Parmi les légendes de vestiaires qui alimentent les fantasmes et racontent en creux l'histoire d'une équipe, d'un club ou d'un sport, les tensions biterroises appartiennent à cette Iliade en temps de paix que l'on nomme aussi Championnat de France, qu'il soit à quatre-vingt ou quatorze clubs. Les témoins de cette époque mythique qui vit Béziers se muer en armée cathare rouge et bleue derrière Raoul Barrière dans le rôle de Ménélas et Richard Astre dans celui d'Achille racontent facilement à quel point de solides inimitiés - mais jamais d'indifférence - s'évanouissaient une fois la tunique enfilée, les intérêts individuels faisant alors cause commune.
A l'heure où les mythologies ovales s'évanouissent les unes après les autres, atteintes par la limite d'âge ou ensevelies par l'actualité abondante, l'histoire de Béziers, l'un des trois clubs phares du rugby français avec le FC Lourdes et le Stade Toulousain, nous revient éclairée sous contraste par la bonne affaire Dominici, ce rachat d'un pan de gloire éteinte par un investisseur dont la manne trouve sa source dans les champs de pétrole émiriens.
La fortune ne souriant pas toujours de façon continue, comme Lourdes et Toulouse, Béziers s'inscrit de façon indélébile dans notre saga par le jeu, ce qu'on appelle une empreinte et qui dépasse les titres. Evoquer ce que Béziers apporta de relief au rugby pendant plus de deux décennies, c'est convoquer la guerre des styles et les postures tactico-techniques ; c'est se signer en entrant dans une chapelle dont les saints s'appellent Barthez, Danos, Barrière et Astre dans une liturgie remarquablement dessinée par un enlumineur nommé Pierre Conquet, auteur des Fondamentaux du rugby, bible des convertis à la ligne d'avantage.
Enlevez les présidents-propriétaires-mécènes du Top 14 et de la Pro D2, ainsi que les clubs adossés à de grandes entreprises, que reste-t-il ? Comme le Racing 92, Bordeaux-Bègles, Toulon et les Stade Français avant lui, Béziers troué de déficit va éviter la descente en Fédérale 3 amateur par la grâce d'un nouveau repreneur. Lourdes n'a pas eu cette chance. Quant à Toulouse, son modèle économique indépendant le place pour l'instant, comme La Rochelle, au-dessus des nuages qui s'accumulent partout ailleurs.
L'argent peut tout s'offrir ? Joueurs, entraîneurs, raison sociale, stade, renommée ? Peut-être. Demain les transferts d'internationaux, comme au football, enrichiront les clubs formateurs, les agents, les joueurs eux-mêmes et leurs conseils, constituant ainsi une bourse des ventes, un marché autoalimenté en vase-clos. C'est un Spanghero, Philippe, qui le souhaite et l'annonce, interrogé par mon excellent confrère David Reyrat dans Le Figaro, étonnant renversement des valeurs, preuve s'il en fallait de cette évolution que certains nomment progrès.
Invité par Jean-Paul Jorge à évoquer mon meilleur souvenir de journaliste, m'est spontanément venue à l'esprit la finale de Coupe du monde 1995 à Johannesburg et l'entrée sur la pelouse de l'Ellis Park de Nelson Mandela revêtu du maillot n°6 du capitaine des Springboks, Francois Pienaar. Certaines choses ne s'achètent pas. Elles appartiennent au patrimoine incompressible qu'est notre mémoire individuelle et collective que seuls l'art et le sport peuvent produire.
En inaugurant le square Joseph Navarro lundi à Béziers, les anciennes gloires de ce club ont certainement pensé très fort - et pour certaines la larme au coin de l'œil - à l'ironie du sort, l'iniquité du destin, l'inanité des honneurs, en souvenir de ce Pepito éruptif (cf photo), petit gabarit courageux, sec et souple comme un roseau d'acier, qui débarqua un jour à Sauclières transi et affamé, et que le concierge du stade recueillit après l'avoir trouvé endormi dans le vestiaire. Arrivé d'Espagne et passé gamin par le XIII à Lézignan, il n'avait nulle part ailleurs où aller.
Il est mort en 2011, à 65 ans, presque abandonné, en tout cas miséreux et malade. Trois fois champion de France (1971, 1972, 1974), cet ailier sans peur demeure dans les mémoires comme celui qui offrit en 1975 sa place de titulaire en finale à Claude Casamitjana au motif qu'il avait déjà trois titres de champion de France, que ça lui suffisait amplement et qu'il fallait faire place aux jeunes. C'est de cela dont est tissé le sport en général et le rugby en particulier. Cette étoffe, qui n'est pas celle du maillot mais du cœur, tout l'or du monde ne peut l'acheter.