive pour gagner avec vingt-et-un points d'écart et le bonus offensif.
De ces clubs d'élite, il sera question mardi puisqu'ils votent à midi pour élire leur président au sein de la LNR. Petit arrangement entre anciens adversaires, l'ex-Agenais Alain Tingaud s'est retiré de la course au profit du Rochelais Vincent Merling qui n'en demandait pas tant, avec pour seule clause de cession l'assurance qu'il sera élu dans le collège des personnalités qualifiées. Les vieilles combines ont la vie dure, ce qui n'augure rien de bien fameux si ce n'est la victoire sur le fil de l'outsider René Bouscatel, qui s'est invité au dernier moment sur le théâtre des élections.
On ne va pas se quitter ainsi sur tant de gravité après avoir vécu un moment si fort, à faire hurler de rage puis de joie les plus raisonnables d'entre nous. On a beau découper les terrains en large et en long, gloser au sujet des lignes de partage, zoner les espaces, calibrer les lancements, la géométrie du rugby s'efface quelques fois, et c'est heureux, devant le génie. Cette génération bleue en est pétrie et ne s'exprimera jamais aussi bien, à ce niveau de haut engagement, que dans le désordre, quand ce qui lui reste est plus important que ce qu'elle a oublié. On appelle cela un héritage.
dimanche 14 mars 2021
Encore cinq minutes
dimanche 7 mars 2021
Delenda Marcoussis
A l'heure où, sans avoir besoin de solliciter McFly et Carlito, la petite république française des Lettres célèbre le bicentenaire de la naissance de Gustave Flaubert, l'oeuvre de cet ermite aux bacchantes gauloises que ne reniait pas Pierre Michel Bonnot n'a jamais été, effectivement, autant d'actualité. Elogieux au-delà du plus démonstratif des adjectifs, les hommages se succèdent sur la scène littéraire et le groupe France, fleuron du sport français en période de pandémie a, semble-t-il, décidé de sortir de sa bulle pour s'inscrire à ce panégyrique.
De façon aussi subtile que discrète, les échappées belles entre deux séances rendent ainsi honneur à l'auteur de Madame Bovary, apologie de l'adultère où l'on tousse beaucoup sans se cacher la bouche dans le coude. Pour le meilleur et pour le rire, les escapades furtives et les coups de canif dans le contrat de confiance n'ont jamais obstrué les sentiments et, que voulez-vous, à force d'être préparés à Marcoussis, dont les faux airs de séminaire n'échappent à personne, rompre l'ennui devient pour une jeunesse ovale pleine de sève une urgence qui tourne vite à l'obligation sanitaire.
L'inventeur du "style indirect libre" a aussi parfaitement exploré, voire célébré, la sensibilité du "provincial" monté à Paris et, sans en rédiger ici le compte-rendu, vous conviendrez avec moi qu'il y a dans l'élan de la formation tricolore qui étend son jeu jusqu'au bout des lignes un parallèle à faire avec la fresque naturaliste de Flaubert, le romantisme enveloppant les personnages comme il happe lecteurs et téléspectateurs depuis le début de ce Tournoi. On poussera l'analogie dans le gueuloir jusqu'à imaginer que le patient zéro se nomme "Frédéric Moreau"...
De l'Education sentimentale, dont on perçoit les rebonds du fond de l'Essonne, jusqu'à Salammbô qui préfigure, samedi, la prise de Twickenham, en passant par Rome et Dublin, les Tricolores ont mesuré pas à pas et à leur corps défendant la faible distance qui sépare le Capitole de la roche tarpéienne: à peine la portée d'un drop. Après leur deux succès initiaux comme autant de rencontres, sans doute s'attendaient-ils à ce que soit gravé sur leurs cothurnes de bronze : "Aux moules à gaufres d'Ovalie les parties reconnaissantes".
Que ce soit en promenade à Nice ou derrière les grilles de Marcoussis, des échos de libation alimentèrent les colonnes et les chroniques, et Gustave Flaubert en donne lecture : "Le festin devait durer toute la nuit, et des lampadaires à plusieurs branches étaient plantés, comme des arbres, sur les tapis de laine peinte qui enveloppaient les tables basses. Devant des amphores de verre bleu, des grappes de raisin avec leurs feuilles étaient enroulées comme des thyrses à des ceps d'ivoire. De temps à autre, les lyres sonnaient un hymne, ou bien un choeur de voix s'élevait. La rumeur du peuple, continue comme le bruit de la mer, flottait vaguement autour du festin ; le soleil commençait à descendre..."
S'avance donc Twickenham, bâti de marbre numidique, avec ses portes d'airain surmontées d'une rose rouge - je paraphrase Flaubert de mémoire -, ses quatre étages de tribune en terrasses avec de grands escaliers en colimaçon portant aux angles de chaque marche la proue d'une nation vaincue, et ces drapeaux qui claquent au vent saxon comme des flammes oblongues. Twickenham, donc, qu'il faut maintenant faire plier malgré les fatigues revues à travers les vapeurs de l'ivresse.
On sait ce qu'il advint : coincé dans le défilé de la Hache, l'assiégeant fut vaincu, les pieds et les genoux enserrés dans un large filet de défense. Les lions d'Angleterre "reposaient, la poitrine contre le sol et les deux pattes allongées ; d'autres, assis sur leur croupe, regardaient droit devant eux. Ensuite, ils ouvrirent leurs gueules toutes grandes - Eddie Jones, si tu nous lis - et durant quelques minutes, ils poussèrent un long rugissement que les échos de la montage répétèrent."
Samedi, en fin de journée, les lions de Sa Majesté en rage - à défaut d'être en cage, me glisse Jean-Pierre Elissalde - feront-ils festin ? Ou bien alors les personnages de Flaubert, coeurs simples retirés une semaine durant à la campagne, trouveront-ils assez de ressources pour parvenir à brûler Carthage ? La réponse à cette question ovale, mais pas seulement, se niche peut-être, comme ma conclusion, dans la Correspondance de Flaubert : "Quand tout sera mort, avec des brins de moelle de sureau et des débris de pot de chambre, l'imagination rebâtira des mondes."